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Le Japon n’est plus considéré comme l’unique creuset du modèle productif de demain

Le Japon n’est plus considéré comme l’unique creuset du modèle productif de demain Au début des années 1980, les États-Unis et l’Europe découvraient, incrédules, la compétitivité ravageuse des firmes japonaises sur leurs propres marchés. Cette supériorité japonaise fut d’abord attribuée à une automatisation qui aurait été plus avancée. Les entreprises américaines et européennes voulurent retrouver leur suprématie technique, en optant pour des équipements plus automatisés encore, à la fois flexibles et intégrés. Les difficultés productives que leur utilisation engendra amplifièrent la crise au lieu de la surmonter. On en vint alors à des explications « culturalistes ». L’esprit de groupe, le souci du consensus, qui seraient des caractéristiques japonaises, auraient permis une efficacité dans le travail impossible à obtenir ailleurs. Le succès des « transplants japonais »à l’étranger, notamment aux États-Unis, mit à mal cette interprétation. L’explication n’étant ni technique ni « culturelle », on diagnostiqua l’émergence d’un nouveau modèle productif, appelé à prendre la place du « fordisme », devenu inadapté à un marché variable et diversifié. Le « modèle japonais » fut dénommé plus savamment « lean production » ou « production au plus juste » par des chercheurs américains. Ce modèle était censé résoudre la double crise des années 1970 : celle d’une production trop peu diversifiée et adaptée aux demandes d’une clientèle devenue plus exigeante, et celle du travail parcellisé rejeté par les salariés. Le système qui « allait changer le monde » La production en petits lots, la polyvalence des opérateurs, le pilotage de la production par l’« aval » permettaient, selon ce modèle, d’accroître la variété de l’offre. La participation des salariés à l’élimination des défauts et des gaspillages et à la recherche des causes des dysfonctionnements, au sein de « cercles de qualité » ou dans leurs équipes de travail sous l’impulsion d’un « leader », redonnait un sens au travail à la chaîne et offrait la possibilité à chacun d’accroître ses compétences, tout en améliorant continûment la productivité et la qualité des produits. En contrepartie de leur implication, les salariés bénéficiaient de la garantie d’emploi et de carrière. Si les sous-traitants acceptaient les objectifs de réduction de coûts et d’amélioration de la qualité et appliquaient les mêmes méthodes, leur volume de commandes et leur marge bénéficiaire étaient assurés. Dès lors chacun y trouvait son compte : les consommateurs avec des produits moins chers, de meilleure qualité, plus variés et innovants ; les actionnaires avec des bénéfices réguliers ; l’État avec des firmes prospères, compétitives sur le marché mondial, assurant en outre la paix sociale. La « production au plus juste »était le système qui allait « changer le monde » du xxie siècle. Les doutes ont commencé à apparaître avec la crise prolongée du Japon. Le système qui devait changer le monde commençait mal son œuvre. Il n’empêchait pas la crise dans le pays où il était censé régner. L’entrée spectaculaire en 1999 de Renault dans le capital de Nissan, grevé de dettes et accumulant les déficits, fut un coup rude. Que s’est-il passé ? Le système Toyota et le système Honda Il n’y a jamais eu de modèle japonais. La « production au plus juste », qui prétend le théoriser, est une construction intellectuelle édulcorant et amalgamant à tort deux systèmes de production complètement différents et incompatibles : le système Toyota et le système Honda. Ces deux systèmes sont entrés en crise au début des années 1990 (on mit dix ans à s’en apercevoir), au moment même où la lean productionétait célébrée comme le modèle de l’avenir. D’autres entreprises japonaises, notamment Nissan, Mitsubishi et Mazda dans le secteur automobile, n’ont jamais réussi à construire des systèmes cohérents. Enfin, hors du Japon, au moins un autre modèle productif a existé et a été tout aussi performant sur longue période, celui incarné notamment par Volkswagen depuis la crise de 1974. Toyota avait été amené dans les années 1950 à mettre en œuvre une stratégie de profit consistant à réduire en permanence les coûts à volume constant, ne pouvant à l’époque compter sur les économies d’échelle en l’absence d’une demande suffisante. Son originalité a été de continuer dans cette voie, après et malgré le décollage de la demande intervenu dans les années 1960. Il garantissait l’emploi à ses salariés, sous réserve qu’ils réduisent eux-mêmes mois après mois au sein de leur équipe de travail les temps attribués pour effectuer les opérations qu’ils avaient en charge, en appliquant notamment les principes du « juste à temps », et qu’ils acceptent un système d’horaire les contraignant à faire des heures supplémentaires immédiatement après les heures légales de travail journalier. Toyota dut toutefois, pour obtenir les résultats escomptés, faire dépendre le montant du salaire mensuel et la promotion de la réalisation des objectifs fixés. Il suscita simultanément de nombreux sous-traitants, qui lui faisaient alors défaut, en aidant des cadres à créer leur entreprise et en leur assurant un volume de travail, sous réserve de s’engager sur des objectifs de coût et de qualité. Honda suivit une tout autre voie. Tard venu à la construction automobile, il se fit une place entre les deux grands, Toyota et Nissan, en lançant des véhicules innovants, répondant aux attentes de catégories nouvelles d’acheteurs, et en étant capable de répondre immédiatement et massivement à la demande lorsque celle-ci confirmait les anticipations faites. Il mit en place pour ce faire un système de conception original capable d’innovations commercialement utiles et un système de production très réactif pour faire face au moindre coût aux succès comme aux échecs. Il y parvint à travers un système de recrutement, de salaire et de promotion fondé sur l’expertise, l’initiative et l’intérêt individuels à l’opposé de l’esprit du système Toyota. L’enjeu du compromis de gouvernement d’entreprise Mais tout système productif a ses limites. Toyota et Honda rencontrèrent les leurs début 1990. L’explosion de la demande automobile au Japon et dans d’autres pays, durant la période dite de la « bulle spéculative », dans la seconde moitié des années 1980, obligea le premier à recruter massivement et le second à répondre à des demandes nouvelles, aussi brutales qu’inattendues. Sur un marché du travail tendu, Toyota ne trouva pas la main-d’oeuvre jeune qui lui était nécessaire, celle-ci se détournant d’un travail jugé trop dur et peu valorisant. À défaut il eut recours systématiquement et continûment aux heures supplémentaires, provoquant finalement la réaction des salariés et du petit encadrement, au point d’être contraint de changer profondément son système de production. Honda a, quant à lui, confondu les demandes des individus brutalement enrichis lors de la bulle spéculative avec des tendances durables. Elles s’évanouirent avec l’éclatement de la « bulle ». La leçon de l’histoire est qu’il n’y a pas de « one best way ». Les dirigeants, comme les salariés, ne sont pas contraints de se soumettre à un système unique censéêtre la condition de la survie de leur entreprise. Tout laisse à penser qu’il y a deux conditions à la performance des entreprises dans un système capitaliste : une stratégie de profit pertinente par rapport à la structure de la demande, c’est-à-dire au mode de croissance et de distribution du revenu national, et un « compromis de gouvernement de l’entreprise » entre ses principaux acteurs pour mettre en œuvre des moyens cohérents avec cette stratégie et acceptables par tous. Michel

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