Le gouvernement représentatif ne paraît plus suffisant pour répondre à l’exigence démocratique
Le gouvernement représentatif ne paraît plus suffisant pour répondre à l’exigence démocratique
La construction des États-nations s’est traduite à partir de la fin du xviiie siècle par une nouvelle formulation du lien politique et l’inflexion des modes de construction du pouvoir. L’affirmation du principe démocratique a conduit àériger la collectivité des citoyens en source de tout pouvoir : il n’y a d’autorité légitime que celle qui émane du peuple, et il n’y a de contrainte acceptable que celle qui s’appuie sur son consentement. Ce principe démocratique sera toutefois canalisé par la logique représentative qui implique certaines modalités d’aménagement du pouvoir : le peuple n’a pas la responsabilité directe de la gestion des affaires publiques ; ce sont les représentants élus par lui qui sont chargés d’agir et de décider en son nom. À la différence de la démocratie antique, fondée sur la participation directe de chaque citoyen à la gestion de la « chose publique », la démocratie moderne a été conçue comme une démocratie « gouvernée », dans laquelle le pouvoir effectif est exercé par des représentants. Certes, ces représentants sont élus par l’ensemble des citoyens, dans le cadre d’une compétition organisée, et ils restent placés sous le contrôle permanent de l’« opinion publique ». Néanmoins, la démocratie représentative implique bel et bien que les citoyens se trouvent dépossédés de l’exercice effectif du pouvoir au profit de gouvernants, dont l’élection est censée garantir la légitimité.
Le triomphe apparent de la démocratie libérale
Les années 1990 ont apparemment marqué le triomphe de cette conception, compte tenu de l’effondrement des modèles alternatifs de démocratie « populaire », dominant dans les pays socialistes, et de démocratie « authentique », avancé dans les pays en développement. La sortie du totalitarisme et de l’autoritarisme que recouvraient en réalité ces deux modèles s’est effectuée par la transposition des mécanismes de la démocratie libérale, qui semble être devenue le seul régime politique légitime et qui bénéficie d’un consensus général [voir « Les progrès du multipartisme cachent la persistance du manque de démocratie »].
Cependant, alors même que le modèle libéral a connu et connaît une spectaculaire diffusion à l’Est et au Sud, il est entré en crise à l’Ouest. Cette crise comporte de multiples facettes étroitement liées : crise de la représentation, exprimée par le discrédit affectant une « classe politique » stigmatisée par de multiples scandales ou affaires, crise de la participation, marquée par la montée de l’abstentionnisme et le désinvestissement dans les partis politiques, crise du lien social et politique, illustrée par le repli sur la sphère privée, la perte des références collectives, l’approfondissement des clivages sociaux. Cette crise ne relève pas seulement du discours et des croyances. Elle débouche sur une inflexion en profondeur des mécanismes de la démocratie représentative : il s’agit à la fois de limiter l’omnipotence des représentants et de dépasser la logique de la représentation par l’activation des mécanismes démocratiques.
Encadrer le pouvoir des représentants
L’accent mis aujourd’hui dans les pays du Nord - mais aussi, de plus en plus, au Sud et à l’Est - sur le thème de l’État de droit traduit un souci d’encadrement du pouvoir des représentants. L’État de droit implique en effet que la liberté de décision des organes de l’État est, à tous les niveaux, encadrée par l’existence de normes juridiques, dont le respect est garanti par l’intervention d’un juge. Il postule que les élus ne disposent plus d’une autorité sans partage mais que leur pouvoir est par essence limité. Ce faisant, l’État de droit paraît relever d’une conception plus authentique de la démocratie, en excluant toute confusion entre celle-ci et le système représentatif. En contrôlant la conformité à la Constitution des lois adoptées par les représentants, le juge constitutionnel ne ferait, en fin de compte, que garantir la souveraineté constituante du peuple, qui est au principe même de la démocratie. De même, en traquant les pratiques de corruption politique, les magistrats ne feraient que soumettre les élus au respect des lois qu’ils ont eux-mêmes adoptées.
Le nouveau rôle joué par le juge n’est pourtant pas sans incidence sur la logique démocratique. Il relativise la légitimité résultant de l’élection en mettant l’accent sur la prééminence du droit. Cette évolution favorise du même coup la montée en puissance du pouvoir judiciaire que l’on observe aujourd’hui. Le juge apparaît comme le garant de certaines valeurs fondamentales, qui doivent être mises hors de portée des élus, et comme le défenseur des droits des citoyens contre la volonté capricieuse des gouvernants.
Cette conception nouvelle de la démocratie prend également d’autres formes : recours à des experts, pour éclairer le sens des choix, appel à des sages, pour énoncer des solutions praticables et rechercher les voies d’un consensus, mise en place d’instances de régulation indépendantes, pour assurer une meilleure protection des libertés et arbitrer entre les intérêts en présence. Tous ces mécanismes illustrent à la fois la promotion, à côté des élus, de nouveaux acteurs de la démocratie, s’appuyant sur d’autres principes de légitimité que l’élection.
Vers une démocratie « délibérative »
Le gouvernement représentatif ne paraît plus quant à lui suffisant pour répondre à l’exigence démocratique. Il aboutit à cantonner les droits politiques des citoyens à la simple désignation de représentants. Or, la crise de la représentation a montré que cette conception était désormais caduque. L’idéal démocratique suppose que les citoyens disposent d’une emprise sur les choix collectifs, et la citoyenneté tend à devenir une citoyenneté active, incompatible avec toute idée de dépossession. Le développement, dans tous les pays et à tous les niveaux (national et local), de la technique référendaire s’inscrit dans cette perspective. Aménagée sous des formes très diverses, l’expression populaire directe est perçue comme indispensable pour remédier à la crise de la représentation. La démocratie représentative est ainsi complétée par des éléments de démocratie semi-directe, destinés à en corriger les abus et à combler la distance qui s’est creusée entre gouvernants et gouvernés.
La pratique référendaire relève elle-même d’une problématique plus générale visant à assurer une présence plus active des citoyens dans les processus politiques, dans le cadre de ce qu’on peut appeler une « démocratie continue ». Il ne s’agit plus seulement d’associer les groupes d’intérêt organisés à l’élaboration des politiques, mais également de solliciter la participation du public, dans le cadre de procédures d’enquête publique voire de « conférences de citoyens ». Le développement du militantisme associatif atteste par ailleurs le rôle croissant de nouvelles formes d’engagement par lesquelles les citoyens cherchent à avoir prise sur les décisions. Ces changements témoigneraient, selon Jürgen Habermas, de la promotion d’un modèle de « politique délibérative », fondé sur la communication, la discussion, la négociation. On retrouverait par là les fondements mêmes de la logique démocratique, qui implique la confrontation permanente des opinions, par les procédures instituées à cet effet ; les décisions deviennent l’aboutissement de processus complexes au cours desquels de multiples points de vue sont appelés à s’exprimer.
À travers cette démocratie participative et continue tendrait à se construire un nouveau lien civique, reposant sur une plus forte implication des individus dans les choix collectifs.
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