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Le devoir (fiche de révision)

• Si le thème du devoir ne suscite en lui-même que peu de sujets de baccalauréat, cependant le candidat ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'obligation kantienne, nerf de la théorie morale qui fait, elle, l'objet de nombreux sujets d'examen. Le thème central de cette fiche est le suivant : le devoir est obéissance à une loi morale universelle que nous construisons nous-mêmes. Devoir et autonomie de la volonté sont indissociables (Kant). • Distinguez bien obligation morale (libre) et nécessité (à laquelle je ne puis me soustraire) [§ 1]. • Kant a souligné, en une analyse classique et fondamentale, le caractère a priori du devoir (§ 2) et sa dimension catégorique, et non point hypothétique (§ 3). Trois formules du devoir sont énoncées par Kant, correspondant à l'universalisation de la maxime (§ 4), au respect de la personne (§ 5) et à l'autonomie de la volonté (§ 6). • Nietzsche a vivement réagi contre l'universalisation kantienne, qui répudie le concret et l'unique du champ de la morale (§ 7). • Bergson critique, lui aussi, un impératif catégorique universel qui se ramène, selon lui, à une consigne militaire (§ 8). • Mais Nietzsche et Bergson n'ont fait que caricaturer la théorie kantienne (conclusion).

I - Obligation et nécessité

Le «tu dois» représente une des expériences fondamentales de la conscience morale. Nous nous sentons - parfois - tenus de faire notre devoir. Qu'y a-t-il donc dans ce mot de devoir? Nous le définirons provisoirement comme l'obligation morale considérée en elle-même. Cette obligation est distincte de la stricte nécessité, car ce qui est obligatoire peut être fait ou ne pas l'être, alors que je ne puis en aucun cas me soustraire à ce qui est nécessaire. L'obligation morale et le devoir sont libres ; au contraire, devant un théorème de mathématique, ma volonté s'incline nécessairement. Quelle est l'origine de l'obligation et du devoir? Avec Kant, le philosophe par excellence de l'impératif et du devoir, nous allons tenter de répondre à cette question. «DEVOIR ! Nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission... quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige?» (Kant, Critique de la raison pratique)

II - Le concept de devoir est a priori

Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), Kant établit que le devoir, loin de nous être apporté par l'expérience, est un idéal de la raison pure et une valeur a priori. En effet, l'expérience en tant que telle ne nous fournit jamais de normes universelles et nécessaires. Or, le devoir commande absolument. Cette exigence ne découle pas de l'empirie. Si nous voulions fonder la moralité sur les faits, elle serait rapidement ruinée. Le devoir, loin d'être une réalité, représente une norme de la raison, valable pour tous les êtres raisonnables. Peut-être même, remarque Kant, n'y eut-il jamais dans le monde un seul exemple d'acte moral réalisé par pur devoir. Le spectacle de l'expérience humaine nous fait découvrir universellement le rôle et la place de l'amour-propre, derrière nos actes les plus désintéressés et les plus vertueux en apparence.

« Il suffit d'être un observateur de sang-froid, qui ne prend pas immédiatement pour le bien même le vif désir de voir le bien réalisé, pour qu'à certains moments on doute que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde. Et alors il n'y a rien pour nous préserver de la chute complète de nos idées du devoir, pour conserver dans l'âme un respect bien fondé de la loi qui le prescrit, si ce n'est la claire conviction que, lors même qu'il n'y aurait jamais eu d'actions qui fussent dérivées de ces sources pures, il ne s'agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou cela a lieu, mais que la raison commande par elle-même, et indépendamment de tous les faits donnés, ce qui doit avoir lieu. » (Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs).

Prolongement: Loi morale et mauvaise conscience

III - L'impératif catégorique et l'impératif hypothétique (Prolongement: L'impératif catégorique)

Le pur devoir a priori commande catégoriquement. Il faut, en effet, distinguer l'impératif catégorique - qui seul est proprement moral - de l'impératif hypothétique, qui nous représente une action comme nécessaire pour parvenir à une certaine fin. Tels sont les impératifs de l'habileté ou de la prudence. Alors que l'impératif hypothétique nous dit «faites ceci, si vous voulez obtenir cela» (si vis pacem, para bellum, par exemple), l'impératif moral n'exprime nullement la nécessité pratique d'une action comme moyen d'obtenir autre chose, mais il commande inconditionnellement : «Faites ceci». Il rattache sans conditions la volonté à la loi. La règle du devoir est catégorique : fais le devoir sans conditions. Il n'y a que l'impératif catégorique qui soit la loi de la moralité.

«...Tous les .impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible qu'on veuille). L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement. » (Kant, op. cit.)

IV - Universaliser la maxime de notre action (première formule)

En quoi consiste l'impératif catégorique? Kant nous le présente sous trois formes, que nous allons énoncer successivement. Mais cette triple formulation ne représente rien de concret. En fait, il s'agit uniquement d'obéir à la loi morale universelle, de respecter la pure forme de la raison. La première formule du devoir obéit à l'exigence d'universalisation. Au moment de l'action, il faut toujours se demander : et si tous en faisaient autant? Il n'est pas d'autre critère possible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le suicide dans une situation difficile est-il impossible, car je ne puis universaliser sans contradictions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait en contradiction avec elle-même. Voici donc cette première formule «Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » (Kant, op. cit.)

V - Le respect de la personne (seconde formule)

Ce que Kant examine dans la seconde maxime, c'est la personne. En effet, la morale est fondée sur le respect de la raison. Or celui-ci entraîne le respect de l'homme conçu comme être raisonnable. Par conséquent, l'être humain possède seul une valeur absolue, il représente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur conditionnelle, mais l'homme a une valeur inconditionnelle : c'est une personne, une fin en soi. Voici donc la seconde formule de l'impératif: «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » (Kant, op. cit.)

L'homme est une personne, un sujet moral responsable et possédant une dignité, une valeur absolue. Contrairement aux choses qui ont une valeur relative et qui peuvent être utilisées comme simple moyen, l'homme constitue une fin en soi. Seul un être, ayant conscience d'être un et identique par-delà la multiplicité des états de conscience internes et des expériences vécues, peut être un sujet ayant des droits et des devoirs. La personne désigne l'individu humain comme singulier universel. Tout homme peut dire « je », c'est-à-dire totaliser le divers, et doit reconnaître tous les autres qui peuvent dire « je ». La personne est ainsi une catégorie juridique : un sujet reconnu par le droit comme acteur libre et responsable. Elle est aussi une catégorie morale : un sujet ayant des devoirs de vertu, en particulier celui de travailler au bonheur de ses semblables ou tout au moins de se donner comme fin à ses actions le respect de l'humanité en sa personne et en celle d'autrui.

VI - L'autonomie (troisième formule)

La troisième formule de l'impératif catégorique souligne l'autonomie de la volonté. Si l'être raisonnable est une fin en soi, il en résulte qu'il ne peut être soumis à la loi morale, mais qu'il doit au contraire en être l'auteur. En somme, l'être humain ne peut recevoir la loi morale de manière purement externe. Il se l'impose à lui-même. C'est le principe de l'autonomie de la volonté. La volonté est autonome : elle obéit à une loi morale qu'elle fonde. Avec l'autonomie de la volonté, nous saisissons l'origine du devoir c'est la personnalité de l'être raisonnable, auteur de la loi morale. A cette étape de sa morale, Kant peut donc affirmer: «De là résulte maintenant le troisième principe pratique de la volonté, comme condition suprême de son accord avec la raison pratique universelle, à savoir l'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.» (Kant, op. cit.)

LA MORALE DE KANT
Kant, comme tous les grands penseurs du «siècle des lumières », est un humaniste. Il ne saurait admettre que la morale se réduise à l’obéissance à un principe extérieur à la personne humaine, que ce principe soit un Dieu transcendant qui nous donnerait des ordres sans les justifier ou qu’il soit un État autoritaire qui opprimerait ses sujets sous prétexte de les diriger. La morale kantienne exclut l’idée que nous puissions être régis par un autre que nous-même. Elle exclut l’hétéronomie. C’est la personne humaine elle-même qui est la mesure et la source du devoir. L’homme est le créateur des valeurs morales, il dirige lui-même sa conduite sans quoi l’agent moral n’agirait pas mais serait agi. Telle est l’exigence kantienne d’autonomie. Mais Kant n’est pas seulement un philosophe humaniste du XVIIIe siècle. Il est aussi le fils d’une mère piétiste (le piétisme est un luthéranisme fervent et très austère). Élevé dans l’idée que la nature humaine est corrompue par le péché, Kant se méfie des passions, de la sensibilité, des tendances spontanées. La morale du sentiment telle qu’il l’a découverte chez les moralistes anglais de son époque et chez Rousseau l’inquiète. La morale de l’intérêt lui eût fait horreur. D’un mot, s’il se refuse à fonder les valeurs sur un principe extérieur à la personne humaine, il ne veut pas davantage les subordonner à la nature, aux tendances, à la sensibilité. Le principe du devoir sera pour Kant la pure raison. Comme chez Rousseau (qu’il a lu attentivement), c’est la conscience qui sera pour Kant la source des valeurs. Mais il ne s’agit plus d’une conscience instinctive et sentimentale, la conscience morale selon Kant n’est rien d’autre que la raison elle-même. 1° LE FORMALISME DE KANT Le bien pour Kant n’est jamais un objet. Ni la santé, ni la richesse, ni l’intelligence ne sont indiscutablement des biens car tout dépend de l’usage bon ou mauvais que je déciderai d’en faire. Une seule chose est bonne inconditionnellement (toutes les consciences sincères l’accordent), c’est la bonne volonté, autrement dit l’intention morale. Voici deux commerçants qui ont établi un prix fixe, le même pour tout le monde si bien qu’un enfant achète chez eux à tout aussi bon compte que n’importe qui. Ces deux commerçants agissent identiquement. La matière de leur acte est la même. Mais la forme de l’acte peut différer. L’un d’eux par exemple n’agit conformément au devoir que par intérêt pour conserver une nombreuse clientèle. L’autre ne se contente pas d’agir conformément au devoir, il agit par pur respect pour la loi morale. C’est ce dernier seul qui agit moralement, c’est-à-dire dans une bonne intention. Pour Kant le contenu matériel de l’acte n’est pas ce qui détermine le jugement moral. Ainsi «ce qui fait que la bonne volonté est telle ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès». Il n’y a que l’intention qui compte, et alors même que la bonne intention «dans son plus grand effort n’aboutirait à rien, elle n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière». 2° LE RIGORISME DE L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE A partir de là nous comprenons qu’un impératif hypothétique (celui qui est soumis à une condition) n’est pas un impératif moral (par exemple : ne vole pas si tu ne veux pas aller en prison). L’impératif moral est toujours catégorique, c’est-à-dire sans condition (ne mens pas, aime ton prochain comme toi-même !) Par là l’impératif catégorique est universel et ne saurait changer avec les circonstances. Il reste à se demander comment il se fait que la conscience morale qui se confond avec notre raison s’exprime sous la forme d’un impératif, d’un ordre brutal. C’est que l’homme n’est pas seulement un être raisonnable. II est un être de chair. Il a une sensibilité, des tendances, des passions ; sa nature sensible n’est pas toujours disposée à suivre les indications de la raison. Si la raison parle sous la forme sévère du devoir, c’est parce qu’il faut imposer silence à notre nature charnelle, parce qu’il faut au prix d’un effort plier l’humaine volonté à la loi du devoir. Ainsi l’obligation, tout en prenant sa source à l’intérieur de notre conscience, n’en est pas moins transcendante à l’égard de notre nature. Le domaine de la morale n’est donc plus celui de la nature (soumission animale aux instincts) mais n’est pas encore celui de la sainteté (où la nature transfigurée par la grâce éprouverait un attrait instinctif et irrésistible pour les valeurs morales). Le mérite moral se mesure précisément à l’effort que nous faisons pour soumettre notre nature aux exigences du devoir. Il faut bien comprendre la signification philosophique de ce rigorisme. Kant ne nous dit pas que l’honnête homme est exclusivement celui qui fait son devoir douloureusement, péniblement et par contrainte. Il plaint même celui qui fait son devoir sans joie et seulement comme une corvée. Il admet, au point de vue pédagogique, que pour conduire un esprit corrompu dans la voie du bien moral on puisse avoir besoin de lui représenter son avantage personnel, de l’effrayer par la crainte d’un dommage ou d’éveiller en lui des sentiments généreux. Mais au point de vue philosophique il maintient que c’est la pure maxime de la raison qui est le fondement de la morale. Tant mieux, après tout, si l’honnête homme fait son devoir avec plaisir, mais il importe de souligner que ce n’est pas la recherche de ce plaisir qui qualifie son acte comme comportement moral. Ce n’est pas le plaisir pris comme but qui fonde l’action morale de l’honnête homme. 3° LE LOGICISME DE KANT L’action morale est pour Kant celle qui n’a d’autre souci que de respecter la forme même de la raison. Et nos devoirs peuvent se déduire a priori de la structure formelle de la raison. Ainsi la morale apparaît rigoureusement comme une logique de l’action. a) Le premier principe de la raison est d’éviter la contradiction. D’où la première maxime de l’impératif catégorique : «Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle». Avant d’agir nous sommes tenus de nous demander : «Et si tout le monde en faisait autant?» afin d’examiner si la maxime de notre action ne se détruit pas elle-même du fait d’une contradiction interne. Ainsi je ne puis me proposer pour maxime de ne pas restituer le dépôt qu’on m’a confié, ou de voler, ou de mentir. Car de tels préceptes ne sauraient être universalisés sans contradiction. b) Le respect dû à la raison s’étend évidemment au sujet raisonnable, c’est-à-dire à la personne humaine. II faut faire à Kant une place d’honneur à l’origine du courant personnaliste, d’abord parce qu’il insiste sur l’autonomie de la personne humaine qui ne relève que d’elle-même, ensuite parce qu’il exige le respect de la personne humaine. La personne raisonnable n’est pas seulement la source des valeurs, elle est aussi la valeur par excellence. D’où la seconde maxime : «Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité en toi et chez les autres comme une fin et jamais comme un moyen» (à partir de cette maxime on condamnera aisément l’esclavage et plus généralement toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme). c) La troisième maxime souligne l’importance de l’autonomie morale : je suis soumis à une loi dont je suis moi-même le législateur et tous les hommes, sujets raisonnables, se trouvent soumis à la même loi. «Agis toujours de telle sorte que tu considères ta volonté raisonnable comme instituant une législation universelle.» La société idéale apparaît alors comme une république d’hommes libres dont l’harmonie résulte de ce que chacun pose pour lui-même ainsi que pour les autres des règles universellement valables. Dans cette société démocratique le subordonné obéira au chef sans renier l’autonomie de la conscience parce que ce que son chef lui commande est ce que sa propre raison (qui est la raison universelle) lui dicte. Lui-même s’il était chef donnerait donc exactement les mêmes ordres. Ceci éclaire l’idée chère à Rousseau de volonté générale. La volonté générale n’est plus ici le caprice contingent d’une majorité électorale, mais l’expression pure et simple des exigences de la raison universelle. Dès lors le chef n’est plus de droit divin et s’il est un tyran qui trahit les exigences de la raison, le peuple a le droit, mieux le devoir, de lui demander de renoncer à son poste. Cette théorie kantienne de l’obligation en impose par son caractère systématique. Elle appelle pourtant bien des réserves. Et tout d’abord on peut indiquer l’insuffisance de son formalisme. Accordons à Kant que la bonne intention est la condition nécessaire de la valeur morale d’un acte. Elle n’est pas une condition suffisante. Certes Kant ne confond pas l’intention morale avec un simple voeu, la bonne intention dont il parle est évidemment celle qui a le courage et la volonté de s’incarner dans un acte. Mais précisément on peut se demander si l’acte moral doit être uniquement apprécié par rapport à l’intention qui l’inspire. Beaucoup d’hommes en effet ressemblent à l’ours de la fable qui lance un gros pavé sur le visage de son maître endormi dans l’excellente intention de le délivrer d’une mouche importune ! Les grands inquisiteurs torturaient l’hérétique dans l’intention de le convertir et de lui épargner les tourments infinis de l’enfer. Des parents pleins de bonne volonté peuvent dans l’excellente intention de surveiller leurs enfants, de leur éviter des expériences pénibles, de les protéger des dangers de la vie, en faire des inadaptés et des timides incurables. Dira-t-on que de tels actes sont moralement parfaits sous prétexte que la bonne volonté de leurs auteurs est certaine, sous prétexte que leur âme est pure ? Il faudrait, pour suivre Kant dans cette voie, accepter le principe d’une morale mystique, qui se soucierait exclusivement de la pureté des consciences, et serait indifférente à la matière même des oeuvres. En fait nous sentons bien que nous avons le devoir d’augmenter la quantité du bien dans le monde, de travailler au bonheur humain, d’aider le prochain à s’épanouir pleinement. Nous ne pouvons nous contenter d’une morale formelle car il faut agir concrètement, il faut incarner les valeurs dans le monde. L’acte authentiquement moral n’est pas seulement l’acte bien intentionné mais aussi l’acte efficace; il suppose donc l’intelligence et la réflexion, l’adaptation de mon intention aux circonstances concrètes. «La qualité des âmes, dit Brunschvicg, ne dispense pas de la qualité des idéesHegel a montré que le culte kantien de la «belle âme» dissimule un secret égoïsme. Lorsque Kant nous interdit de mentir quelles que soient les circonstances, et même pour sauver un innocent — l’essentiel étant de respecter la règle de sincérité quelles que soient les conséquences matérielles de notre attitude — il faut reconnaître qu’il simplifie très confortablement le travail de l’agent moral, lui épargne toute recherche, toute angoisse, toute réflexion, lui évite de se poser le problème des «conflits de devoirs », lui assure une sécurité intérieure à bon compte. Dès lors l’intention risque d’être un refuge — sinon un alibi — comme dans la morale de l’enfant qui s’évite des reproches en assurant qu’il n’a pas fait le mal «exprès ». Pascal avait sévèrement critiqué dans sa septième Provinciale les directeurs de conscience qui assuraient qu’il suffit de valoriser l’intention pour justifier l’acte (par exemple vous pouvez tuer votre adversaire en duel à condition que ce soit pour défendre votre honneur et pas dans l’intention de commettre un meurtre gratuit ou encore dira, un siècle après Pascal, saint Alphonse de Ligori, vous pouvez refuser l’aumône au mendiant du carrefour à condition que ce soit dans l’intention de l’inciter au travail et non pas dans l’intention de le faire mourir de faim). Pascal disait de tels moralistes qu’ils «contentent le monde en permettant les actions et satisfont l’Évangile en purifiant les intentions ». Toute morale est un art de vivre et la morale de Kant est trop loin de la vie. Il va jusqu’à dire — pour donner à son éthique plus d’autorité — que les règles de sa morale vaudraient pour toute créature raisonnable et pas seulement pour les hommes ! Une telle indifférence à la nature humaine réelle n’est certes pas pour la morale de Kant une garantie d’efficacité. Lui-même ne reconnaît-il pas que depuis le commencement du monde aucun homme peut-être n’a déterminé ses actes suivant une maxime purement rationnelle ? Une morale aussi indifférente à la possibilité concrète de son incarnation peut donc sembler insuffisante. C’est en ce sens que Péguy notait : «Kant a les mains pures mais il n’a pas de mains.» D’autre part, malgré son souci de l’autonomie, Kant introduit à l’intérieur même de l’homme une transcendance brutale. L’être de chair semble radicalement coupé de la personne raisonnable. Pourquoi dans ces conditions la nature humaine est-elle susceptible d’obéir à la raison ? Kant est donc conduit à reconnaître l’existence d’un mobile moral, le sentiment du respect, qui humilie notre égoïsme mais nous exalte dans l’accomplissement de la loi morale. Sans doute le respect n’est pas un sentiment qui émane directement de notre nature charnelle. Si le respect était un sentiment antérieur à la loi morale, extérieur à elle, il ne serait pas — dans la perspective du rigorisme kantien — un sentiment moral. Kant estime donc que c’est la loi morale elle-même qui produit le sentiment de respect dans notre âme. Il n’en reste pas moins que si notre nature est capable d’éprouver un tel sentiment, c’est qu’elle n’est pas aussi radicalement coupée des valeurs morales que le rigorisme kantien semblait le supposer. A ce niveau on ne peut donc s’empêcher d’admettre que la froide morale de la Loi, de l’obligation stricte s’efface devant la morale de l’Amour.

VII - Nietzsche, critique de Kant (Prolongement: La mauvaise conscience ou la conscience mauvaise)

La théorie kantienne de l'obligation paraît définir le noyau de la théorie morale. En mettant l'accent sur la personne, en soulignant l'autonomie de la volonté, Kant a fondé la conception moderne des valeurs et montré que l'homme est toujours une fin en lui-même. Si ce respect n'est pas vraiment réalisé au niveau de la vie courante et de l'expérience concrète, néanmoins, il représente l'idéal de toute moralité. Ne pourrait-on toutefois reprocher à Kant d'avoir méconnu l'aspect unique de l'intention morale? Telle est la critique de Nietzsche, qui a vivement réagi contre la notion d'un impératif catégorique, valable en tous lieux et en tous temps. A la limite, affirme Nietzsche, il n'y a dans une telle conception qu'égoïsme et abstraction. Elle évacue la personne concrète du champ de l'action.

«Et maintenant, mon ami, ne venez pas me parler de l'impératif catégorique!... C'est un mot qui me chatouille l'oreille... C'est égoïsme... que de considérer son jugement comme une loi générale; et c'est un égoïsme aveugle, petit, mesquin, parce qu'il révèle que vous ne, vous êtes pas encore découvert vous-même, que vous ne vous êtes pas encore forgé un idéal qui vous soit personnel, et très strictement personnel... Qui juge encore : « dans tel cas, tout le monde devrait agir ainsi, n'a pas encore fait trois pas dans la connaissance de soi-même; sans quoi il n'ignorerait pas qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y avoir d'acte semblable, que tout acte qui a été fait le fut d'une façon unique et non reproductible. » (Nietzsche, Le Gai Savoir)

VIII - Bergson : l'impératif est une consigne militaire

Bergson est tout aussi sévère que Nietzsche et la critique de ces deux philosophes d'inspiration si différente converge ici. Le devoir, généralement d'essence sociale, ne correspond guère à une exigence de la raison. Il faut en effet se représenter l'habitude comme pesant étroitement sur la volonté. Le devoir, dans ces conditions, s'accomplit presque toujours automatiquement. Représentons-nous chaque obligation traînant derrière elle la masse des autres. Nous avons alors le tout du devoir pour une conscience morale élémentaire. Mais que s'éveille la réflexion suffisamment pour que l'obligation puisse se formuler, et nous aurons alors le modèle même de l'impératif catégorique. Il est de nature somnambulique et se ramène à la consigne militaire:

«Pensons... à une fourmi que traverserait une lueur de réflexion et qui jugerait alors qu'elle a bien tort de travailler sans relâche pour les autres. Ses velléités de paresse ne dureraient d'ailleurs que quelques instants, le temps que brillerait l'éclair d'intelligence. Au dernier de ces instants, alors que l'instinct, reprenant le dessus, la ramènerait de vive force à sa tâche, l'intelligence que va résorber l'instinct dirait en guise d'adieu : il faut parce qu'il faut. »(Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)

Conclusion

La double critique de Nietzsche et de Bergson, sans être psychologiquement fausse, semble caricaturale. Si Kant n'a évidemment pas envisagé le devoir et la personne dans ce qu'ils ont de plus concret et de plus individuel, néanmoins il a montré dans la liberté la source de l'obligation, il a fondé ainsi la théorie moderne des valeurs.

SUJET DE BACCALAURÉAT

- Dégagez l'intérêt philosophique du texte suivant

«Être bienfaisant quand on le peut est un devoir, et, de plus, il y a certaines âmes si portées à la sympathie que, même sans un autre motif de vanité ou d'intérêt, elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d'elles, et qu'elles peuvent jouir du contentement d'autrui en tant qu'il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu'elle soit, n'a cependant pas de valeur morale véritable, qu'elle va de pair avec d'autres inclinations, avec l'ambition par exemple qui, lorsqu'elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l'intérêt public et le devoir, sur ce qui, par conséquent, est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect; car il manque à la maxime la valeur morale, c'est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l'âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d'autrui, qu'il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d'autres malheureux, mais qu'il ne soit pas touché par l'infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu'aucune inclination ne l'y pousse plus, il s'arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle et qu'il agisse, sans que ce soit sous l'influence d'une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale. » (Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs)

- Comment déterminer la gravité d'une faute? - Vivre selon des principes : est-ce une obligation morale ou une condition du bonheur?

 

Lorsque nous hésitons entre deux partis possibles, nous ne nous demandons pas ce que notre nature nous porte à faire, mais ce que nous devons faire.

I. ANALYSE DE LA NOTION

- A - Idées d'obligation - Devoir et liberté. L'idée de devoir implique celle d'obligation-mais l'obligation morale est d'un tout autre ordre que la nécessité physique car elle suppose la liberté: «Tu dois, donc tu peux» (Kant). Je ne me sentirais pas obligé si je ne me sentais pas libre. C'est dire que le devoir est de l'esprit et non de la nature. Se soustraire à l'obligation morale, faillir à son devoir, c'est céder à la nature: «Être vaincu en soi-même par soi-même animal, c'est la faute» (Alain). On peut donc dire avec Schopenhauer que «le devoir, c'est ce qui est contraire à la nature» ; le devoir, en effet, implique toujours effort et contrainte et c'est pourquoi on ne peut parler des devoirs de Dieu ni de sa vertu. Mais comme cette contrainte est celle qu'exerce l'esprit sur le corps, on voit que c'est en faisant son devoir que l'homme affirme le mieux sa liberté, qui est autonomie. Et la conscience nous instruit infailliblement de nos fautes parce qu'elles sont des faiblesses.

- B - Idée de fin en soi - Devoir et intention. L'idée de devoir est liée à l'idée de bonne volonté, c'est-à-dire à l'idée d'une action que nous devons accomplir pour elle-même, indépendamment de toute considération eudémoniste ou utilitaire. « Fais ce que dois, advienne que pourra», telle est la formule générale du devoir. Il faut donc distinguer avec Kant la simple légalité de la moralité proprement dite: un acte qui est conforme au devoir est légal mais non moral, si ce n'est pus le seul souci de faire son devoir qui l'a inspiré. Qu'elle soit commandée par l'inclination ou par l'intérêt, par la bonté ou par le calcul, l'action n'a « aucune vraie valeur morale» si elle procède d'une autre source que le pur respect de la loi morale. Il en résulte que «jamais peut-être un acte de pur devoir n'a été accompli » et que la vraie moralité est tout intérieure : les autres peuvent juger de la légalité de mes actes ; je suis seul juge de leur moralité, car je suis seul à savoir si je m'abandonne ou si je me conduis.

- C - Devoir, raison et sentiment. Kant tenait le devoir, par suite, pour une obligation strictement rationnelle. En effet, puisque le seul souci de respecter la loi fait la moralité, il faut considérer comme «pathologique» toute intervention du sentiment dans la vie morale ; ce que nous faisons volontiers, c'est-à-dire par sentiment autant que par raison, ne présente aucune valeur vraiment morale ; il n'y a aucun mérite à faire ce qui ne nous coûte pas. - Toutefois, si l'on admet avec Comte que la raison n'a que de la lumière, il faut bien penser que le devoir relève aussi du cœur : une obligation purement rationnelle, en effet, nous laisserait indifférents. On peut donc considérer qu'il y a un sentiment du devoir qui nous pousse à respecter la loi morale. Ce sentiment est sans doute le sentiment de la fraternité et de la dignité humaines: le devoir, dit Alain, «c'est une obligation d'être homme et non animal».

II. LES PROBLÈMES

- A - Origines du devoir: raison et société. La conscience commune considère avec Kant que le devoir est une obligation rationnelle. Mais les Sociologues, pour qui d'ailleurs la raison n'est qu'un produit social, soutiennent que cette obligation est d'origine sociale. Selon eux, en effet, tout ce qui s'impose à l'individu ne peut venir que de la société. Notre conscience morale ne serait qu'une expression de la conscience collective et faire son devoir ce serait obéir aux impératifs sociaux : « le devoir, c'est la société en tant qu'elle nous impose ses règles, assigne des bornes à notre nature» (Durkheim). Cela expliquerait que les devoirs varient d'une société à l'autre. - Mais les Sociologues confondent le politique et le moral : les devoirs que nous impose notre conscience sont valables bien au-delà des limites de notre groupe social et cela montre qu'il faut chercher leur source dans une réalité extérieure et supérieure à toute société particulière. Cette source est l'Esprit.

- B - Objet du devoir: individu, société, humanité. On ne peut donc admettre avec les Sociologues que l'individu n'ait de devoirs qu'envers la communauté à laquelle il appartient et envers lui-même seulement dans la mesure où cela est utile à la communauté. On ne peut admettre non plus, comme ferait un Calliclès, que l'individu n'ait de devoirs qu'envers lui-même. Si l'on admet, en effet, que le devoir est une obligation rationnelle, cette obligation, comme tout ce qui est de la raison, ne peut être limitée ni à un individu ni à un groupe : elle est universelle, valable pour tous les êtres doués de raison. C'est envers l'humanité, en moi et en autrui, que j'ai des devoirs. D'où les trois formules kantiennes du devoir: 1 - Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en règle universelle ; 2 - Traite l'humanité en toi-même et en autrui toujours comme une fin, jamais comme un moyen ; 3 - Agis en te considérant comme sujet et souverain d'un royaume des fins (autonomie).

- C - Nature du devoir - Le devoir et le bonheur. Selon Kant, et c'est bien le point de vue de la conscience commune, le devoir est un «impératif catégorique», c'est-à-dire que la raison nous l'ordonne sans donner ses raisons. Il se distingue des «impératifs hypothétiques» de la prudence ou de l'habileté, dans lesquels l'ordre de la raison est subordonné à une intention qui lui est étrangère. Il n'est pas douteux que la morale proprement dite ne consiste en un accomplissement inconditionné du devoir. Mais cet idéal moral que pose la raison pratique rencontre bien des obstacles et soulève bien des difficultés dans le monde réel. Aussi faut-il demander au bon sens de nous dire comment dans une société réelle, et non dans une république des fins, nous pouvons faire le moins de mal possible. Le devoir serait sans doute le bien suprême dans un monde idéal, mais notre monde est imparfait et la sagesse se contente de poursuivre un Bien qui soit à la mesure de l'homme, le bien en ce monde étant peut-être le moindre mal.

CONCLUSION Le devoir est un «fait de la raison pratique», comme le dit Kant, en ce sens qu'il est un ordre inconditionné que nous donne notre conscience. Mais il faut bien avouer qu'il ne suffit pas de faire son devoir pour être heureux et qu'il peut même arriver, ici-bas, qu'on fasse du mal en faisant son devoir.

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