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Le cas des enfants-sauvages (Les représentations du monde - L’homme et l’animal)

LE CAS DES ENFANTS-SAUVAGES (Cours de spécialité d’humanités, littérature et philosophie)

  1. Le cas de Victor de l'Aveyron (film de Truffaut: « L'enfant sauvage »)

Qu'est-ce qu'un « enfant sauvage »? Un « enfant sauvage » est un enfant soustrait (accidentellement ou criminellement) pour un temps prolongé au contact des autres hommes, de la société. C'est en quelque sorte un être humain « acculturé » ou « déculturé ». Les cas d'enfants sauvages présentent des variations : enfant isolé ou enfant adopté par des animaux sauvages (enfant-loup, enfant-ours, etc.) ou par des animaux domestiques (enfant-chien). L'enfant sauvage représente un véritable cas d'école de ce qu'est l'homme « naturellement », en dehors de tous les acquis de la société, de l'éducation que l'homme subit de l'extérieur, du bain culturel dans lequel il est plongé depuis sa naissance. Il permet de répondre à la question : qu'est-ce qui est vraiment naturel et donc inné dans l'homme ? Ce qui apparaît comme une systématique, c'est que les enfants adoptés par des animaux présentent un comportement calqué sur celui de ces animaux, d'où leur appellation d'« enfants-loups », d'« enfants-porcs », etc. Le petit d'homme ne devient que ce que le milieu dans lequel il vit l'appelle à devenir. L'humain en l'homme n'est donc pas inné.

https://fr.wikipedia.org/wiki/L'Enfant_sauvage (résumé du film)

https://vimeo.com/215596192 (film)

http://www.devoir-de-philosophie.com/dissertations_pdf/victor.pdf (analyse philosophique)

Fin du 18ième siècle (1799), garçon d'11/12 ans découvert seul dans la forêt de l'Aveyron. Sorte de petit animal farouche sans aucune conscience de soi, sans morale, sans langage articulé.

Il est probable que Victor a été abandonné à l'âge de 4 ou 5 ans, sans quoi il n'aurait pas pu survivre seul dans la forêt.

Nature = ce qui est donnée à la naissance, ce qui est de l'ordre de l'inné. Hérédité.

Culture = ce qui est appris, ce qui est de l'acquis. Héritage.

Est inné ce qui existe dès la naissance de l'être vivant comme l'un de ses traits propres ; acquis, tout ce que son existence lui confère. Les deux termes ne concernent que les êtres vivants.

Ce sont des antonymes, c'est-à-dire des termes contraires : la relation de contrariété est à la fois logique (l'inné n'est pas acquis, l'acquis, pas inné) et inscrite dans la chronologie (l'inné vient avant l'acquis, l'acquis, après l'inné).

COMMENT RECONNAÎT-ON L'INNÉ ET L'ACQUIS ?

La couleur des yeux, les empreintes digitales, la forme des oreilles sont des traits innés : ils ne dépendent pas du mode de vie. Une peau blanche qui a bronzé au soleil, un muscle qui s'est fortifié grâce à l'exercice sont en revanche les traits acquis : c'est une pratique qui les a fait apparaître.

En première analyse, on dira que l'individu à sa naissance est doté d'un certain nombre de caractères innés transmis par les gènes de ses parents. Normalement ces gènes ne sont pas modifiables : la permanence est la caractéristique de l'inné. Ni supprimable ni transformable, l'inné est cette dimension du vivant que celui-ci emportera jusque dans sa tombe.

Inversement, puisque l'acquis découle d'une certaine pratique de vie, il sera contingent (alors que l'inné est nécessaire) : si l'on bronze au soleil, on peut ne pas bronzer, alors que si l'on naît avec la peau blanche, la probabilité qu'on naisse avec une peau noire était nulle. Alors que l'inné est fermé (le génome de l'individu vient de celui de ses parents), l'acquis est ouvert, puisqu'il dépend des activités et des habitudes de l'individu. L'inné est lui fermé.

DIFFICULTÉS ET CONTROVERSES

PRB : L'homosexualité est-elle innée ou acquise ? Mozart, Bach, Picasso doivent-ils leur talent à de l'inné ou de l'acquis ? Naît-on danseur ou le devient-on ?

Merleau-Ponty (1908-1961)

La philosophie de Maurice Merleau-Ponty s'enracine dans le double héritage des traditions phénoménologique et existentialiste. Sous les influences d'Husserl, d'Heidegger mais aussi de Sartre — avec lequel il se brouille lorsque, suite à la découverte des camps de concentration en URSS, il s'éloigne du communisme —, il développe une pensée orientée vers l'étude du rôle du sensible et du corps dans l'expérience humaine de la connaissance du monde.

Merleau-Ponty pense que, en l'homme, le naturel et le culturel se confondent: il n'y a aucun acte humain qui ne puisse être rapporté à du biologique. Mais, de l'autre côté, le sens de ces actes, même les plus primitifs, est toujours culturel. Tout est naturel en l'homme, mais pour l'homme, tout est culturel.

Un biologiste contemporain a dit que l'être humain contient 100 % d'inné et 100 % d'acquis. L'un ne va pas sans l'autre, en effet. De même qu'un cadre (ou un châssis) de tableau sans toile peinte est vide et qu'une toile peinte sans cadre ne tient pas, de même l'inné (le cadre) sans l'acquis est vide tandis que l'acquis (le contenu) sans l'inné ne tient pas. La synthèse de l'inné et de l'acquis peut être rapprochée du concept de transcendantal chez Kant : Kant disait que si toute connaissance commence avec l'expérience, elle ne dérive pas pour autant de l'expérience car pour avoir une expérience, encore faut-il disposer de cadres aptes à la réveiller ; et ces cadres, qui sont des conditions de possibilité de l'expérience ne sont pas eux-mêmes empiriques (ils ne découlent pas de l'expérience). Sur ce modèle on pourrait résoudre le conflit de l'inné et de l'acquis de la manière suivante : pour qu'un acquis soit reçu, encore faut-il un ensemble de conditions (physiques, neurophysiologiques) qui elles-mêmes ne sont pas acquises. La nature propose, le milieu dispose. L'humanité est le fruit des interactions entre des prédispositions génétiques et l'action du milieu. F. Jacob évoquait l'idée de prédispositions naturelles ou plus précisément de « structures d'accueil » chez tout individu, structures d'accueil plus ou moins exploitées, renforcées ou au contraire inhibées par l'action du milieu.

Ce qui est vrai pour un individu (ontogénétique) particulier l'est peut-être également pour l'espèce humaine (phylogénétique). Cette dernière présente peut-être des prédispositions à certains comportements qu'il appartient à l'éducation de favoriser ou au contraire de réprimer.

Tout le génie de Mozart aurait été perdu pour l'humanité s'il n'avait pas vécu dans une famille de musiciens. Idem pour Picasso dont les prédispositions artistiques ont pu s'exprimer pleinement avec un père professeur de dessin.

Ainsi l'être humain apprend-il une langue, mais il n'apprend pas réellement à parler puisque la faculté de langage est en lui innée. Comme le fait remarquer le linguiste contemporain Émile Benvéniste, « le langage est dans la nature de l'homme qui ne l'a pas fabriqué » (Problèmes de linguistique générale).

 

…/…

L'homme n'a pas de nature prédéfinie. Il se construit dans son rapport aux autres, c'est un « animal social » (Aristote). Conscience de soi, intelligence, langage, etc., impliquent le rapport à l'autre. Transmission, d'héritage. Nous parlons parce que d'autres nous ont parlé.

# Animaux = déterminisme génétique, instinct. Si un individu d'une espèce animale est séparé de ses congénères, celui-ci manifestera, malgré tout, les caractéristiques de son espèce. Un chaton élevé et nourri par une chienne par exemple adoptera néanmoins des comportements propres à son espèce. « A priori de l'espèce ». Les animaux partagent entre eux une « hérédité » naturelle et non un « héritage » culturel comme chez l'homme.

# les enfants abandonnés à la naissance ne deviendront pas spontanément des hommes, car il n'y a pas de comportements héréditaires attachés à l'espèce humaine. Les enfants-loups vont tenter d'imiter les loups, en se déplaçant à quatre pattes, en imitant leurs cris etc.

Tandis que l'animal est figé dans une conduite totalement instinctive/instinctuelle, l'homme, lui, est capable de se perfectionner, en utilisant son environnement à son profit. Ce qui le prouve, c'est que l'homme peut régresser, alors que l'animal ne le peut pas. La société humaine change, alors que, par exemple, les abeilles que nous observons aujourd'hui ont les mêmes caractéristiques sociales que celles décrites par Virgile.

On trouve, dans le texte de Rousseau ci-dessous, la distinction essentielle entre l'homme et l'animal, qui du même coup permet de comprendre l'opposition entre nature et culture. Parce qu'il est capable de progresser, de s'améliorer lui-même, et pas seulement de comprendre des choses nouvelles, l'homme est de loin supérieur à l'animal. Mais encore lui faut-il savoir utiliser ce don : la guerre comme la médecine sont des fruits de cette perfectibilité.

 

« La faculté de se perfectionner, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet de devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? » ROUSSEAU

Pour Rousseau, la différence entre homme et animal repose sur la « perfectibilité » cad à la liberté de s'arracher au déterminisme de la nature et de l'Histoire, aux instincts naturels qui dominent la vie des animaux comme aux codes, aux traditions qui emprisonnent celle des humains.

Animal = programmé par ses dons naturels (Epiméthée), déterminé par son instinct, régi par la nature. L'animal n'a pas ou peu d'histoire. Rien ne ressemble plus à un chat qu'un autre chat. Espèce animale = comme si les exemplaires étaient déterminés de manière implacable et invariante par le même logiciel contraignant: « C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grains. » (in « Discours sur l'inégalité »). L'oiseau ou le félin sont tellement programmés par leur instinct de granivore ou de carnivore qu'ils n'ont aucune liberté, aucune capacité d'écart, d'excès qui caractérise le signe même de la liberté. C'est cet écart qui permet aux hommes d'entrer dans l'Histoire.

Prolongement de la pensée de Rousseau:

2 historicités chez l'être humain:

  • Histoire individuelle, cad l'éducation: Les animaux n'ont guère d'éducation. Les petites tortues trouvent seules la direction de l'océan, les petites abeilles savent d'emblée voler et butiner # le petit d'homme, étant très insuffisamment programmé par la nature, se trouve incapable de vivre sans l'aide des adultes => l' « Émile » (1762): Quel est l'éducation (# dressage) qui convient à un être libre?
  • Historicité collective, cad la politique: Quel mode de gouvernement convient à un peuple libre? A l'éducation proposées dans l' « Emile » va correspondre la démocratie proposée dans « Du Contrat social » (1762). De même que pour la petite tortue, les sociétés animales sont sans histoire, anhistoriques. Les termitières, les fourmilières, les ruches ont une organisation identique durant des millénaires # les organisations politiques changent constamment.

L'homme n'a pas de caractéristiques innées comme l'animal, sinon Victor les aurait possédées. Lucien Malson: « ni le langage, ni la libido, ni la technique, ni la station droite ne sont naturelles chez l'homme. L'homme est cet animal étrange qui a besoin du contact de ces semblables pour réaliser sa nature. » (in « Les enfants sauvages »).

(TES): Culture et personnalité: la thèse du "culturalisme"
øøø

L'enfant sauvage = non civilisé, être de nature, dépourvu de toute éducation.

Éducation = apprentissage de savoirs, clés pour penser le monde et y exercer son libre arbitre. Exercice de sa raison. L'éducation permet la transmission d'un héritage (pratique et théorique) par le langage articulé. Victor de l'Aveyron en est donc dépourvu.

Victor fut considéré de deux façons opposées: [Dans le film ci-dessus, regardez la scène à partir de 24'37'')

 

Jean Itard voulait démontrer que l'état sauvage de Victor n'était pas irréversible et que le déficit de cet enfant avait pour origine le manque d'un entourage humain et de stimulations appropriées.

Itard publiera les différents stades de son évolution dans un premier rapport publié en 1801 suivi d'un deuxième rapport parut en 1806.

Afin de pouvoir constater les progrès de Victor = diagnostic du docteur Pinel, repris par la suite par le docteur Itard.

« Procédant d'abord par l'exposition des fonctions sensorielles du jeune sauvage, le citoyen Pinel nous présenta ses sens réduits à un tel état d'inertie que cet infortuné se trouvait, sous ce rapport, bien inférieur à quelques-uns de nos animaux domestiques ; ses yeux sans fixité, sans expression, errant vaguement d'un objet à l'autre sans jamais s'arrêter à aucun, si peu instruits d'ailleurs, et si peu exercés par le toucher, qu'ils ne distinguaient point un objet en relief d'avec un corps en peinture : l'organe de l'ouïe insensible aux bruits les plus forts comme à la musique la plus touchante : celui de la voix réduite à un état complet de mutité et ne laissant échapper qu'un son guttural et uniforme : l'odorat si peu cultivé qu'il recevait avec la même indifférence l'odeur des parfums et l'exhalaison fétide des ordures dont sa couche était pleine ; enfin l'organe du toucher restreint aux fonctions mécaniques de la préhension des corps. Passant ensuite à l'état des fonctions intellectuelles de cet enfant, l'auteur du rapport nous le présenta incapable d'attention, si ce n'est pour les objets de ses besoins, et conséquemment de toutes les opérations de l'esprit qu'entraîne cette première, dépourvu de mémoire, de jugement, d'aptitude à l'imitation, et tellement borné dans les idées même relatives à ses besoins, qu'il n'était point encore parvenu à ouvrir une porte ni à monter sur une chaise pour atteindre les aliments qu'on élevait hors de la portée de sa main ; enfin dépourvu de tout moyen de communication, n'attachant ni expression ni intention aux gestes et aux mouvements de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif présumable d'une tristesse apathique aux éclats de rire les plus immodérés ; insensible à toute espèce d'affections morales ; son discernement n'était qu'un calcul de gloutonnerie, son plaisir une sensation agréable des organes du goût, son intelligence la susceptibilité de produire quelques idées incohérentes, relatives à ses besoins ; toute son existence, en un mot, une vie purement animale. »

Itard avait pour but d'humaniser l'enfant. Victor développa de nombreux progrès grâce aux soins attentifs du docteur et de madame Guérin. L'homme ne réalise son essence, sa nature intelligente, son aptitude au raisonnement, n'accède à la complexité des sentiments, etc., que parce qu'il est porté par une culture, par des acquis.

Les progrès de Victor:

Victor apprit à se vêtir, manger proprement, se tenir droit, compris le lien entre les objets et leurs noms, il apprit même les règles simples de l'écriture. Itard le fit pleurer, l'amena à exprimer sa joie et même à développer le sens du juste et de l'injuste (conscience morale).

Cependant, il ne fut jamais vraiment adapté et autonome. Il tenta plusieurs fois de s'échapper et fut victime de graves crises (d'épilepsie?)

Force est bien de reconnaître qu'il ne s'agissait pas chez Victor d'une idiotie intrinsèque, congénitale ou héréditaire puisqu'il arriva peu à peu jusqu'à l'imbécillité où le sujet se montre capable d'une amorce de vie sociale, d'échanges verbaux avec l'entourage, d'une lecture et d'une écriture approximative. Pourquoi Victor a-t-il atteint très vite son plafond intellectuel? Il y a un âge de la parole, un âge de la marche, comme un âge de la lecture, de l'écriture. Tout devient difficile quand l'heure est passée. Victor mourut quarantenaire.

Imbécillité = Degré d'arriération mentale. Age mental compris entre 3 et 7 ans. Entre l'idiotie et la débilité.

Au cas malheureux de Victor, on opposera celui d'Helen Keller (1880) aux États-Unis. Sourde, muette et aveugle de naissance mais d'une intelligence intacte, elle parvient à mener une carrière d'intellectuelle: « Mon univers » où elle raconte son expérience singulière => Une institutrice lui fait découvrir le symbolisme en tapant dans une main les coups correspondant au mot « water » en même temps qu'elle versait de l'eau dans l'autre main.

A l'inverse, l'intelligence de Victor « tendant sans cesse au repos et sans cesse mue par des moyens artificiels » (Itard) ne parviendra jamais à un tel niveau d'abstraction. Inertie de l'intelligence de Victor. En effet, qu'est-ce que l'intelligence? Sinon la capacité de se défaire de la sensation et de l'intuition immédiate pour s'abstraire dans un espace et dans un temps universels.

Contrairement à l'animal, l'homme n'a pas de nature au sens propre. Animal = nature sans liberté. Homme = liberté sans nature. L'animal possède de nombreuses ressources instinctuelles comme fuir devant un bruit, chercher de la nourriture, un partenaire sexuel… L'homme est perfectible, fait d'histoire et non simplement d'évolution. Si, à sa naissance, l'homme ne sait rien, il peut apprendre sans limites. Cette absence de déterminations particulières est parfaitement synonyme d'une présence de possibles indéfinis.

Le gland devient un chêne, le chien naît avec les caractéristiques de son espèce, etc. En ce qui concerne l'homme, comme le montre clairement le cas des enfants sauvages, la nature humaine n'est pas naturelle, n'est pas innée. Les caractéristiques essentielles de l'humanité, à savoir le fait de parler une langue, d'avoir des sentiments et des passions qui sont aussi combattues par la raison, d'avoir une intelligence créatrice, etc., qui sont le fait de tous les hommes et qui spécifient l'espèce humaine, ne se réalisent que si l'individu baigne dans une culture humaine dès la naissance.

L'homme ne « naît pas homme », il me devient. Il a besoin de tout cet apport très complexe que lui donne le milieu humain pour advenir à son humanité. Ce n'est donc ni Dieu, auquel on ne veut plus se contenter de faire référence directement, ni la nature qui génèrent, comme pour les animaux, ce qu'il y a d'humain en l'homme, mais la culture. Le créateur de l'humain en l'homme n'étant pas la nature et ne pouvant plus non plus être renvoyé au mystère de la création divine, c'est la société qui en devint le dépositaire. Or la société est, elle-même, une production de l'homme. La conclusion de la modernité fut logiquement que le créateur de l'homme, c'est l'homme. L'homme doit tout de son humanité aux autres hommes.

L'homme naît inachevé. L'homme est un prématuré naturel. C'est ce qu'on appelle le phénomène de « néoténie ». A la naissance, il possède la totalité de ses neurones mais encore peu de connexions neuroniques. Elles se mettront en place pour l'essentiel lors des 2 premières années de la vie de l'enfant. Le développement de l'enfant dépend des sollicitations de l'entourage. Le cerveau qui met tant de temps à se développer que l'être humain a besoin d'un second utérus, l'utérus culturel après l'utérus maternel. Victor retrouvé trop tard n'a pas eu les stimulations nécessaires à l'apprentissage de la parole et au développement de ces capacités de représentations. Le cas des enfants sauvage a permis de peser toute l'importance de la différence : celle de l'animal et de l'homme, celle de l'inné et de l'acquis.

Jean-Marc Itard – « Mémoire sur Victor de l'Aveyron » (1801)

« Jeté sur ce globe sans forces physiques et sans idées innées, hors d'état d'obéir par lui-même aux lois constitutionnelles de son organisation, qui l'appellent au premier rang du système des êtres, l'homme ne peut trouver qu'au sein de la société la place éminente qui lui fut marquée dans la nature, et serait, sans la civilisation, un des plus faibles et des moins intelligents des animaux: vérité, sans doute, bien rebattue, mais qu'on n'a point encore rigoureusement démontrée... Les philosophes qui l'ont émise les premiers, ceux qui l'ont ensuite soutenue et propagée, en ont donné pour preuve l'état physique et moral de quelques peuplades errantes, qu'ils ont regardées comme non civilisées parce qu'elles ne l'étaient point à notre manière, et chez lesquelles ils ont été puisé les traits de l'homme dans le pur état de nature. Non, quoi qu'on en dise, ce n'est point là encore qu'il faut le chercher et l'étudier. Dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d'Europe la plus civilisée, l'homme n'est que ce qu'on le fait être; nécessairement élevé par ses semblables, il en a contracté les habitudes et les besoins ; ses idées ne sont plus à lui ; il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son intelligence par la force de l'imitation et l'influence de la société. »

  1. Deux mots du cerveau.

Liaison langage/cerveau n'a pas toujours été une évidence. Seulement au XIXe siècle que la certitude en a été acquise.

Rappel = Paul Broca (1861) a présenté devant la société d'anthropologie de Paris les résultats de l'autopsie d'un patient qui ne s'exprimait que par gestes ayant perdu l'usage de la parole. L'examen de son cerveau révèle une lésion étendue du lobe frontal gauche => La fonction linguistique dépend de la structuration et de l'état du cerveau. Cette découverte inaugurera l'ère des localisations cérébrales.

Le cortex cérébral contient 3 x 109 cellules nerveuses et 1014 synapses. Ces quelques chiffres soulignent le conditionnement neurologique des faits de langage.

Les lobes frontaux ont atteint leur volume actuel, il y a 30 000 ans soit vers la fin de la période de Neandertal. C'est vers cette période que se produit une sorte d'explosion de la pensée symbolique sous la forme:

Cette explosion d'une pensée symbolique installe l'homme sur le plan de la culture.

c) Solidarité de la pensée et du langage

L'enfant pense-t-il avant de parler?

Le psychologue Piaget soutient qu'avant même l'acquisition du langage il y a chez l'enfant la possibilité de coordonner des chaînes d'actions. Un enfant, par exemple, tirera une couverture pour amener à lui un objet posé dessus. Piaget parle de « concepts pratiques » issus de la généralisation de l'expérience. Il y aurait donc une pensée opératoire, concrète, mais cette pensée n'est pas consciente. Seule l'acquisition du langage permet, en fait, la constitution d'une pensée logique et consciente d'elle-même. Il y a donc interaction entre la pensée et le langage. Ces deux fonctions sont solidaires, co-originaires.

Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Ce qui s'énonce clairement se conçoit bien.

CONCLUSION: Le langage, invention du signe, capacité de création indéfinie, semble indissociable de la pensée, qui se forme dans les mots et par l'expression verbale. Néanmoins, certains philosophes, tel Bergson, ont dissocié pensée et langage. Les mots et le langage, instruments de la pratique et de l'action dans le monde ne traduisent qu'imparfaitement la vraie vie de l'âme. Le langage, adapté à la pratique, ne peut exprimer la vie intérieure, pensée pure, réalité concrète et fluide. Il existe donc, aux yeux de Bergson, un au-delà du langage, un ineffable objet d'intuition. Quant aux mots, ils déforment notre vraie vie spirituelle.

 



Itard (Jean)

, médecin français (Oraison, Alpes-de-Haute-Provence, 1774 — Passy, Seine, 1838) Médecin résidant de l’institution impériale des sourds-muets (1800), il s’intéresse à Victor, l’enfant sauvage découvert dans l’Aveyron, et entreprend de l’éduquer. Contre toute attente, Victor réussit avec succès les exercices sensoriels que lui propose son maître, puis à lire et à écrire pour exprimer ses besoins et solliciter les moyens de les satisfaire. Toutefois, en dépit de tous ses efforts, Victor ne put jamais s’exprimer oralement. Les organes de l’ouïe et de la parole, bien qu’exempts de toute lésion, semblaient, pour n’avoir pas assez tôt servi, ne pouvoir jamais être utilisés. Cette rééducation fait d’Itard le promoteur de la pédagogie des enfants anormaux. Son enseignement fut suivi par E. Seguin, qui le diffusa aux États-Unis. M. Montessori s’en inspira pour élaborer sa propre méthode.



Pinel (Philippe)

, médecin français (Saint-André-d’Alayrac, Tarn, 1745 — Paris 1826). Influencé par les idées humanitaires de son époque, il fut le premier à traiter les « fous » comme des malades et substitua aux brutalités un régime de bonté compréhensive. Il a publié plusieurs ouvrages, dont un Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale ou manie (1801).



sauvages (enfants)

, enfants abandonnés, élevés par des animaux. On en connaît une trentaine de cas. D’après R. M. Zingg, ils ne parlent pas et n’émettent aucun son vocal humain ; ils se déplacent à quatre pattes, se nourrissent comme des animaux (flairant les aliments avant de les manger et abaissant la bouche vers eux) et n’expriment pas leurs émotions comme les autres êtres humains. Les cas les plus célèbres sont ceux du « sauvage de l’Aveyron » et des « enfants-loups » de Midnapore. Le premier, Victor, découvert en 1799, était un garçon de dix à douze ans environ, qui vivait nu, à l’état sauvage, dans la forêt de Lacaune, à la limite du Tarn et de l’Aveyron. Il fut confié à une institution de sourds-muets, où J. M. Itard s’efforça en vain, pendant cinq ans, de l’éduquer. Les secondes, des fillettes qu’on appela Amala et Kamala, furent capturées en 1920 aux Indes. Elles avaient, approximativement, quatre et huit ans et vivaient dans une caverne avec des loups. Ignorant le langage humain, courant à quatre pattes, elles exprimaient leur détresse en hurlant comme les loups. Confiées à des missionnaires, elles réussirent, difficilement, à marcher et apprirent quelques mots. Elles moururent rapidement (la plus jeune, dans l’année qui suivit sa découverte, l’aînée vécut huit ans) sans avoir réussi à s’adapter à la vie des hommes. Le cas des enfants sauvages prouve l’influence du milieu sur le développement de l’être humain ; c’est lui qui fournit à la fonction arrivée à maturité les excitants appropriés, sans lesquels elle reste virtuelle ou atrophiée ; il complète les structures organiques de base et détermine les caractères spécifiques des individus.

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