LE BONHEUR (synthèse)
Le bonheur est un état stable
Le bonheur comme «souverain bien»
Au sujet du bonheur, Aristote déclare que «nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’autre chose». Au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque sont des biens que nous choisissons en vue du bonheur (Éthique à Nicomaque, I, 5).
Tous les Anciens sont d’accord là-dessus. Le souverain bien, renchérit Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), est tel que «tous les autres se rapportent à lui et que lui ne se rapporte à rien d’autre» (Des fins, I, IX).
Instabilité du bonheur
Le «souverain bien» étant, par définition, quelque chose de «parfait», il semble, dans un premier temps, qu’on ne peut parler de «bonheur» qu’à propos d’une vie achevée. En effet, remarque Aristote, «il peut arriver à l’homme le plus prospère de tomber dans les plus grands malheurs au temps de sa vieillesse» (Éthique à Nicomaque, I, 10). Ainsi le roi Priam, selon la légende, perdit au soir de sa vie, sa ville (Troie), son trône, sa fortune, et jusqu’à ses enfants.
Irons-nous jusqu’à affirmer qu’on ne peut appeler «heureux»... que des morts ! Certes, non, poursuit Aristote. Mais enfin, la parole de Solon, selon laquelle «il faut voir la fin», comporte une part indéniable de vérité (ibid, I, 11).
Bonheur implique durée
Être heureux suppose, à tout le moins, qu’on jouisse d’un agrément durable. Car, d’une part, nous souhaitons que cet état se prolonge indéfiniment ; d’autre part, le plaisir paraît être une sensation ponctuelle, quasi instantanée, tandis que le bonheur peut être défini comme un état permanent. «Le bonheur est une façon d’être dont nous souhaitons la durée ou dans laquelle nous voulons persévérer», déclarait en ce sens le baron d’Holbach (Système de la nature, 1770).
Le bonheur selon les morales dualistes
Bonheur et exercice de la pensée (Aristote)
Dans les morales de la contemplation, le bonheur est cherché dans l’exercice de la pensée. Ainsi, d’après Platon (427-347 av. J.-C.), la mort n’est qu’une séparation de l’âme et du corps (Phédon, 64 c) ; partant, celui qui passe sa vie à philosopher ne fait pas autre chose que «rechercher la mort» et a toute raison d’«espérer» qu’il aura là-bas (c’est-à-dire outre-tombe), des «biens infinis» (ibid).
Quant à Aristote (384-322 av. J.-C.), il a tenu la pensée pour «divine», et enseigné que notre suprême bonheur consiste donc en l'exercice de la pensée. Car, de la sorte, l’homme vit d’une vie conforme à ce qu’il y a en lui de divin (Ethique à Nicomaque, X, 7).
Bonheur et connaissance de Dieu (saint Thomas)
Certes, Aristote ne croyait pas à une immortalité personnelle. Il affirmait seulement qu’il existe en nous quelque chose de divin, et donc d’éternel, qui ne saurait périr lorsque nous périrons.
Mais en situant le bonheur de l’homme dans la pensée et non pas dans l’action, il a permis aux Pères de l’Église chrétienne d’identifier le «bien de l’homme», comme le nommait Thomas d’Aquin (1225-1274), avec la connaissance de la vérité suprême, autrement dit avec la connaissance de Dieu. Parallèlement, les théologiens pouvaient définir la béatitude par l’exercice de la pensée contemplative.
La béatitude comme «joie de la vérité» (saint Augustin)
Nous voulons tous être heureux, constatait, de même, Augustin (354-430). Mais, en cette vie terrestre, les hommes ne recherchent que des marottes, alors que c’est l’immortalité qui est la condition absolue du bonheur. La béatitude ne peut résider que dans la «joie de la vérité» (Confessions, X, 23). Exilés de la joie immuable, nous n’avons pas pour autant été retranchés et séparés d’elle au point de ne plus la chercher ( Trinité, IV, 1,2) : aussi, ne serons-nous heureux, dans ce monde changeant et temporel, que par la possession, la «fruition» du Dieu qui, seul, peut nous apporter bonheur et sécurité.
Le bonheur selon les morales de l'intérêt
Les morales de l’intérêt : définition
On appelle «morales de l’intérêt» (ou encore : morales «utilitaristes») les morales qui considèrent que c’est l’intérêt qui est le moteur de toutes les actions humaines. L’idée du bonheur doit donc, d’après de semblables principes, pouvoir se concilier avec ce qui apparaît utile du point de vue de l’individu égoïste.
L’hédonisme épicurien
Selon le philosophe grec Epicure (-341- —270), «la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse» (Epicure, cité par Sextus Empiricus).
Or, précisément parce que le plaisir (en grec : "hédonè") est notre bien principal et inné, nous ne recherchons pas tout plaisir ; «il y a des cas, écrit Epicure, où nous passons par-dessus beaucoup de plaisir s’il en résulte pour nous un désagrément plus grand. Et nous jugeons beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs, lorsque des souffrances que nous avons endurées pendant longtemps il résulte pour nous un plaisir plus élevé» (Lettre à Ménécée, § 129-130). On appelle métriopathie ce calcul des plaisirs et des peines qui, selon Épicure, constitue la méthode à suivre afin d’obtenir le bonheur.
► L’utilitarisme anglais
Selon Bentham (1748-1832), l’homme heureux est un habile comptable. Avant d’agir, il réfléchit et calcule son intérêt. Il est passé maître dans l’«arithmétique des plaisirs». L’«intensité» d’un plaisir, mais aussi sa «durée», sa «proximité» (un plaisir qui se trouve à portée de main est plus économique qu’un plaisir fort lointain), sa «certitude», sa «pureté» (un plaisir est pur quand il n’est pas mélangé de douleur) et son «étendue» (c’est-à-dire le nombre d’individus concernés par le plaisir que j’escompte), me permettraient d’établir par anticipation une sorte de bilan moral du plaisir en question (Introduction aux principes de morale et de législation, 1789).
On objecte généralement à ce type de morale que l’altruisme intéressé n’est précisément pas de l’altruisme vrai. L’utilitariste, écrivait Jean-Marie Guyau, «a besoin de l’amitié, et l’amitié elle-même a besoin, pour subsister, de désintéressement : voilà la difficulté» (La Morale d’Epicure, 1878).
Bonheur et devoir(s)
Kant : la loi morale ne promet pas le bonheur
Kant (1724-1804) oppose le devoir et le bonheur, et tente de montrer que ce dernier ne saurait être le principe suprême de notre conduite. L’homme n’est moral que par la pure disposition de sa volonté à se conformer à la loi morale. Le souverain bien n’est donc pas le bonheur, mais le Bien moral. Nous devons parfois, afin d’agir moralement, savoir tourner le dos aux inclinations sensibles. Le bonheur n’est jamais que «la conscience qu’a un être raisonnable de l’agrément de sa vie» (Critique de la raison pratique, I, I, 1 - 1788) : faire son devoir n’est pas nécessairement agréable.
«La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur» (Critique de la raison pratique, I, II, 2).
Bonheur et «principe de réalité» selon la psychanalyse
D’après Freud (1856-1939), c’est pour ne pas cesser d’être aimé que l’enfant renonce à être satisfait. C’est pour conserver le bénéfice de l’amour que lui vouent ses parents, bénéfice indispensable à sa simple survie, que le petit enfant accepte et intériorise les interdits, les défenses et les injonctions qui émanent de son entourage. Un compromis se serait donc instauré, en chacun d’entre nous, entre le «principe de plaisir» et le «principe de réalité» (Essais de psychanalyse, 1923) ; le "Sur-Moi" (Über-Ich), la conscience morale, la conscience du devoir ne seraient jamais que le résultat de notre renonciation aux désirs oedipiens.
On peut, avec Herbert Marcuse (1898-1977), considérer que cette vision assez pessimiste signifie, au fond, que «la répression [des instincts] et l’absence de bonheur doivent être pour que la civilisation triomphe. Le "programme" du principe de plaisir (être heureux) n’est pas réalisable» (Éros et civilisation, 1955). Devenir un être moral, c’est renoncer, au moins en partie, aux satisfactions vers lesquelles nous poussent nos instincts. •