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LAUTREAMONT Isidore Ducasse dit comte de

LAUTREAMONT Isidore Ducasse dit comte de
1846-1870
Le 24 novembre 1870 meurt, au 7 de la rue du Faubourg-Montmartre, un certain Isidore Ducasse, âgé de 24 ans, et ce au grand soulagement de ses voisins sans doute, puisque, d’une part, il avait, nous dit-on, l’habitude d’œuvrer toute la nuit et de ponctuer l’avancement de ses travaux nocturnes de sonores accords qu’il plaquait sur son piano et que, d’autre part, il avait partie liée avec les révolutionnaires qui allaient déclencher l’insurrection de la Commune. Vérités et mensonges... En fait on ne sait que bien peu de sa vie: il est né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846. Son père est né à Bazet, près de Tarbes, sa mère à Sarniguet, non loin de là. Lui assure l’intérim du consul tandis que la ville est assiégée, (une guerre opposera huit ans durant (1843-1851) l’Argentine et l’Uruguay), elle mourra peu après la naissance de son fils, en décembre 1847. En 1859 le jeune Isidore est envoyé en France poursuivre ses études, tout naturellement il se retrouve à Tarbes, au lycée, puis à Pau. D’après les témoignages de ses condisciples, et ses livrets scolaires, il avait les vers latins en aversion, aimait les sciences naturelles, affichait dans le domaine des lettres des goûts bien éloignés de ce qu’on pratiquait alors et entretenait avec l’ordre établi, en général, et l’administration para-militaire du lycée, en particulier, des rapports conflictuels. Ensuite, pendant deux ans (1865-1867) on perd sa trace — tout donne à penser qu’il a consacré ce temps à lire, ou plutôt à dévorer boulimique-ment de la littérature (les romantiques anglais et français, Baudelaire, etc...) — pour le retrouver à Paris, vivant dans un hôtel de la rue des Victoires, où il est inscrit comme homme de lettres. En août de l’année suivante il remet à son éditeur le manuscrit du chant 1 des Chants de Maldoror. En 1869, Les Chants de Maldoror, signés Comte de Lautréamont, paraissent à Bruxelles. Le bulletin trimestriel des publications défendues en France imprimées à l'étranger en fait état. Ducasse change d'hôtel et s'installe au 32 de la rue du Faubourg-Montmartre. L'année suivante il dépose au ministère de l'intérieur, en avril, Poésies 1, et, en juin, Poésies 2, petits recueils de considérations sur la poésie, qu'il signe de son nom. En l'absence d'autres éléments, et en face d'une oeuvre, il faut le dire, surprenante, d'autant plus qu'elle est l'ouvrage d'un «gamin» de vingt-trois ans, la plupart des critiques ont fait ce qu'il ne fallait pas. Au lieu de la considérer comme ce qu'elle est, c'est-à-dire une oeuvre littéraire et poétique, ils sont partis à la pêche au vécu. Léon Bloy le premier, qui l'admirait malgré lui, et conclut à la folie de Ducasse. Puis Gide, à qui le chant 6 fait prendre tout ce qui vient de la culture en horreur et qui omet d'inclure dans cette charrette des horreurs le chant 6 lui-même. Breton enfin, qui découvre dans l'oeuvre de Ducasse un «oeil absolument vierge». Vierge cet oeil ? Au fond, la méprise vient de ce que ne sachant rien de ce que fut la vie de Ducasse, et notamment entre 1865 et 1869, tous s'imaginèrent qu'elle ne fut rien et qu'au terme de ce rien jaillit, spontanée, pure, vierge et innocente, l'Oeuvre, comme la Vérité nue sort du puits. Aujourd'hui on s'est attaché de plus près à cette oeuvre pour découvrir qu'elle fourmille de citations, de références, que Ducasse a volontiers pratiqué le collage, la citation tronquée ou rendue à l'envers, qu'en revoyant ses textes d'une édition à l'autre, il en a éliminé de plus en plus les éléments autobiographiques, que Les Chants de Maldoror enfin sont le fruit d'une élaboration artistique, même si cette élaboration fut menée grand train. De ce point de vue là, Breton n'avait pas tort de considérer leur auteur comme résolument moderne; Ducasse l'est, comme écrivain travaillant sa langue et son oeuvre.


LAUTRÉAMONT
[Isidore DUCASSE, dit comte de]
1846-1870
Poète, né à Montevideo. Notons que deux encore de nos grands poètes, Laforgue et Supervielle, naissent à Montevideo ; et tous trois, semblerait-il, par hasard ; mais si nous ajoutons que leurs familles à tous trois, françaises de pure souche, sont originaires de la même région ouest des Pyrénées et dans un rayon de 20 kilomètres autour de la même ville, Pau, la coïncidence perd - tout au moins - son caractère accidentel. (Disons même qu’elle mériterait qu’un jour quelque érudit s’y attarde.) On ne sait pas grand-chose de la courte vie d’Isidore Ducasse ; on ne connaît pas même son visage. Il passe sa première enfance en Uruguay, où son père est chancelier du consulat de France. Élevé d’abord sur place par les jésuites, où il ne se plaît guère, il sera bientôt envoyé en France, à Tarbes puis à Pau, pour terminer ses études. C’est un élève ardent et appliqué, qui figure sur le palmarès du lycée de Tarbes, par exemple, pour l’année scolaire 1861-1862 (l’un des rares documents dont disposent les biographes !). Sitôt débarqué à Paris, il « essaie » de préparer - nous dit-il - l’examen d’entrée à Polytechnique. Il est alors « tout mince, le teint pâle » (de même son héros, Maldoror, sera pâle et voûté) ; il vit seul et personne, ou presque, ne le connaît (sauf le banquier qui lui alloue, de la part du père Ducasse, une pension mensuelle). En 1868, sous ce pseudonyme sonore de Lautréamont - qu’il emprunte à un personnage d’Eugène Sue, Lautréamont -, il fait publier son poème, Les Chants de Maldoror ; du moins le Chant premier, que va suivre, un an après, la série complète des Six chants. L’éditeur, effrayé de certaines audaces, lui demande de l’« amender ». Un autre livre (simple fascicule à vrai dire, et cité souvent sous un deuxième titre, qui n’est pas de l’auteur: Préface à un livre futur) sort sous le titre de Poésies, L, en 1870, et sera suivi de Poésies, IL, la même année. Atteint de tuberculose, Isidore Ducasse meurt à l’âge de vingt-quatre ans (« quelques mois avant la Commune [...], cette révolte qu’il prévoit » ; ainsi parle, en 1928, son premier biographe, Philippe Soupault). Les Chants de Maldoror, prodigieux soliloque, écrit dans une prose au rythme harcelant, heurté, en apparence ; en fait, d’un débit souverainement large et entretenu sans défaillances, mais riche en violents contrastes de tonalité, en changements de registre et d’humeur (la véhémence faisant place soudain à la plus séraphique suavité ; ou encore à un ton déclamatoire de caractère parodique), tandis que le décor passe sans crier gare du cadre familier des rues de Paris à l’immensité d’un ciel nocturne, à l’océan secoué de tempêtes. Parfois, cerné de catastrophes et de tueries, Maldoror erre solitaire et fiévreux dans un univers qui, tout entier, le rejette et que, tout entier, il vomit ; tantôt homme ou androgyne ;, tantôt sombre cavalier de la nuit, vautour, cygne noir, etc. Il s’assimile à eux tour à tour : Ô poulpe au regard de soie ! Toi dont l’âme est inséparable de la mienne. Le philosophe Bachelard a étudié et décrit avec enthousiasme l’étrange processus de création de ce qu’il appelle le bestiaire de Lautréamont, sa prolifération agressive, ses cornes, ses becs, ses ventouses et, surtout, ses mues inopinées : « Les formes se multiplient parce que le vouloir-vivre s’exalte [...] Dans sa virulence, l’animalité est à son maximum; elle pousse, elle croît, elle domine » : le pou devient immense ; il serait capable, dit Lautréamont, d’écraser les hommes comme des épis. Répondant à l’indifférence infinie de la race des hommes et de Celui qui l’a créée [...], l’Éternel à face de vipère, Maldoror éclate soudain en blasphèmes, en flamboyantes rages, éclaboussant la terre et le ciel d’imprécations furieuses (qu’il entremêle de boutades énormes, de délirants « coq-à-l’âne » d’images). À ce poème halluciné, qui déroute le lecteur par son constant esprit de dérision (T’ai-Je assez crétinisé, lecteur? nous jette-t-il au VIe et dernier chant), semble vouloir s’opposer les deux, brochures qu’il intitule Poésies. (C’est à ses amis que sont dédiés, nous dit-il, les prosaïques morceaux que j’écrirai et dont le premier commence à voir le Jour d’hui, typographiquement parlant.) Avant même d’entamer la première page, il annonce (en épigraphe) sa récente profession de foi: Je remplace la mélancolie par le courage [...] le désespoir par l’espoir [...] les plaintes par le devoir... etc. En vérité, Lautréamont n’a pas, par la seule vertu d’une « déclaration d’intentions » de cinq lignes, changé de nature. Et ce n’est pas tant son œuvre antérieure qu’il désavoue ici, mais toutes les œuvres antérieures de tous les poètes. De tous les pays. Dont certains, pourtant, furent ses dieux naguère encore ; et qu’il va exécuter avec une féroce allégresse et entraîner avec lui dans l’anéantissement par le ridicule, tous entremêlés, femmelettes et grandes Têtes molles; depuis Chateaubriand (le Mohican-Mélancolique) jusqu’à Hugo (le Funèbre-Echalasvert) et Edgar Poe (le Mameluck-des-rêves-d’Alcool). C’est sur la poésie tout entière qu’il tire un trait : l’« ère du soupçon » — selon la formule qu’emploie Nathalie Sarraute pour le roman - a commencé pour la « poésie » au sens traditionnel de ce mot. De ce jour la poésie doit être faite par tous. Les surréalistes pourront saluer comme leur héraut celui qui a jeté ce cri prophétique, et ils le reprendront à leur compte. Ils seront fascinés par ce jeune homme inquiétant, déjà maître de sa technique de transmutation de la rage et de l’angoisse métaphysiques en « humour noir ». Comme eux, avant eux même, il a cru que par la poésie, arme explosive entre toutes, on pouvait « transformer le visage de l’humanité » (ainsi que l’écrit Soupault dans son exégèse enthousiaste de Lautréamont) ; de son côté, Julien Gracq affirme que cette oeuvre apporte « les matériaux à construire l’homme ». Et aujourd’hui même, la jeune littérature voit en Lautréamont, entre tous les écrivains du passé, l’un des plus vivants, l’un des plus « actuels ».


LAUTRÉAMONT comte de (pseud. d’Isidore Lucien Ducasse). Écrivain français. Né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846, mort à Paris le 24 novembre 1870. Fils d’un homme fort aventureux, dont la fortune était solide et qui faisait office de chancelier du consulat de France en Uruguay, il passa sa petite enfance dans la demeure paternelle, demeure où l’on tenait souvent la porte close, la ville étant investie par le dictateur argentin Ortiz de Rosas. Enfant d’intelligence précoce mais de santé délicate, Isidore se fit vite remarquer par son humeur assez sauvage. Peu après la levée du siège dont Montevideo avait été l’objet (1843-1851), le jeune garçon fut mis chez les jésuites. Il semble qu’il ait eu à souffrir de l’éducation rigoriste qu’il reçut dans leur école. Il ne s’en révéla pas moins brillant élève. Détail à noter : il goûte peu la littérature, lui préférant la zoologie, la botanique et le dessin; mais il se délecte surtout à l’étude des mathématiques. Par ce trait de caractère il étonne beaucoup son père, lequel, dandy plein d’agrément et coureur de femmes de théâtre, se vantait d’être un amateur de beau langage. Il le déconcerte plus encore par l’indifférence qu’il montre pour les amis de sa famille. Enfin, il l’irrite souvent par son visage impénétrable, son débraillé et ses accès de colère. Il fit tant qu’il finit par se rendre importun. Comme il venait d’atteindre sa quatorzième année, il se vit gentiment exclure de la maison paternelle : sous prétexte qu’il était doué d’un rare esprit scientifique et qu’il pourrait, de ce fait, s’assurer un bel avenir, il dut s’embarquer pour la France, afin d’y préparer son admission à l’École Polytechnique. Arrivé à Bordeaux en 1860, il se rend aussitôt à Tarbes. Devenu élève interne au Lycée Impérial, il y travaille avec ardeur. Bien qu’il s’accorde mal avec son entourage, il tait contre mauvaise fortune bon cœur et se lie avec Georges Dazet, un de ses condisciples, dont on retrouvera le nom, plus tard, dans la dédicace de Poésies . Il se laisse séduire par cette littérature qu’il avait tant négligée jusque-là, et s’engoue de plusieurs classiques, à commencer par Sophocle. Au bout de trois ans, il quitte le Lycée de Tarbes pour entrer à celui de Pau (1863). Il vient d’avoir dix-sept ans. Au dire d’un de ses proches, c’était « un grand garçon tout mince, le teint pâle, les cheveux longs tombant en travers sur le front, d’ordinaire triste et silencieux et comme replié sur lui-même ». Il dévore une masse de livres : Milton, surtout, ainsi que Dante et Rabelais. Dans le courant de l’été 1867, il quitte le Collège de Pau pour venir se fixer a Paris, avec le dessein de se présenter aux examens de l’École Polytechnique. Il ne connaît personne, hormis un banquier nommé Darasse, lequel est commis au soin de lui payer la pension que son père lui a accordée pour faire ses études. On manque de documents sur les premiers mois de son séjour dans la capitale. On peut supposer qu’il entra au vieux lycée Henri-IV pour y faire sa rhétorique sous la férule d’un certain M. Hinstin. Il semble bien qu’il ait renoncé assez vite à suivre d’autres cours, puisqu’en août 1868 il fait paraître à ses frais, sous le voile de l’anonymat, un texte en prose qui n’est autre que le début des Chants de Maldoror . On sait que cette plaquette devait passer inaperçue. Il occupe une modeste chambre garnie dans le quartier de la Bourse, au numéro 23 de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Bien qu’il vive seul, il fréquente peu les cafés, faisant seulement de longues promenades le long de la Seine. De plus en plus, il s’abîme dans la lecture, outre les romantiques français, de Byron, Lewis et Ann Radcliffe. Désireux de changer d’hôtel, il se transporte au 32, faubourg Montmartre. Selon Louis Genonceaux, qui semble avoir eu sur lui des renseignements directs, il n’écrivait que la nuit. Buvant beaucoup de café, il s’asseyait à son piano afin de pouvoir soutenir chaque phrase au moyen de longs accords : exercice qui faisait le désespoir des locataires de l’hôtel. Car loin d’être découragé par le morne accueil qu’avait reçu du public le chant premier de Maldoror, il entendait lui donner la suite qu’il contenait en germe, autrement dit, achever ce qu’il appelle « son sacré bouquin ». Pour arriver à ses fins, il s’interdit toute sortie, comme en témoigne certain message qu’il adresse à son banquier (22 mai 1869) : « Au reste, je suis chez moi à toute heure du jour. » Grâce à ce travail opiniâtre, il parvint, en moins d’un an, à s’acquitter de sa tâche — soit les cinq autres chants de son fameux Maldoror. Tenant à prendre un pseudonyme, il s’inspira sans aucun doute du titre d’un roman d’Eugène Sue : Latréaumont. Il lui suffit de déplacer une voyelle pour obtenir Lautréamont. Dès lors, il ne lui restait plus qu’à se mettre en quête d’un éditeur. Après s’être vu éconduire de divers côtés, il eut la chance d’en trouver un en la personne d’Albert Lacroix, un Belge assez habile qui venait de fonder, faubourg Montmartre, certaine Librairie Internationale qu’il croyait promise au succès. En 1869, ce dernier fit donc paraître Les Chants de Maldoror intégralement. Mais craignant bientôt de se brouiller avec la justice « à cause de certaines violences de style » qu’on relevait dans tout le livre, il jugea prudent de suspendre la vente et demanda à l’auteur d’amender son texte. Après s’être longtemps montré inexorable, Ducasse finit par s’y résoudre (mais il devait mourir avant d’avoir complètement rempli sa promesse). Que se passa-t-il alors dans le secret de son cœur ? On l’ignore. Toujours est-il qu’au début de l’année 1870, il écrivit à son éditeur que, reniant son passé, « il ne veut plus chanter que l’espoir ». Il tint parole. Trois mois plus tard (en mai 1870) il publia la fameuse plaquette intitulée Poésies, sous la forme d’une Préface à un livre futur. Pour donner plus de poids à son dire, il s’est défait de son pseudonyme de Lautréamont. Que penser d’un pareil désaveu ? Il est tellement en désaccord avec le fond de sa nature que l’on incline à y voir quelque mystification ou une conversion sans lendemain. Quoi qu’il en soit, la brochure passe inaperçue. Isidore Ducasse n’avait plus que quelques mois à vivre. Quelques mois au cours desquels il changea constamment de domicile comme nous l’apprennent les rares lettres que nous possédons : du 32 faubourg Montmartre, il passe au 15 rue Vivienne, et de là retourne au faubourg Montmartre, mais cette fois au numéro 7. Ce manque de stabilité accuse peut-être autre chose qu’une simple crise morale. Philippe Soupault éclaircit-il le mystère quand il déclare : « Il ne paraît pas téméraire de supposer que, depuis 1869, Ducasse fréquentait les révolutionnaires. Vivant à Paris, pouvait-il se désintéresser du grand mouvement qui aboutit à la Commune ?» Et d’ajouter : « Dans L’Insurgé de Jules Vallès nous trouvons le portrait d’un Ducasse qui est d’une ressemblance accablante. » On le voit souvent prendre la parole dans les quartiers populeux. Mais le fait demeure trop vague pour qu’il soit possible d’avoir la moindre assurance. Ce dont on est certain, par contre, c’est qu’il mourut au 7 de son faubourg Montmartre. Mort à vingt-quatre ans, un 24 novembre, il fut inhumé le lendemain au cimetière du Nord. Il s’était composé en vain cette épitaphe : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Ainsi sa vie s’achevait-elle comme son œuvre — dans un mystère impénétrable. Un être si exceptionnel, tant dans son existence que dans son œuvre, et dont, d’ailleurs on ne possède que des portraits imaginaires, évoque irrésistiblement ce singulier météore que l’on appelle un bolide. Il devait, par là, donner prise aux jugements les plus arbitraires. Il en est un, surtout, qui retient l’attention : en se fondant sur le caractère insolite de son ouvrage, les monstruosités qu’on découvre à chaque page et la fureur blasphématoire qui s’y donne carrière (Dieu ne se voit-il pas appeler « l’Éternel à face de vipère » ?), on en est venu à conclure que Ducasse était atteint de folie. Ce fut Léon Bloy qui s’en chargea le premier. Peu après, Rémy de Gourmont ratifia cette opinion. Quant à Verlaine, il semble bien qu’il ait abondé dans leur sens, puisqu’il s’abstint de faire figurer Ducasse dans sa fameuse galerie des Poètes maudits . On ne laisse pas de s’étonner de ce jugement téméraire. Car chacun sait que le propre de la démence est justement d’être hors d’état de donner une expression valable à ce qu’elle conçoit. Or, que voit-on chez le comte de Lautréamont ? Un écrivain féru avant tout de la forme, et très apte à la cultiver puisqu’on relève, dans Maldoror, plusieurs morceaux dont l’écriture fait parfois penser à Dante et à nos plus grands prosateurs. Cette constatation est plus que suffisante pour que l’on se puisse inscrire à jamais en faux contre la prétendue folie d’Isidore Ducasse. Avec la plus entière bonne foi, Rémy de Gourmont devait, d’ailleurs, se déjuger un peu plus tard : au point de voir en Lautréamont un ironiste supérieur conduit à feindre la folie pour se soustraire à un monde dont il avait la nausée. Environ 1910, Valery Larbaud, puis Léon-Paul Fargue et Max Jacob appelèrent l’attention du public sur Les Chants de Maldoror. Il n’en fallut pas moins attendre la fin de la guerre de 1914 pour voir le nom de Lautréamont prendre tout l’essor que l’on sait. Mis au pinacle par l’école surréaliste, dont André Breton était le chef (1924), l’œuvre entière de Lautréamont fut rééditée avec soin par Philippe Soupault (1927). Auteur d’un livre qu’on peut tenir pour le plus étrange de toute notre littérature, Ducasse atteignit une des limites de la création poétique. Tout comme Rimbaud et Charles Baudelaire, il est l’inventeur d’un style où l’on peut voir le moteur de l’esprit poétique moderne.


♦ « L'effet d'ensemble est terrible au-delà de toute expression et d'une beauté unique surprenante... Le style des Chants de Maldoror est une sorte de poncif configuré à la divagante passion d'un dément. L'originalité serait nulle sans le paroxysme très particulier d'un certain accent qui doit étonner certains démons et que je n'avais encore trouvé dans aucune littérature. Mais cet accent-là qui fait ressembler chaque phrase à une louve enragée courant de ses pattes agiles et silencieuses à la rencontre d'un voyageur, est à lui seul une originalité démesurée, si formidable qu'à la lecture on sent battre ses artères et vibrer son âme jusqu'au tremblement, jusqu'à la dislocation. » Léon Bloy. ♦ « Il est avec Rimbaud,plus que Rimbaud peut-être, le maître des écluses pour la littérature de demain. » André Gide. ♦ « En prenant congé de Maldoror, on ne voit que mieux que cet étrange et fabuleux personnage n'a vraiment existé au milieu de nous que pour dire certaines choses que lui seul pouvait dire, et qu'il s'est retiré ensuite, sans vouloir avouer pourquoi il les avait dites. L'effet d'étonnement que l'on ressent devant les Chants de Maldoror s’effacera en partie; la surprise de nos successeurs sera moins grande que la nôtre, mais on ne s'habituera jamais à considérer face à face ce visage tragique; pas plus qu'on ne s'est habitué à celui de Pascal ou de Baudelaire. Les génies nocturnes peuvent attirer moins d'esprits que les autres, mais ceux qui ont été séduits une fois par leur redoutable pouvoir, leur sont attachés par Une passion qui ressemble à un long et mystérieux envoûtement. » Edmond Jaloux. ♦ « Ce qui m'étonne, c'est la logique à outrance de Lautréamont. il discerne, avec une précision cruelle, les limites de chaque mode du langage, et démontre que le mode lyrique est le plus illimité. Les échos de ses grandes images se croisent d’un bout à l'autre de son poème. Le retentissement, par un art qu’on serait tenté de comparer à l'attrait de la lune s'exerçant sur les vagues, non seulement ordonne en chants et en strophes le poème, mais il en organise aussi l'unité impeccable. » Giuseppe Ungaretti. ♦ « Ducasse possède cette maîtrise modeste de celui qui, menant encore la vie d'étudiant, écrit pourtant une œuvre mûre. Bien que son accent soit puissant, son procédé simple et délicat jaillit du milieu simple de l’écrivain solitaire, indépendant, grandi par cette sorte de ruine latente qu ’il trouve en sa chambre d'hôtel. » Ramôn Gômez de la Sema. ♦ « C'est au comte de Lautréamont qu'incombe peut-être la plus grande part de l'état de choses poétique actuel : entendez la révolution surréaliste. » André Breton. ♦ « A quoi bon parler du comte de Lautréamont. Vous semblez oublier que la France a horreur de la poésie, de la vraie poésie; elle n’aime que des saligauds comme Béranger ou de Musset. » Paul Éluard. ♦ « L'admirable lucidité d'Isidore Ducasse l'a fait traiter de fou par Léon Bloy et Rémy de Gourmont. Il est si simple d’accuser de folie un homme dont on ne comprend pas l’angoisse. Les aveugles ignorent le soleil. » Philippe Soupault. ♦ « Il eut l’idée d’un procédé qui a donné à son œuvre son originalité : il remplaça toutes les abstractions par des noms d'objet ou, de préférence, d’animaux n’ayant avec les poèmes aucun rapport logique... Lautréamont, le premier, raya Satan et âme, et écrivit au-dessus : Dieu et cheveu. Mais, même lorsqu’il donne des résultats aussi curieux, quelle est la valeur littéraire d ’un procédé ? » André Malraux. ♦ « Lautréamont, salué cordialement comme le chantre de la révolte pure, explique au contraire, et malgré lui, le goût de l'asservissement intellectuel qui s'épanouit dans notre monde. » Albert Camus. ♦ « Les Chants de Maldoror ne sont pas un éclair tombé du ciel serein. Ils sont le torrent d'aveux corrosifs alimenté par trois siècles de mauvaise conscience littéraire. Ils viennent à point nommé pour corriger dans notre littérature un déséquilibre des plus graves, et on s'étonne de la méconnaissance où l'on a tenu si longtemps le sens extraordinairement positif de l’apport de Lautréamont, qui consiste en une avalanche de matériaux bruts, encore tout ruisselants de gemmes souterraines — matériaux à construire l’homme complet. » Julien Gracq. ♦ « Lautréamont est cet être étrange qui, irréel encore sous le nom apparent de Ducasse, a voulu se donner à lui-même le jour et porter tout à fait la responsabilité de son propre commencement. Tentative admirable et qui est la vérité de son mythe. » Maurice Blanchot.