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L'anneau de Gygès

Pour illustrer sa thèse, Glaucon rappelle un mythe grec ancien, celui du berger Gygès et de l'anneau de l'invisibilité, qu'il trouva, et dont l'usage le conduisit à une relation adultérine, au meurtre et à l'usurpation de pouvoir.



« Gygès était un des bergers au service du roi qui régnait alors en Lydie. Après un grand orage où la terre avait éprouvé de violentes secousses, il aperçut avec étonnement une profonde ouverture dans le champ même où il faisait paître ses troupeaux ; il y descendit, et vit, entre autres choses extraordinaires qu'on raconte, un cheval d'airain creux et percé à ses flancs de petites portes à travers lesquelles, passant la tête, il aperçut dans l'intérieur un cadavre d'une taille en apparence plus qu'humaine, qui n'avait d'autre ornement [359e] qu'un anneau d'or à la main. Gygès prit cet anneau et se retira. C'était la coutume des bergers de s'assembler tous les mois, pour envoyer rendre compte au roi de l'état des troupeaux; le jour de l'assemblée étant venu, Gygès s'y rendit et s'assit parmi les bergers avec son anneau. Or il arriva qu'ayant tourné par hasard le chaton en dedans, [360a] il devint aussitôt invisible à ses voisins, et l'on parla de lui comme d'un absent. Étonné, il touche encore légèrement l'anneau, ramène le chaton en dehors et redevient visible. Ce prodige éveille son attention; il veut savoir s'il doit l'attribuer à une vertu de l’anneau, et des expériences réitérées lui prouvent qu'il devient invisible lorsqu'il tourne la bague en dedans, et visible lorsqu'il la tourne en dehors. Alors plus de doute: il parvient à se faire nommer parmi les bergers envoyés vers le roi; il arrive, séduit [360b] la reine, s'entend avec elle pour tuer le roi et s'empare du trône. Supposez maintenant deux anneaux semblables, et donnez l'un au juste et l'autre au méchant. Selon toute apparence, vous ne trouverez aucun homme d'une trempe d'âme assez forte pour rester inébranlable dans sa fidélité à la justice et pour respecter le bien d'autrui, maintenant qu'il a le pouvoir d'enlever impunément tout ce qu'il voudra de la place publique, [360c] d'entrer dans les maisons pour y assouvir sa passion sur qui bon lui semble, de tuer les uns, de briser les fers des autres, et de faire tout à son gré comme un dieu parmi les hommes. En cela rien ne le distinguerait du méchant, et ils tendraient tous deux au même but. Ce serait là une grande preuve que personne n'est juste par choix, mais par nécessité, et que ce n'est point un bien de l'être puisqu'on devient injuste dès qu'on peut l'être impunément. Oui, conclura le partisan de la doctrine que j'expose, l'homme a raison de croire [360d] que l'injustice lui est plus avantageuse que la justice; et quiconque, avec un tel pouvoir, ne voudrait ni commettre aucune injustice ni toucher au bien d'autrui, serait regardé, par tous ceux qui seraient dans le secret, comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes; tous cependant feraient en public son éloge, se trompant mutuellement, dans la crainte d'éprouver eux-mêmes quelque injustice. » PLATON
 
Dans la « République », II, Platon relate un mythe qui illustre l'idée qu’on ne pratique la justice que malgré soi et par impuissance de commettre l'injustice. Gygès était berger. Lors d'un tremblement de terre accompagné d'un orage, la terre se fendit pour laisser apparaître une crevasse. Il y descendit et trouva un cheval d'airain, creux à l'intérieur, qui recélait le cadavre d'un géant. Au doigt de ce cadavre était une bague en or que Gygès déroba pour la passer à son doigt. Puis il remonta et assista au soir à une assemblée de bergers qui faisait au roi un rapport sur l'état des troupeaux, et machinalement tourna la bague autour de son doigt. Lorsque le chaton de celle-ci était à l'intérieur de sa main, il devenait invisible. S'il le retournait à l'extérieur, il redevenait visible. Conscient de son pouvoir, il s'introduisit dans le palais du roi, séduisit la reine, tua le roi, et s'empara du royaume. Tout homme doté d'un tel pouvoir miraculeux, qu'il soit d'un naturel juste ou injuste, n'aura pas le tempérament assez fort pour résister à la tentation d'en user, pour voler le bien d'autrui, tuer, séduire, "faire comme un dieu parmi les hommes". Ce récit montre que nul n'est juste par choix mais par contrainte, que l'on ne tient pas la justice pour un bien individuel, et que chaque fois qu'il est possible de commettre l'injustice, on le fait.


Glaucon affirme qu'on obéit aux lois par peur. Qui resterait « fidèle à la justice » s'il pouvait, comme Gygès, agir impunément ?
 
«            Glaucon : - Ecoute ce que je me suis chargé d'exposer d'abord, c'est-à-dire quelle est la nature et l'origine de la justice. On dit que, suivant la nature, commettre l'injustice est un bien, la subir un mal, mais qu'il y a plus de mal à la subir que de bien à la commettre. Aussi quand les hommes se font et subissent mutuellement des injustices et qu'Ils en ressentent le plaisir ou le dommage, ceux qui ne peuvent éviter l'un et obtenir l'autre, jugent qu'Il est utile de s'entendre les uns les autres pour ne plus commettre ni subir l'Injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice. Telle est l'origine et l'essence de la justice. Elle tient le milieu entre le plus grand bien, c'est-à-dire l'Impunité dans l'injustice, et le plus grand mal, c'est-à-dire l'impuissance à se venger de l'injustice. Placée entre ces deux extrêmes, la justice n'est pas aimée comme un bien, mais honorée à cause de l'Impuissance où l'on est de commettre l'Injustice. Car celui qui peut la commettre et qui est véritablement homme se garderait bien de faire une convention aux fins de supprimer l'injustice ou commise ou subie ce serait folie de sa part. Voilà donc, Socrate, quelle est la nature de la justice, et l'origine qu'on lui donne. » Platon, « La République », livre 2, 358d/359b.


 
Ce que nous montre le mythe de Gygès, c'est que tous les hommes, tout en voulant vivre dans un État policé où tout le monde respecte les lois, rêvent, au fond, de pouvoir faire, eux seuls, exception. Tout le monde vit donc comme une contrainte insupportable à sa propre affirmation les limites qu'il trouve naturel de voir acceptées par les autres. Si tout le monde rêve de vivre dans un État policé, c'est pour ne pas avoir à subir les violences qui pourraient découler de l'appétence des autres. Personne n'a envie d’être volé, blessé, violé, tué. Chacun accepte alors de restreindre sa propre affirmation afin de voir les autres se restreindre aussi. Nous avons là les prémices du contrat social que les philosophes des xviie et xviiie siècles vont explorer longuement. Mais nous avons aussi l'explication à la tentation permanente qu'ont les hommes d'échapper aux lois, comme en témoigne l'action criminelle de Gygès. L'homme ne se transforme pas fondamentalement en décidant qu'il est meilleur pour lui de se donner des lois et de leur obéir pour parvenir à vivre avec ses semblables. Dès qu'un individu peut, sans se faire prendre, contrevenir aux lois il le fait. Dès qu'il peut, par exemple, frauder le fisc sans risque, il le fait presque immanquablement. En face des individus, il est donc nécessaire qu'il y ait non seulement des lois, mais une force qui impose aux hommes de leur obéir, celle de l'État, en tant que puissance transcendante, qui impose l'ordre, autrement dit surveille, organise et prévient les tentations individuelles, notamment en punissant ceux qui s'adonnent au crime et sont pris. Ce que nous montre le mythe de Gygès, c'est que nous sommes conduits à justifier l'existence des lois  et de l'État lorsque nous faisons une description « réaliste » de la nature humaine. C'est effectivement ainsi que naît la célèbre thèse politique de Hobbes :  sa vision de la réalité humaine le conduit à affirmer comme nécessaire une hiérarchie radicale des hommes, seule capable de garantir à chacun la sécurité à laquelle il aspire.



Contre Gygès, Socrate répliquera: N'est pas moral celui qui s'abstient de commettre un délit uniquement parce qu'il redoute d'être châtié. Une société composée d'individus totalement immoraux, capables de tout si la loi ne les frappait pas durement, serait une société parfaitement inhumaine. De la morale dépend l'harmonie sociale.


Platon
Dans le livre II de La RépubliqueSocrate et ses interlocuteurs s'interrogent sur la nature de la justice. Glaucon prétend que l'injustice est naturelle à l'homme, alors que la justice est imposée. Il raconte l'histoire du berger Gygès qui aurait trouvé un anneau lui permettant de se rendre invisible. Il put commettre alors toutes sortes de méfaits.

Problématique
Qu'est-ce qui incite les hommes à être justes ?

Enjeux
La justice est-elle un bien poursuivi spontanément, ou seulement un artifice de la loi ? N'est-on juste que par faiblesse ? Que ferions-nous si nous détenions l'anneau de Gygès ?

L'anneau de Gygès

"Pour prouver que l'on ne pratique la justice que malgré soi et par impuissance de commettre l'injustice, [...] donnons à l'homme de bien et au méchant un égal pouvoir de faire ce qui leur plaira ; suivons-les ensuite et regardons où la passion va les conduire : nous surprendrons l'homme de bien s'engageant dans la même route que le méchant, entraîné par le désir d'avoir sans cesse davantage, désir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramène de force au respect de l'égalité. [...] Nous ne trouverons aucun homme d'une trempe assez forte pour rester fidèle à la justice et résister à la tentation de s'emparer du bien d'autrui, alors qu'il pourrait impunément prendre au marché ce qu'il voudrait, entrer dans les maisons pour s'accoupler à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres, en un mot être maître de tout faire comme un dieu parmi les hommes." Belles-lettres, 1920, trad. Chambry.


l'anneau de Gygès et nous :
"Si nous avions l'anneau, nous ferions beaucoup de choses, c'est sûr, qu'aujourd'hui nous ne faisons pas. [...] Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi des choses que, même alors, nous nous interdirions de faire." A. Comte-SponvilleVivre, 1988.

justice : norme morale qui permet de penser ce qui est bien et ce qui est mal. Un homme juste agit conformément aux exigences de la morale.
l'homme de bien : l'individu qui obéit à la morale. Selon Glaucon, interlocuteur de Socrate, il n'agit moralement que parce qu'il est obligé de le faire.




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