LAFORGUE Jules
LAFORGUE Jules 1860-1887
Comme Isidore Ducasse (voir à Lautréamont), il est né à Montevideo (Uruguay) où son père, un temps professeur, est employé de banque; comme Ducasse, il se retrouve pensionnaire au lycée de Tarbes (1866-1873), leurs familles, comme aussi celle de Supervielle, sont originaires de la région qui a fourni de forts contingents d’émigrés; comme Ducasse, enfin, Laforgue mourut jeune — à vingt-sept ans, sans avoir connu le succès... La comparaison pourtant n’éclaire en rien. On pourrait aussi bien dégager les différences: Laforgue a quitté l’Amérique du Sud trop jeune pour en avoir gardé des souvenirs précis, il ne fut pas fils unique, (son frère aîné Emile était pensionnaire au lycée en même temps que lui et d’ailleurs leur mère, Ernestine Pauline née Lacolley, mourut en mettant au monde son douzième enfant, en 1877). En outre, Laforgue dut, lui, travailler toute sa vie (si courte il est vrai) pour la gagner, bien misérablement, dans d’humbles emplois précaires, comme copiste, puis, à partir de 1881, comme lecteur auprès de l’impératrice Augusta, la grand-mère du Kaiser Guillaume II. Pendant cinq ans, il ira avec elle de Coblence à Bade, de Hombourg à Berlin, en passant par Elseneur. Ah! les fantômes qu'il a dû croiser, de Hamlet et du Prince, le héros de Kleist! Et puis les temps ne sont pas les mêmes: la toute fin du Second Empire est un moment d’effervescence, les revues courent sous le manteau, on songe à la Commune, certains des dédicataires des Chants de Maldoror le font, en tout cas. Dix ans plus tard rien ne subsiste de tout cela; le temps est à l'ennui; à gauche on digère les morts de la Semaine sanglante, à droite on fait des sous. Bien sûr, il y a encore des mouvements littéraires, Laforgue, avant 1881, va aux réunions des Hydropathes notamment, où il retrouve Charles Cros, puis après 1885, soumet ses oeuvres au jugement de Gustave Kahn avec qui il collabore à La Vogue. Mais une grande flambée s'est éteinte: Rimbaud et Corbière se sont tus, Cros bégaie, Verlaine est au creux de la vague. Laforgue, lui, — a-t-il conscience d'appartenir à la même vague? — dit tout ce qu'il a à dire très vite: les Complaintes paraissent en juillet 1885. Il lui reste encore deux ans... Deux ans, pour écrire; L’Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886), Les Moralités légendaires (un recueil de contes poétiques) et Derniers Vers, Le Sanglot de la Terre (des oeuvres posthumes); pour aimer, une jeune anglaise nommée Leah Lee, qu'il épouse à Londres le 31 décembre 1886; pour mourir, de tuberculose, le 20 août 1887 — Leah, qui souffrait du même mal, allait le suivre dans la tombe quelques mois plus tard. Dandy, clown, triste évidemment, l'immédiate postérité, qui n'a pas su ou voulu aller au-delà du masque, n'a pas pris Laforgue au sérieux. Certains l'ont fait très gentiment, il a eu droit au vocable de «Pierrot lunaire», à celui d'Arlequin, on a parlé de Watteau souvent à son propos. D'autres ont essayé même de le prendre au sérieux, c'est-à-dire, dans les manuels scolaires, de le classer: on le range de préférence dans la rubrique «mineurs» — il a si peu écrit, il est si marginal — et même dans la sous-rubrique «décadents», dont on explique que «ils cherchent dans le laisser-aller un suprême raffinement». Laforgue? du laisser-aller? Lui, qui des six fois, des sept fois refaisait ses poèmes. Non, le laisser-aller, qu'on aille le chercher autre part, dans les alexandrins bouclés à grands coups de chevilles, dans les effusions lyriques, dans la rhétorique... Chez Laforgue on trouvera la voix d'un poète pudique, originale et sincère.
LAFORGUE Jules
1860-1887
Poète né à Montevideo (Uruguay) et, semble-t-il, par hasard (voir plus loin, l’article « Lautréamont »). « Inquiétant et charmant, d’une sensibilité si large et si humaine dans son ironie », dit très joliment Gustave Lanson dans sa célèbre Histoire de la littérature française ; et c’est d’ailleurs tout ce qu’il nous dit sur Laforgue deux lignes. La critique moderne tend à remettre à sa vraie place, c’est-à-dire au programme des études secondaires, ce poète trop discret. Orphelin très tôt, Laforgue reporte son affection sur sa sœur. Il a vécu, d’abord, d’obscurs travaux; lu, dès son plus jeune âge, des philosophes sombres et toxiques, d’Europe centrale ou d’Asie. Il sera nommé (grâce à Paul Bourget qui est poète alors) lecteur de l’impératrice Augusta à Berlin (1881-1886). Il épousera miss Leah Lee en 1886 et mourra l’année suivante à vingt-sept ans. Ses œuvres, par leur titre déjà, « lui ressemblent », comme on dit : Les Complaintes (1885), L’Imitation de Notre-Dame la Lune (1886) et (posthume) Des fleurs de bonne volonté (1890), sans parler d’un recueil de proses, bien dignes de ses poèmes, les Moralités légendaires (1887). À quoi s’ajoutent Derniers vers, en « vers libres », et, dernières parues mais écrites en premier (de 1878 à 1883), des pièces réunies sous ce titre un peu mélodramatique, Le Sanglot de la terre, titre qui est de lui, mais qui ne « lui ressemble » guère, cette fois, pas plus du reste que les sujets traités. Du moins, ce premier livre explique-t-il rétrospectivement toute l’évolution de Laforgue : la petitesse, les limites trop vite atteintes, en un mot la relativité de toutes choses, lui font mal ; et même, à l’inverse de chacun de nous, lui font peur. Seuls le rassurent et lui rendent la paix mentale l’idée de l’absolu, ou le spectacle de l’infini. Cet appétit métaphysique et aussi cosmique, explicitement révélé dans ces premiers poèmes (notons qu’il n’osa pas les publier), se donnera aussi carrière, bien sûr, dans tous ses ouvrages ultérieurs, mais non plus ouvertement : sous le couvert de l’ironie - presque toujours - ou de la fausse candeur. Ainsi, dans Les Complaintes, il compensera souvent par des rythmes naïfs de ronde enfantine l’étonnante vision qu’il évoque (par exemple la Complainte de la lune de province). Puis, bientôt, il s’avise d’une ruse ou d’un supplice plus raffinés : il va feindre une inusable sérénité, un sérieux méthodique. Ainsi, le ton, outrageusement grave et digne, entend d’une part prévenir les lecteurs de ne pas « être dupes » d’un auteur qui, de toute évidence, s’amuse ; et, d’autre part, nous sommes dupés, car l’auteur en réalité ne s’amuse pas. Pour finir, tout le monde est pris dans ce piège ingénieux : nous, ravis d’avoir compris que c’est drôle ; Laforgue, ravi qu’on n’ait pas compris que c’était sérieux. La même ambiguïté lui servira de parade vis-à-vis des femmes. Il attendait tout de l’amour : qu’il soit calme, grand, pur. En somme, la rédemption de notre médiocrité. Il attendait tout de la femme : un être franc, rigoureusement limpide. Net et neuf. -Ici encore, ce qui lui fait peur, ce n’est pas l’infini mais le relatif. Ce qui est, dans notre condition d’être humain « moyen » : faux, quotidien; mesquin surtout.
La Femme? J’en sors, La mort Dans l’âme.
Pour se prémunir contre de nouvelles déceptions, il refusera de s’abandonner. Il affectera la froideur, sifflotera d’un air détaché ; à moins qu’il ne bâille négligemment, mais discrètement, dans le creux de sa main (comme fait, devant la jeune héroïne, le héros de son conte Persée et Andromède) ; et puis il passera son chemin d’une allure traînarde et correcte, correcte et traînarde (comme fait son Hamlet au début des Moralités légendaires). Il a tant de fois répété qu’il était insensible que chacun le répéta bientôt après lui, et il en a souffert : les femmes l’ont cru impuissant, ou mufle ; et ses contemporains l’ont cru léger. Remy de Gourmont, dans son Livre des masques, traite cet homme qui eut à peine le temps, avant de mourir, d’être un jeune homme, d’« enfant trop chéri », et encore, de « petite fille trop écoutée ». Laforgue est au contraire - et là réside précisément la méprise qu’il s’est amusé cruellement à entretenir - un adulte précoce. Quant à la nature féminine à quoi Gourmont fait ici allusion, nous y verrions bien plutôt de la pudeur, qui est en général (et bien curieusement), en matière littéraire, une vertu masculine. La singularité du poète est tout aussi violente sur le plan de la forme. Son vers, qu’il voulut longtemps « carré », à l’exemple des chansons populaires qu’il a bien pratiquées, affectionne de plus en plus les ruptures de cadence, les heurts, les brusques modulations vers des tonalités (c’est-à-dire, en somme, des humeurs) très éloignées, voire opposées. Peu à peu sa métrique se libère ; ainsi dans un de ses nombreux Dimanches :
Bref, j’allais me donner d’un « Je vous aime » Quand je m’avisai non sans peine Que d’abord je ne me possédais pas bien moi-même.
Il lui est même arrivé (et déjà au temps des Complaintes, son premier recueil publié) d’aligner bout à bout des « vers » ainsi dérythmés, et de sous-titrer le poème Prose blanche (étonnant morceau d’écriture et de « tempérament » baroques, d’ailleurs). Enfin dans les Moralités légendaires (un chef-d’œuvre), il rejette même le poème ou, du moins, n’y recourt que de place en place, en alternance avec la prose (sous forme de chansons, de comptines ; ou de pieuses et ironiques maximes rimées, quand il lui prend envie), comme La Fontaine dans Les Amours de Psyché et de Cupidon. Ce n’est d’ailleurs pas la seule ressemblance de Laforgue et de La Fontaine, ces deux grands poètes qu’on a trop vite crus quand ils nous pressaient de ne pas les prendre pour autre chose que pour des « fantaisistes ». Et l’on pourra s’amuser à rapprocher la scène du dragon dans la Psyché de La Fontaine - livre second - avec celle de Laforgue dans Persée et Andromède (la plus belle des Moralités légendaires).
LAFORGUE Jules. Poète français. Né à Montevideo le 16 août 1860, mort à Paris le 29 août 1887. Son père, Charles-Benoît, d’origine tarbaise, fut professeur libre, puis employé de banque; sa mère, Pauline-Ernestine Lacolley, née au Havre de parents bretons, eut onze enfants et mourut en couches à la naissance du douzième. En 1866, Jules Laforgue entra comme pensionnaire au Lycée de Tarbes, avec son frère aîné Émile; ils y demeurèrent sept ans; puis la famille, retournée en Amérique dans l’intervalle, s’étant transportée à Paris, il poursuivit ses études au lycée Fontanes (depuis Condorcet).
Après son échec au baccalauréat et le retour de ses parents dans le Midi, il commença de fréquenter les milieux littéraires, dont le cercle des Hydropathes, où il se lia avec Charles Cros, Rollinat, Goudeau, Bourget (qui n’était encore que l’auteur de vers sentimentaux et faciles). Laforgue vivait d’humbles emplois, de travaux de copie pour Charles Ephrussi, critique d’art, écrivait aux petites revues, correspondait avec Gustave Kahn, alors zouave en Algérie. Sur le conseil de celui-ci, il renonçait à publier ses premiers poèmes, Le Sanglot de la terre , et inaugurait, en même temps que l’auteur des Palais nomades, une technique libérée du vers. A la fin de 1881, par l’entremise de Bourget, il obtint un poste de lecteur auprès de l’impératrice Augusta, grand-mère du futur Guillaume II, et séjourna à Berlin, accompagnant la souveraine dans ses déplacements, à Bade, à Coblence et jusqu’à Elseneur, où il dut croiser l’ombre d’Hamlet et concevoir le thème d’un de ses plus jolis contes des Moralités légendaires . Rentré en France, il y rejoignit Kahn, qui avait reçu d’Allemagne les premières Complaintes . L’admirable recueil parut en 1885, un an après la révélation par Verlaine, dans ses Poètes maudits , des Amours jaunes de Tristan Corbière. Bien que Laforgue s’en soit défendu jusqu’à dénigrer son prédécesseur, l’influence de Corbière, intermittente, est indéniable, si émouvante et profonde que demeure l’originalité du génie laforguien art, vraiment, qui échappe a toute analyse comparative, fait de douceur, de gouaille, tout cela porté sur une mélodie tenant à la fois de la chanson populaire et du lied le plus raffiné. Enfin, l’amour, dont le poète n’avait jusque-là connu que les déceptions, se transfigura soudain sous les traits d’une jeune Anglaise, Leah Lee, fréquentée quelques mois plus tôt à Berlin, d’où il l'emmena en France et qu’il épousa à Londres le 31 décembre 1886. Déjà miné par la phtisie, il eut encore le temps de composer et de publier le délicieux Concile féerique, les chansons cruelles et suaves de L’Imitation de N.-D. la Lune , de collaborer à La Vogue — fondée par Kahn et où il découvrit les Illuminations de Rimbaud —, et d’achever les Moralités légendaires (qui ne verront le jour que posthumes). Quelques proses de Laforgue furent encore insérées dans la Revue indépendante d’Édouard Dujardin et dans les Entretiens politiques et littéraires de Teodor de Wyzewa. Installé rue de Commaille avec sa jeune femme, le poète dut bientôt s’aliter et cesser tout travail. Au moment où son médecin décidait de l’envoyer en convalescence en Algérie, il s’éteignit sans souffrances, au milieu de l’été et dans sa vingt-septième année. La pauvre Leah, qui avait contracté son mal, lui survécut peu de mois. Des fleurs de bonne volonté et d’autres poèmes épars, édités par souscription et par les soins de ses amis Edouard Dujardin et Félix Fénéon, en 1890, sont sans doute les plus neufs que Jules Laforgue ait écrits et, en tout cas, restent comme l’exemple accompli du plus authentique, du plus musical vers libre — Poésies , Derniers Vers et Mélanges posthumes .
Prénommé Jules en l'honneur de César par un père employé de banque et admirateur du dictateur romain, Laforgue, né à Montevideo en 1860, potache à Paris, est un élève si timide qu'il échoue trois fois au baccalauréat parce qu'il s'effondre à l'oral. Le jour où sa mère meurt en mettant au monde son douzième enfant, il perd la foi. Il mène une vie étriquée dans le milieu artiste en tentant de placer poèmes et dessins dans des revues, tout en fréquentant les bibliothèques pour y étudier sciences et philosophie. Ce rêveur sentimental et délicat obtient, à 21 ans, le poste de lecteur auprès de l'impératrice d'Allemagne Augusta. La nécessité de gagner son poste l'empêche d'assister aux funérailles de son père. En 1884, il fait publier Les Complaintes et compose son Imitation de Notre-Dame de la Lune. Il est las de Berlin. Il a rencontré Leah Lee, une jeune Anglaise, et voudrait vivre en France avec elle. En 1886, il retrouve Paris et la vache enragée de ses débuts. Il recommence à courir les rédactions. Au début de l'année 1887, il se plaint d'un « rhume » : il s'agit d'une phtisie galopante, inguérissable à l'époque. Ses amis lui cachent la vérité et l'aident financièrement. Celui qui dissimulait une douce amertume sous un air perpétuellement moqueur s'éteint le 20 août, à 27 ans. Sa veuve, repartie en Angleterre, ne lui survit qu'un an, emportée, au même âge, par le même mal.