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La violence (cours de philosophie)

INTRODUCTION

1) Définition de la violence

- Nous avons vu, dans le cours sur le pouvoir, que la violence semblait inhérente au pouvoir et à sa genèse et qu’elle constituait un mode dur par excellence. Mais qu’est exactement la violence ?
- On parle d’un homme d’un caractère violent, c’est-à-dire d’un homme qui a tendance à user et à abuser de sa force; on dit qu’un vent est violent pour désigner un vent d’une grande force; un désir est qualifié de violent lorsque sa force est telle qu’on ne peut lui résister.
L’origine étymologique (violence vient du latin « violentia «, de « vis «, la force, la puissance, la vigueur, mais aussi l’essence d’une chose, ou encore la ressource d’un corps pour exercer sa force) signifie à la fois la forcela puissance. Au coeur de la notion de violence se trouve l’idée d’une force, d’une puissance naturelle dont l’exercice contre quelque chose ou quelqu’un fait le caractère violent : la force devient violence lorsqu’elle dépasse la mesure ou perturbe un ordre.
- La violence passe aussi pour l’effet de la force humaine ou animale; elle désigne aussi un mouvement contre nature : Aristote en fait le principe de ce qui affecte une chose de l’extérieur, contrairement à sa nature. La violence s’exerce également contre la nature intérieure, comme l’indique l’expression “se faire violence”. Elle résulte alors de l’effort volontaire contre l’instinct ou l’impulsion. La violence évoque également le renversement et la destruction d’obstacles ; elle est alors brutale et spontanée. Mais elle peut être bien entendu le produit de la volonté délibérée quand elle est préméditée.
- Si le langage courant nous invite à établir une relation entre force et violence, il convient de distinguer ces deux notions.
- La force, en son sens philosophique fondamental, est énergie et maîtrise de soi (exemple de la fermeté stoïcienne). Principe de puissance et d’action, déploiement de la volonté souveraine, la force se distingue de la violence entendue comme puissance déchaînée, non maîtrisée par la raison et le discours.
- La violence désigne, en effet, une puissance corrompue, à base de colère, une impatience dans la relation à autrui, puissance par laquelle j’exerce une contrainte sur autrui, de telle sorte qu’il exécute et réalise ce qui est cependant contraire à sa volonté et à ses fins. A la différence de la force qui est maîtrise de la volonté, la violence refuse de convaincre par persuasion pour contraindre l’interlocuteur ; elle fait partie, nous l’avions vu, des moyens « durs « du pouvoir. « La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison par raison et choisit le moyen court pour forcer l’adhésion…La violence se situe à l’opposé de la force, car l’énergie qu’elle met en oeuvre n’est que l’énergie du désespoir « (G. Gusdorf, La vertu de force).
- La violence naît souvent d’un effort pour compenser un sentiment d’infériorité, effacer une frustration (la violence du coléreux), alors que la force est le pouvoir effectif d’exercer une action sur quelque chose ou sur quelqu’un. La force morale, par exemple, est une puissance souveraine, un principe d’action qui implique la maîtrise de soi. La violence apparaît alors comme l’expression d’une faiblesse secrète.
- Il faut aussi distinguer, selon Julien Freund (in Qu’est-ce que la politique ?), la force publique, dont dispose le pouvoir, et la violence : « dès que la force est contestée naît la violence «. Alors que la force contraint, la violence opprime : la violence consiste dans un emploi de la force pour nier l’autonomie, l’intégrité physique, voire la vie de l’autre. En ce sens, la violence est une contrainte physique ou morale tendant à faire réaliser par un individu ou un groupe ce qui est contraire à leur volonté.

2) Problématisation du sujet (exercice  de classement de sujets de dissertation)

Problème de la nature de la violence (la violence est-elle toujours avouée ? Où commence, où finit la violence ? N’y a-t-il de violence que physique ?)
Problème de la nécessité de la violence (les relations avec autrui peuvent-elles être exemptes de conflits ? La guerre est-elle fatale ?)
Problème de la valeur morale de la violence (la violence est-elle toujours condamnable ? La violence peut-elle avoir raison ? ).
Problème de la relation de la violence et de réalités antagonistes (La raison est-elle génératrice de violence ?).
- D’où vient donc la violence ? Quelle est sa racine ultime ? Tient-elle à l’être même de l’homme ou à sa situation dans le monde ? Est-elle naturelle ou représente-t-elle un phénomène culturel ? En quoi la violence peut-elle être légitime, c’est-à-dire à quelle condition la violence est-elle acceptable ? La violence, enfin, peut-elle être supprimée? La non-violence est-elle un moyen de lutter contre la violence ? Ou n’est-ce pas dans la raison qu’il convient de chercher le remède efficace ? Bref, comment penser la violence : y a-t-il un emploi légitime de la violence ou est-elle par nature illégitime ?

I) LES RACINES DE LA VIOLENCE 

-        D’où vient la violence qui est en nous et hors de nous ? A-t-elle une source naturelle ? Ou son origine est-elle sociale, culturelle, historique ? Ne renvoie-t-elle pas à la dimension même du Sacré et de l’interdit ? Nous allons voir qu’aux sources de la violence, nous trouvons des fondements multiples – biologique, psychologique, historique, métaphysique – qui s’additionnent et convergent.

A) L’ORIGINE NATURELLE DE LA VIOLENCE

- La violence serait d’abord un fait naturel, prenant une expression ultime chez l’homme, s’approfondissant et se développant avec la culture.

1)     Violence et agressivité

- Il convient d’abord de distinguer agressivité et violence : l’agressivité est naturelle au sens où elle est universelle, instinctive dans une espèce donnée ; la violence, irréductible à l’agressivité, est spécifiquement humaine.
L’agressivité, selon l’éthologue Konrad Lorenz, est un instinct. Chez l’animal, il a une fonction adaptative, au service de la survie de celui qui en fait usage. Il faut distinguer différents types d’agressivité : l’agressivité prédatrice qui est génétiquement programmée ; l’agressivité défensive (auto-conservation, conservation de l’espèce, territorialité); l’agressivité intraspécifique (entre animaux de la même espèce); l’agressivité interspécifique (entre animaux d’espèces différentes).
- L’agressivité interspécifique est rare et elle est généralement défensive (lorsque l’animal se sent menacé). L’agressivité animale est essentiellement intraspécifique : des travaux ont montré que l’agression intraspécifique est un phénomène relativement fréquent dans le monde animal et qu’elle peut aller parfois jusqu’au cannibalisme. Mais cette agressivité n’est généralement pas sanguinaire, elle n’a pas pour but de tuer, de torturer, mais consiste essentiellement en une attitude de menace qui sert d’avertissement.
- Selon Lorenz, l’animal possède des processus inhibiteurs de l’agression intraspécifique. Par exemple, deux loups qui s’affrontent pour la direction d’une meute rivalisent dans la menace, mais sans violence réelle.

2) L’instinct de violence

- Certains scientifiques établissent un lien entre la biologie et la criminalité. En 1965, une étude publiée dans la revue Nature par Patricia Jacobs annonçait avoir découvert un “chromosome surnuméraire Y” chez une population de sujets présentant une déficience mentale et une propension à la criminalité. Mais cette thèse génétique est aujourd’hui abandonnée : l’anormalité des chromosomes XXY ou XYY ne se retrouve que chez une minorité de meurtriers et cette structure génétique ne fait pas nécessairement  un criminel.
- On a également observé des différences biologiques entre sexes concernant la propension au comportement violent. Les hommes sont généralement plus agressifs et violents que les femmes; le taux de criminalité est huit fois supérieur chez les hommes que chez les femmes. Les observations sur les animaux suggèrent qu’il y aurait une base biologique à cette conduite. On constate en effet que le taux d’hormones sexuelles mâles (testostérone) joue un rôle important dans la propension à l’agression.
- Mais les expériences sur les rats montrent que le lien entre agressivité et testostérone n’est pas mécanique et varie selon le type d’agression (agression offensive et défensive) et dépend également de l’environnement. Chez les humains, les choses sont complexes : le masculin et le féminin, par exemple, ne sont pas réductibles à la biologie, ce sont des catégories socio-culturelles, variables selon les sociétés; la différence de statut et de fonction qu’elles véhiculent influent sur les représentations et sur les comportements des individus.

3) Violence et liberté

- A l’origine de la violence, il y aurait plus fondamentalement encore ce que Rousseau et la tradition humaniste appellent liberté ou perfectibilité (cf.cours nature-culture) : capacité de se perfectionner, faculté de s'écarter de soi en même temps que du monde ou des contextes particuliers dans lesquels on est englué
- Comme l’a montré Kant, le mal radical (autre nom de la violence) est une des caractéristiques essentielles de l’homme. Ce mal radical que la nature ignore réside dans le fait, pour l’homme, de prendre le mal en tant que tel comme projet. Il n’existe rien, dans le monde animal, qui s’apparente à la torture, par exemple.
- Il existe à Gand, en Belgique, un musée de la torture qui laisse songeur. Les animaux commettent eux aussi des actes que l’on pourrait qualifier de cruels. Mais ce n’est pas le mal comme tel qu’ils visent, leur cruauté ne tenant qu’à l’indifférence qui est la leur à l’égard de la souffrance d’un autre; lorsqu’ils tuent, ils ne font qu’exercer au mieux un instinct qui les guide et les tient en laisse. L’être humain, lui, n’est pas indifférent : lorsqu’il torture gratuitement, il est en excès par rapport à tout logique naturelle. Exemple des miliciens serbes qui obligent un grand-père croate à manger le foie de son petit-fils, des Hutus qui coupent les membres de nourrissons vivants pour mieux caler leurs caisses de bière. C’est cet excès qu’on peut appeler la liberté. En clair, les hommes sont trop méchants pour que cela soit naturel !
- Paradoxalement, c'est dans les actes réputés bestiaux, ceux qui s'éloignent le plus de ce que nous tenons pour humain, que nous nous distinguons le plus des animaux, parce qu'aucun animal n'est bestial au sens où nous l'entendons. Ces actes s'écartent certes de ce qui est tenu pour humain, mais en aucun cas ils ne manifestent une régression au stade de l'animalité, ils s'en éloignent au contraire le plus fortement qui soit. Donc, rien n'est plus humain qu'être inhumain. Ce que l'on appelle inhumain n'a rien d'une régression au stade de l'animalité, mais est une transgression des normes que l'on applique aux humains, transgression qui en réalité éloigne de l'animalité au moins autant que les normes communes.
- On peut toutefois interpréter cette origine anthropologique de la violence (la méchanceté, le mal radical) à partir de la nature elle-même : la capacité qu'auraient les hommes de faire le mal pour le mal ne serait pas être mettre sur le compte d'une quelconque dimension sacrée de l'homme qui l'éloignerait de la nature. En réalité, les hommes ne sont jamais méchants, ils ne font jamais le mal pour le mal, mais seulement pour un bien : les hommes ne sont pas méchants, mais mauvais; « ce ne sont pas des diables, mais des égoïstes « (André Comte-Sponville, La sagesse des modernes, p. 67). Le sadique fait du mal à l’autre parce que ça lui fait plaisir à lui ! Son plaisir, pour lui, c’est un bien. Un sadique, c’est un égoïste (il met son plaisir plus haut que la souffrance d’autrui) doublé d’un pervers (il jouit de cette souffrance).
- Ici, ce n’est pas tant la liberté, c’est-à-dire un pouvoir de se déprendre de l’odre naturel, qui fonde la violence, que l’égoïsme. Le comportement du salaud, du sadique, du tortionnaire s’explique par ce que Freud appelle le principe de plaisir. Il y a des gens qui prennent plaisir à faire du bien, et il y en a d’autres qui prennent plaisir à faire du mal. C’est dire que l’écart ou l’excès que constitue la méchanceté peut s’expliquer par la nature elle-même.

B) LES RACINES PSYCHOLOGIQUES

1) Pulsions agressives et instincts de mort (textes de Freud, n°2 p 460 et n°3 B p 461)

- Selon Freud, la violence serait l’expression d’une agressivité spécifiquement humaine, instinctive, irrépressible et ignorante de ses mobiles secrets. Elle manifesterait une pulsion de mort aussi puissante que peut l’être l’instinct de vie et qui permettrait d’expliquer le suicide, la guerre, etc.
- Il y a en nous une pulsion de mort fondamentale (Thanatos), originairement tournée contre soi (tendance au déplaisir et à l’autodestruction illustrée par la tendance à répéter des expériences pénibles sans perspective de satisfaction), et secondairement dirigées vers l’extérieur en se manifestant sous la forme de la pulsion d’agression ou de destruction, et opposée aux pulsions de vie (Eros) qui sont au service de l’individu ou de l’espèce . Les pulsions de vie recouvrent non seulement les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation (ensemble des besoins liés aux fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie de l’individu; la faim en constitue le prototype) répètent l’équilibre biologique, tandis que la pulsion de mort tendrait à rétablir l’état initial inorganique, le degré zéro de tension (principe de Nirvana).
- Freud dénonce le mythe de l'homme naturellement bon. La violence est une donnée naturelle, une conduite qui puise sa source dans les instincts de l'homme. Elle n'est donc pas un phénomène social provisoire, appelé à disparaître avec l'émergence de sociétés ou de systèmes politiques plus justes. C'est une donnée indépassable, sans solution définitive, de la nature humaine. On ne doit pas dire que l'homme est naturellement bon et que c'est la civilisation qui l'a perverti, mais, au contraire, que l'homme est naturellement agressif et que la civilisation est un remède provisoire et précaire.
- En effet, l’homme, pour devenir humain, a besoin d’être éduqué. L’éducation commence par un véritable dressage, une répression des pulsions agressives, qui doivent être limitées et réorientées sur d’autres buts en un processus nommé sublimation. Il faut apprendre à l’homme à respecter autrui, car ce n’est nullement spontané chez lui. Comme l’éducation morale ne suffit pas à rendre tous les individus respectueux de leurs semblables, un contrôle social, juridique et policier demeure indispensable pour les y contraindre. L’éducation et la civilisation sont donc nécessairement répressives selon Freud.
- Freud montre que l’autorité est une chose bonne et nécessaire pour transformer l’homme en être humain digne de ce nom, pour le faire échapper à la bestialité, pour que règnent la paix et le respect d’autrui. Si la civilisation est nécessairement répressive, il s’ensuit que l’homme ne peut jamais être vraiment heureux en société. Celle-ci exige de gros efforts sur soi et le sacrifice de nombreuses satisfactions pulsionnelles.
- Certains psychanalystes ou psychiatres ne reconnaissent pas l’instinct de mort. Certains pensent que la pulsion suicidaire, par exemple, est une déviation de l’instinct de vie, qui se produirait, avec le temps, sous l’effet des frustrations imposées par la réalité. Beaucoup de chercheurs actuellement pensent que l’agressivité n’est pas la violence, mais une tendance à la violence, tendance qui s’actualise dans des circonstances particulières, sociales, familiales, historiques. La psychologie sociale, nous allons le voir, postule que l’agression constitue une réaction comportementale qui ne peut s’apprécier que par rapport au contexte dans lequel elle a lieu et en référence à la norme sociale qui régit la situation.

2) Le point de vue de la psychologie sociale

- Les travaux contemporains en psychologie sociale s’orientent de plus en plus vers une origine sociale de la violence. Les psychologues distinguent “agression” et “agressivité”, termes qui sont généralement confondus. En effet, on attribue généralement tel comportement d’agression à l’agressivité de son auteur. Or, est qualifié d’agression, un acte qui porte préjudice à autrui. Ce terme recouvre, en fait, une vaste gamme de comportements allant d’actes défrayant la chronique des faits divers à des comportements que l’on peut qualifier d’actes d’incivilité (ne pas tenir la porte à quelqu’un qui vous succède, bousculer autrui pour entrer dans un magasin, etc.).
- Ces conduites constituent des réactions à la situation ou à l’environnement. Il peut s’agir du contexte immédiat : les travaux de Stanley Milgram (cf. Cours sur le pouvoir) ont montré que tout un chacun peut adopter un comportement criminel sous l’effet de la soumission à l’autorité. Selon la théorie de l’apprentissage social, l’enfant imite les comportements d’autrui (particulièrement ses parents); un comportement violent chez les parents aura ainsi tendance à se transmettre chez l’enfant.
- D’autre part, l’individu ne s’engage dans un comportement d’agression que s’il se sent victime d’une injustice, quand la cause de la frustration semble arbitraire. L’agression a également une fonction de contrôle visant à reprendre la maîtrise d’une situation, c’est le moyen d’asseoir son pouvoir et son autorité, que ce soit à l’échelle de l’individu ou d’une collectivité. Ainsi la guerre est une agression collective codifiée.
- Les comportements agressifs constituent des réactions au stress: si le stress ressenti est élevé, on assiste alors soit à un comportement d’agression désorganisé et inadapté à la situation, soit à un repli sur soi. Autrement dit, l’agression fait partie des comportements d’interaction avec autrui. Dans les grandes villes, par exemple, l’incivilité et le recours à l’agression sont plus fréquents que dans les bourgades moins peuplées en raison d’une part du stress que représente la vie dans les grands centres urbains, et une certaine carence de contrôle social qui favorise l’expression de comportements anomiques (anomie : absence d’intégration sociale ) pouvant conduire à des comportements extrêmes tels que la criminalité ou le suicide.
- Certaines théories explicatives mettent également l’accent, pour expliquer la violence, sur le contexte socio-économique : la violence résulterait de la dégradation du marché du travail, du chômage, des inégalités sociales, etc. Mais ces explications ont été contestées parce que trop réductrices : la montée de la délinquance précéderait la crise ; les personnes commettant des actes violents ne seraient pas toujours les plus démunies. Dans cette optique, la montée de la délinquance pourrait être concomitante avec l’augmentation des richesses. D’autres soulignent le déclin des conflits sociaux intégrateurs.
- Qui plus est, les mots “agression” et “violence” s’avèrent la plupart du temps le résultat de jugements circonstanciels de la part des victimes . Un comportement qui porte préjudice est toujours considéré comme agressif par la victime, rarement par l’auteur. Le crime , par exemple, est une notion relative et sociale, de sorte qu’un acte pourra être qualifié ou non de criminel, selon le temps ou le lieu. L’homicide était légitime dans certaines sociétés antiques chaque fois que l’intérêt de la famille était en jeu. Le meurtre rituel ou l’inceste n’ont pas toujours été considérés comme des crimes. La définition de la violence et du crime est donc conditionnée par la culture, les moeurs, mais aussi les options politiques, idéologiques ou économiques de la société considérée. Comme le dit Durkheim, un acte est criminel lorsqu’il offense les états forts et définis de la conscience collective, de sorte que ce ne sont pas les caractères objectifs de l’acte qui en font un crime mais le jugement que la société porte sur cet acte.
- Il n’y a donc pas une mais plusieurs formes de violence : physique (agressions, crimes…), matérielle (délits, délinquance contre les biens, cambriolages, vols…), verbale (insultes, injures…). Certaines violences sont dites réactionnelles, c’est-à-dire impulsives (agressivité, barbarie, atrocité…), d’autres rationnelles (calculées : le génocide, par exemple). On peut distinguer les violences également selon qu’elles sont individuelles (sadomasochisme, automutilation, suicide…), interpersonnelles (bagarre, meurtre…), collectives (émeute, soulèvement…), non-intentionnelles (accidents de la route, catastrophes naturelles…). Sur le plan politique, on distingue les violences interétatiques (guerres, conflits), les guerres civilesles violences infrapolitiques (actes terroristes). L’historien Jean-Claude Chesnais distingue violence privée et violence collective.

C) LE POINT DE VUE DE L’ANTHROPOLOGIE ET DE L’HISTOIRE

1) L’anthropologie

- Les anthropologues considèrent que la violence est un phénomène essentiellement culturel. La perception, la définition, l’appréciation de la violence changent d’une société et d’une époque à l’autre. Des actes ou des comportements qui étaient autrefois ignorés ou tolérés peuvent devenir insupportables.
- Dans cette perspective, pour définir la violence, nous devons tenir compte des normes qui nous font voir comme violentes ou non certaines actions et situations, lesquelles varient historiquement et culturellement. Il y a certes une quasi unanimité pour considérer certains actes comme violents (la torture, le meurtre, les coups…). Mais on peut remarquer que dès qu’il s’agit de la sanction pénale, par exemple, les pires violences semblent parfois devenir tolérables (la peine de mort, les châtiments corporels – exemple de Singapour et de la pratique du canning). Des formes de violence sont plus ou moins reconnues selon les normes admises. La violence domestique envers les femmes ou les enfants a été longtemps considérée comme normale, même si cela n’est plus tout à fait le cas dans nos sociétés. De même, le fait de ne pas avoir de domicile, d’être sans un abri (un « SDF «), clochard, vagabond, a été longtemps considéré comme un état normal associé au vagabondage, à la bohême romantique, alors que maintenant cette situation est jugée comme le comble de la violence sociale et économique.
- Certaines sociétés valorisent la paix, d’autres la guerre. Ainsi, les Arawak, peuples d’Amérique du sud, prohibent la guerre intestine, alors que les Pano, groupe géographiquement proche, font fréquemment la guerre, moins pour détruire l’adversaire que pour l’assimiler. De même, comme l’a montré Margaret Mead dans Moeurs et sexualité en Océanie, les Arapesh (Nouvelle Guinée) ne font pas la guerre, n’organisent pas d’expéditions pour piller, conquérir et n’ont pas le sentiment que, pour être brave et viril, il soit nécessaire de tuer. Ceux qui, par exemple, ont tué des hommes sont considérés comme des individus à part. Absence, chez ce peuple, de la jalousie et de l’envie, attachement très fort à la coopération. Alors que les Arapesh sont doux, les Mundugumors sont cannibales et chasseurs de tête. Dans cette société, chez les hommes comme  chez les femmes, la norme est la violence, une sexualité agressive, la jalousie, la susceptibilité à l’insulte et la hâte à se venger, mentalité que les Arapesh estiment incompréhensible. Tandis que l’idéal arapesh est celui d’un homme doux et sensible, pour les Mundugumors, c’est celui d’un homme violent, et agressif marié à une femme tout aussi violente et agressive.
- Selon René Girard, dans La violence et le sacré, la violence chez l’homme n’est pas instinctive, mais sociale : toute société s’instaure sur la base d’une “violence fondatrice”, qui supplante toutes les autres violences. Le fait de la persécution (désignation et meurtre d’une “victime émissaire”) est ainsi le principe originaire et structurel de tout ordre social. Les rituels religieux ne font que répéter, en vue de le maîtriser, un mécanisme inéluctable. Les sociétés humaines pratiquent la violence du sacrifice pour conjurer la violence réciproque de la vengeance. Le sacrifice, humain ou animal, a pour fonction d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater. La vengeance, en effet, qui constitue un processus infini, interminable, qui met en jeu l’existence même de la société, fait partout l’objet d’un interdit strict. Dans les sociétés primitives, dépourvues de système judiciaire, le sacrifice et le rite jouent un rôle essentiel et empêchent les germes de violence de se développer. Le système judiciaire et le sacrifice rituel ont la même fonction. Les interdits visent à écarter tout ce qui menace la communauté, notamment ce que Girard appelle “la crise mimétique”.
- Il y a, en effet, au fondement de toute société et de toute relation humaine, le “mimétisme d’appropriation (objet que les deux rivaux mimétiques essaient de s’arracher l’un à l’autre parce qu’ils le désignent l’un à l’autre comme désirable) : si un individu, par exemple, voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenter d’imiter son geste; si l’on met un certain nombre de jouets, tous identiques, dans une pièce vide, en compagnie du même nombre d’enfants, il y a de fortes chances que la distribution ne se fasse pas sans querelles. Les conflits humains s’enracinent alors dans le mimétique et la vengeance.
- Relativité culturelle de la violence, volonté de conjurer, par le sacrifice, l’interdit, la loi , la violence mimétique, l’anthropologie fournit un éclairage intéressant sur la violence. Cette dernière n’est pas uniquement variable dans l’espace. Elle s’explique également par l’histoire et acquiert une relativité temporelle que tente de comprendre l’historien.

2) L’histoire

- Pour Rousseau, la violence n’est pas un fait naturel mais dérive de l’histoire, de la vie sociale, et plus précisément de l’apparition de la propriété privée : “Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne “ (Discours sur l’origine de l’inégalité).
- Pour Sartre, la violence dérive de la rareté : il n’y a pas assez de ressources pour les besoins; les matières premières, nécessaires à la reproduction de la vie, sont en quantité limitée et insuffisante ; cette rareté et pénurie constituent une donnée de base de notre existence historique.
- Aujourd’hui, même s’il y a abondance dans nos sociétés, la rareté continue à hanter profondément le coeur de l’homme ; cette angoisse, intériorisée en nous-mêmes, est la source fondamentale de la violence. Car l’Autre est, en puissance, celui qui peut me voler mes biens disponibles. Qui plus est, l’abondance est souvent l’adaptation forcée à des conduites stéréotypées; l’abondance sur certains plans masque difficilement la pénurie sur d’autres (on communique mal, les besoins sont comblés mais les désirs réprimés, etc.); l’abondance n’existe encore que pour une minorité.
- Toutefois, cette thèse de Sartre est à relativiser. L’historien Jean-Claude Chesnais montre, dans Histoire de la violence, que, contrairement à ce que prétend la rumeur ambiante, nos sociétés ne sont pas menacées par une irrésistible ascension de la violence. L’idée d’une poussée continue de la grande criminalité est fausse : seules la petite et la moyenne délinquance ont augmenté. Le recul séculaire de la violence s’explique par l’émergence de la rationalité : érosion des institutions médiévales, mise en place de l’Etat moderne avec son appareil répressif (police, justice) et ses moules sociaux (l’école et l’armée); la lente disparition de la rareté (c’est la misère qui explique en partie la barbarie de certains crimes, comme le suggèrent les chroniques médiévales abondant en récits de famines qui dégénèrent en carnages anthropophagiques), la révolution démographique (diminution de la mortalité qui a abouti à une valorisation de la vie humaine). Les sociétés villageoises anciennes pratiquent la violence sanglante : elles ne connaissent d’autres formes d’expression que la vengeance privée.
- Cette thèse est reprise par Norbert Elias dans La civilisation des moeurs : le déclin historique de la violence est dû à une tendance séculaire à la maîtrise des pulsions , qu’il nomme “civilisation des moeurs”, et à la monopolisation par l’Etat de la “violence légitime”. L’agressivité est, au fil des siècles, lentement maîtrisée, elle a été “affinée”, “civilisée”, comme toutes les autres pulsions sources de plaisir. C’est à peu près au Xvème siècle que les moeurs commencent lentement à perdre de leur caractère pulsionnel.

D) LA VIOLENCE, CONSTITUTIVE DE L’HUMANITE

- Cette mise au jour des racines de la violence – racines biologiques, psychologiques, sociales, culturelles, historiques – converge vers cette idée que la violence est finalement constitutive de l’humanité, violence originelle donc qui, comme nous allons le voir dans la suite du cours, peut être néanmoins réfléchie et régulée. Les analyses qui suivent ont déjà été évoquées à travers d’autres thèmes au programme.

1)     Une violence pensée : Machiavel

- L’analyse de la violence chez Machiavel donne à voir une violence pensée et non point subie. Si la violence est au coeur de l’homme, ne doit-elle pas être soigneusement réfléchie
- L’analyse machiavélienne de la violence s’articule sur une saisie des véritables mécanismes de la domination conçue comme noyau du pouvoir. Domination et violence son intimement liées. Il s’agit là d’une violence pensée, réfléchie de la part du prince, violence exemplaire, et non point immédiate et naturelle, qui enracine dans les sujets « l’amour du maître «. La problématique de la conservation du pouvoir, au coeur de l’interrogation machiavélienne, se résout finalement en une réflexion sur la façon de faire habiter le maître au-dedans des sujets.
- En effet, le prince doit se faire obéir et, pour ce faire, doit se faire craindre, crainte qui est très semblable à l’amour. La relation d’obéissance est une relation d’extériorité, de passivité, d’habitude, qui induit chez les sujtes l’amour de leur maître. La politique est ici définie comme l’exercice du pouvoir qui établit une relation de domination fondée sur la crainte et l’amour.
- En ce sens, l’Etat n’est pas la simple expression de la force brutale. Il apparaît souvent comme l’instance capable de réfréner l’affrontement violent des égoïsmes particuliers. C’est en dehors de l’Etat que la méchanceté des hommes se donne libre cours. Nécessité, selon Machiavel, d’un Etat fort, capable de s’imposer contre les menées égoïstes. Toute la question que pose l’analyse de Machiavel, et qui est récurrente en philosophie politique, consiste à savoir comment un tel Etat fort peut s’articuler avec la liberté des sujets.
La politique est ici définie comme l’exercice du pouvoir qui établit une relation de domination fondée sur la crainte et l’amour.

2) Violence et état de nature

- Hobbes a montré que l’état de nature (état antérieur à la société civile, non soumis aux lois) se caractérise par une violence naturelle à laquelle l’Etat des destiné à mettre fin. La guerre de tous contre tous est la condition naturelle de l'humanité lorsque les hommes vivent sans maîtres reconnus et incontestés. Hobbes se demande pourquoi " l'homme est un loup pour l'homme " et s'efforce d'élaborer une genèse psychologique de la compétition, du conflit, de la guerre. L’état de nature est un état de violence et de guerre, réglé par la loi de la jungle. De la défiance des hommes entre eux procèdent la violence et la guerre.
- En effet, à l’état de nature, l’homme est entièrement libre au sens où sa liberté est strictement coextensive à sa force. Son droit de propriété est sans limites dans la mesure où il parvient à s’approprier tout ce qu’il désire. Liberté et propriété sont équivalentes pour tous : chacun ayant autant de droit sur tout que son voisin.
- En clair, la liberté et la propriété sans bornes ont pour conséquence l’insécurité totale : chaque individu craint pour sa vie. L’état de nature est un état de guerre perpétuelle de tous contre tous.
- Dans l'état de nature, l'autre est donc un ennemi potentiel, un rival perpétuel, de sorte que chacun vit dans une crainte permanente. Mais comme cette situation de guerre ne saurait durer éternellement, la raison humaine, constatant l'absurdité de cette guerre, va chercher les moyens de la paix. Chacun devra donc s'engager par contrat avec chacun à renoncer à ce droit naturel illimité sur toute choses, droit transféré à un souverain, à charge pour ce dernier de défendre la paix civile, fût - ce par la force.
- Le droit naît de la nécessité de fuir le mal. Le passage à l’état de société est alors le fruit d’un calcul rationnel : mieux vaut limiter sa liberté si celle-ci, en retour, est protégée. C’est un contrat qui fonde la société : chaque contractant abandonne sa liberté et son droit à la propriété de toute chose à un tiers, en échange de la garantie par ce tiers de la sécurité de sa personne, si et seulement si tous le font en même temps. Le tiers constitué est l’Etat dont le pouvoir coercitif rend la société possible. Chacun s’engage ainsi à renoncer à toutes les prérogatives de sa liberté naturelle au profit d’un tiers – un homme ou une assemblée – auquel il reconnaîtra une entière souveraineté, à condition que l‘autre en fasse autant.
- Le souverain, bénéficiaire de ce pacte, n’est lié en aucune manière par les sujets et il dispose d’un pouvoir absolu sur eux. Le contrat n’est pas passé entre les sujets et le pouvoir souverain, mais entre tous les individus contraints de mettre fin à l’état de nature. Le pouvoir peut gouverner comme bon lui semble. S’il ne veut pas susciter révoltes et guerres civiles, le souverain doit néanmoins essayer d‘agir de manière raisonnable et ne pas se laisser guider par l’arbitraire de ses caprices. Son pouvoir est certes absolu mais il n'est pas sans conditions.

- Cette construction contractualiste permet d’évaluer le fait à la lumière du droit. Une société, aussi coercitive soit - elle, n’est légitime que si elle assure la sécurité de ses citoyens. Le droit fondamental que pose Hobbes est un droit rationnel : la sécurité, qui rend secondaires les revendications de liberté et de propriété. Le premier des droits de l’homme est donc celui qui rend la société possible et le pouvoir légitime. Un pouvoir qui supprime la liberté sans assurer la sécurité est un pouvoir despotique et l’équivalent d’un retour à l’état de nature.

3) La lutte pour la reconnaissance (Hegel)

- Hegel s'efforce de dégager le sens de la violence. L'autre est le plus souvent l'individu  avec lequel on entre en guerre pour imposer sa suprématie. En étudiant les guerre dans l'antiquité, Hegel rencontre soit le phénomène de la mort de l'ennemi, soit le phénomène de sa soumission et de sa constitution comme prisonnier puis comme esclave. Hegel interprète le rapport à l'autre, pensé ici en tant qu'ennemi, comme une lutte pour la reconnaissance. Le conflit, la violence, la lutte à mort forment un des noyaux des relations humaines. La violence crée le moi, le processus historique.
- Si la guerre est d'abord une lutte pour la domination sur l'autre, cette domination, montre Hegel, ne peut s'exercer que par la reconnaissance qu'en effectue l'autre : en clair, le sujet ne peut imposer sa domination belliqueuse que si l'autre consent à reconnaître la suprématie de son vainqueur et la légitimité de sa domination.
- Dans la guerre, si l'autre est perçu comme ennemi, il est en même temps perçu comme celui qui détient la source de la maîtrise du vainqueur, du maître. S'il en est ainsi, c'est parce que le véritable maître est la mort, c'est-à-dire la crainte de la mort. C'est elle qui fait la domination ou la servitude : l'autre, qui a craint la mort, est devenu un esclave, et celui qui, dans le combat, n'a pas craint de mourir, mérite de dominer et de devenir le maître.
- Se produit toutefois un renversement dialectique : l'esclave va transformer son statut par le travail que lui impose le maître. Le maître considère l'esclave comme une machine utile amis il découvre vite que cette machine lui est indispensable. Dès lors, le statut respectif des protagonistes peut s'inverser et le maître tomber sous la dépendance de celui qui détient les conditions de la jouissance du maître. Et c'est finalement l'esclave qui devient le maître véritable.
- Cette dialectique de la domination et de la servitude révèle l'essence de l'autre : il est pur objet, machine, esclave ou maître, instrument. Hegel nous enseigne que la loi de la vie humaine est le conflit. Toute conscience poursuit la mort de l'autre, non point la mort physique (il faut que l'autre soit vivant pour me reconnaître), mais l'asservissement d'autrui, la destruction de son autonomie.
- Mais la leçon de Hegel est aussi qu'autrui est la condition de la conscience de soi :sans autrui, je ne suis rien, je n'existe pas; je dépends de l'autre dans mon être. Je ne sis une conscience de soi que si je me forge et me forme à travers la négation d'autrui. Pour réaliser l'unité de la conscience de soi, je dois me faire reconnaître. C'est donc en moi-même que je porte autrui. L'autre me pénètre au plus intime de ma conscience et de ma vie. Le plus isolé des Robinson découvre ainsi autrui en chacun de ses fantasmes et de ses rêves.

4) Le regard de l'autre (Sartre)

- Ces analyses de Hegel, Sartre les prolonge, en explicitant le conflit humain tel que nous le vivons à travers le corps et le regard. Le fait premier est bel et bien le conflit : c'est l'agression du regard qui exprime le mieux ma dépendance par rapport à l'autre.

- Sartre établit que l'homme est fondamentalement un être-pour-autrui. Je ne me connais et découvre qu'à travers le regard qu'autrui pose sur moi. Le regard des autres a immédiatement un sens humain. Dès qu'autrui me regarde, je cesse de voir ses yeux comme des choses. Mais en me constituant comme sujet, le regard de l'autre me fige et me réifie. Dès que je suis vu par autrui, je suis ravalé au niveau des choses. Le regard désigne la modalité même du surgissement d'autrui comme sujet.

- Le regard est, en effet, ce qui me dépouille de moi-même, de ma libre transcendance, de ma seigneurie sur le monde. Quand autrui me regarde, il me met en danger : je me découvre en position d'objet. Désormais, la situation m'échappe et je n'en suis plus le maître. Autrui, par son existence même, me fait tomber dans le monde des choses : je deviens une transcendance (liberté) transcendée (dépassée). L'autre exerce donc par essence une violence ontologique sur l'univers du sujet. Exemple de la honte étudié dans le cours sur autrui.

- L'apparition de l'autre est donc simultanément l'origine d'une désintégration de mon univers, l'origine d'une chosification de mon être, et l'origine d'une spoliation de ma liberté. Le sujet est littéralement dépossédé de lui-même. Dès lors, " le conflit est le sens originel de l'être-pour-autrui". La réciprocité est un conflit des libertés. Devant et par autrui, je suis devenu un être, un objet, je ne suis pas le fondement de mon être, puisque c'est l'autre qui, par sa liberté, le définit.

CONCLUSION :

- Principe de puissance corrompue, impatience dans la relation à autrui, la violence choisit le moyen le plus court pour forcer l’adhésion, pour nier l’autonomie de l’autre et, à la limite, pour l’asservir ou à défaut l’anéantir. Les figures de la violence sont multiples et se déploient en un long parcours à travers exterminations, terrorisme, génocides, etc. La violence dans l’histoire, comme la violence au quotidien, déferle en tout sens : brutalité, menace, agressivité, la violence semble être notre lot, notre destin dans le monde.
- Aux racines de la violence s’entrecroisent plusieurs facteurs. Spécifique à l’espèce humaine en ce qu’elle traduit notre liberté et l’articulation, en nous, de la nature et de la culture, la violence est à comprendre également en rapport avec le contexte social, culturel et historique. Elle apparaît dans tous les cas comme constitutive de l’humanité, même si, comme nous allons le voir, tout l’effort de l’humanité consiste à réfléchir et à canaliser cette violence originelle. La violence apparaît ainsi comme un phénomène qui peut être perçu tantôt négativement comme un facteur de désordre et de corruption, tantôt positivement comme un principe d’action, de liberté, d’affirmation de soi.

II) VALEUR DE LA VIOLENCE

- Comment évaluer le phénomène de la violence ? Est-elle toujours condamnable et destructrice ? La violence se réduit-elle toujours, dans tous les cas, à une puissance corrompue, à base de colère, par laquelle j’exerce une contrainte sur autrui, de telle sorte qu’il réalise ce qui est contraire à sa volonté et à ses fins ? A côté d’une violence nue et gratuite, n’est-il pas une violence qui se transforme en médiation et moyen de la raison et du droit ? En ce sens, n’y a-t-il pas une violence légitime, fondée en droit et moralement acceptable ? En clair, la violence est-elle toujours signe de faiblesse ? L’enjeu de la question est considérable dans la mesure où elle nous interroge sur l’idée d’un droit à la révolte.

A) L’AMBIGUITE DE LA VIOLENCE

- La violence incarne un phénomène ambigü par excellence, simultanément destructeur et créateur.

1) Un phénomène destructeur

- La définition de la violence dont nous sommes partis (une puissance corrompue, à base de colère, par laquelle j’exerce une contrainte sur autrui, de telle sorte qu’il réalise ce qui est contraire à sa volonté et à ses fins) semble la vouer à une oeuvre de mort et d e destruction.
- En effet, tout semble opposer la violence à la raison productrice de sens, de vérité et de concorde. A la différence de la force, qui se révèle énergie constructrice et forte, la violence, comme impatience dans la relation à autrui, est, nous l’avons dit dans l’introduction, l’énergie du désespoir, qui choisit le moyen extrême pour forcer l’adhésion et qui détruit la rationalité, le cours normal de la relation intersubjective. On peut d’abord opposer violence et raison, à la façon d’Eric Weil : l’homme violent cherche à imposer son discours individuel aux autres, quand l’homme raisonnable cherche à constituer avec les autres un discours universel, valable en droit pour tous les hommes.
- La violence donne naissance au monde de la terreur, de la raison du plus fort et, comme l’ont bien perçu les grecs, il y a en elle de la démesure. Il y a violence dès lors que le dialogue, la réciprocité sont rompus et que  la personne humaine n’est plus considérée comme une fin en soi mais comme un moyen. Exemple du totalitarisme nazi qui est tout entier construit sur une logique de mort, d’anéantissement, de destruction : destruction des livres, brûlés par autodafé, mort des écrivains, des groupes sociaux, entreprise d’extermination, atteinte permanente à l’intégrité des personnes qui sont acculées au suicide (exemple de l’écrivain autrichien Stefan Zweig qui se suicide en 1942, profondément marqué par le nazisme). Nous verrons, dans le cours sur l’Etat, que le totalitarisme opère par la médiation de la violence nue, irrationnelle (même si elle est organisée rationnellement).
- Tout semble donc faire de la violence une puissance destructrice et donc condamnable qui est destructrice de l’humain, de l’esprit, de la vie spirituelle, de l’idée créatrice. Mais ne faut-il pas distinguer une violence négative, destructrice, oeuvre de mort et de la mort, et une violence constructrice et fondatrice ? La violence ne peut-elle pas représenter une médiation fréquente de la raison et de la justice ?

2)     Positivité de la violence

- Les analyses sur les racines de la violence nous ont montré l’ambigüité profonde de la violence, à la fois destructrice et créatrice. Nous avons vu avec Hegel que la conscience et le processus historiques se créent positivement à travers la lutte violente pour la reconnaissance. La vie commune des hommes, l’humanité, sort de la violence négatrice. La lutte à mort des consciences en vue de la reconnaissance est simultanément destructrice et créatrice.
- D’une façon générale, Hegel, à la suite de Héraclite, montre que la violence exprime la dialectique de l’univers mobile et changeant. Cette dialectique désigne le processus des choses s’enrichissant par contradictions surmontées, par intégration, de la thèse (affirmation), de l’antithèse (négation) dans la synthèse ? La violence exprime la dialectique des contraires, ce qui permet de comprendre l’ambiguïté de la violence, à la fois créatrice et destructrice, expression des contradictions immanentes à la temporalité, à l’histoire, à la condition humaine.
- Nous allons voir dans les développements qui suivent que la violence est aussi un moyen nécessaire d’une politique rationnelle, de la raison et de la justice, qu’elle n’est pas seulement solution du désespoir mais puissance destinée à faire ressurgir le droit lorsque celui-ci est menacé. En ce sens, elle n’est pas signe de faiblesse mais de force. Idée d’une violence légitime et constructrice : exemples de la violence révolutionnaire qui permet d’accoucher de nouvelles formes sociales, des guerres de libération, de la révolte en général, de la violence pénale dans certains cas.

B) VIOLENCE ET POLITIQUE

- La question se pose de l’usage légal et légitime de la violence. Il est, en effet, des cas où la violence semble se justifier (légitime violence ou résistance à l’oppression). D’une manière générale, l’Etat revendique un emploi légal et légitime de la violence qui se transforme alors en puissance souveraine, c’est-à-dire en force. S’il peut y avoir un droit à la violence, l’Etat n’en est-il pas le dépositaire ? Lire, pour approfondissement, le cours sur le droit et la justice (chapitres consacrés au rapport du droit et de la violence et à la question du droit de révolte).

1) La violence à l’origine du pouvoir politique

- Selon Rousseau, la violence est fondatrice de l’ordre politique. C’est par l’acte d’appropriation, en effet, que tout commença (« Le premier qui, ayant enclos un terrain… «). Cet acte d’appropriation entraîne l’institutionnalisation de l’injustice, la confiscation des richesses par une minorité, la confirmation de leur puissance par l’Etat et par ses lois. Cette violence paraît légitime puisqu’elle entraîne un consentement - condition de tout pacte social, de tout droit authentique (la légitimité comme reconnaissance du pouvoir par le peuple). Mais cet acte est, en réalité, foncièrement illégitime, puisqu’il repose sur une duperie. Il s’agit d’un faux contrat social (exemple de la prétendue soumission volontaire d’un peuple à un maître selon Grotius ou du soi-disant acte de vente qui présiderait à l’esclavage selon Pufendorf). Tout droit résultant de la tromperie peut bien être légal, il n’est pas légitime, c’est-à-dire moralement acceptable.
- Dans le Léviathan, Hobbes distingue l’ordre de la nature et celui de la société politique . C’est le premier qui incarne la violence et la barbarie : homo homini lupus (l’homme est un loup pour l’homme). Le pouvoir politique et l’Etat représentent des instruments destinés à mettre fin à cette violence naturelle. L’Etat naît, selon Hobbes, de la violence, de la nécessité de maîtriser la barbarie première. En retour, l’Etat exerce une souveraineté absolue, un pouvoir illimité.
- Pour Marx et Engels également, dès l’origine l’Etat est fondamentalement violent, car il impose le diktat de la classe dominante aux classes dominées; il assure les conditions de l’exploitation économique de la force de travail, mais dissimule cet état de fait en se faisant passer pour le garant de l’ordre et de l’universel.
- Selon Engels, la violence est historiquement liée à l’exploitation de la force de travail de l’esclave rendue nécessaire par la division du travail. La première division du travail a consisté dans le passage du communisme primitif (chasse-pêche) au mode de production des tribus de pasteurs (élevage). L’accroissement de la production (élevage, agriculture, métiers domestiques) a rendu indispensable l’acquisition de nouvelles forces productives. La guerre fut la violence primitive qui fournit une main d’oeuvre servile à la société désormais divisée en deux classes (maîtres-esclaves). L’Etat sera alors l’organisme chargé d’assurer le bon fonctionnement du mode de production par la domination politique. L’Etat invoque la nécessité et la légitimité du recours à la force publique au nom de la sûreté nationale (prévention, répression, protection privée…), alors que  celle-ci repose sur la violence (aliénation, soumission, exploitation).
- A l’origine du politique, la violence est aussi dans la fin et les moyens du politique.

2) La violence dans la fin et les moyens de l’Etat

- L’Etat est-il institué pour résoudre la violence, prévenir ou réprimer tout état de guerre intérieure ou extérieure ? L’Etat est , selon Max Weber, l’organisation qui revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence légitime”.
- Selon Rousseau, l’Etat fondé sur l’emploi illégitime de la force, c’est-à-dire de la violence, est menacé d’insurrection : la force n’existe que dans un rapport de forces qui peut toujours s’inverser parce qu’il est miné de l’intérieur. « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le  secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre ou bien on ne l’était point à la lui ôter « (Du contrat social, livre I, chap.I).
- Absurdité du droit du plus fort, la force ne fait pas droit.
  1. – « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir… « La force a par nature un caractère instable : le plus fort exerce sa domination aussi longtemps qu’il ne rencontre pas un plus fort que lui; elle a donc besoin de l’artifice du droit pour dépasser cette caducité (faire croire que la soumission n’a pas pour motif la seule force physique mais la référence à un principe de légitimité).
  2. - Il y a contradiction entre les termes “force” et “droit” : la force produit ses effets avec nécessité; céder à la force est un fait inévitable et prévisible, qui est contenu dans la force comme l’effet dans la cause. D’un fait on ne peut tirer une norme : obéir au plus fort n’est pas un devoir, c’est tout au plus une nécessité, et celui qui dispose d’une supériorité physique n’est pas en droit d’imposer quoi que ce soit. La relation au droit, à l’opposé, suppose une autorisation ou une injonction qui peut être ou non suivie d’effets : elle n’est efficace qu’en vertu de l’adhésion de la volonté et suppose donc la liberté du sujet.
  3. - La conséquence est qu’il n’y a pas plus d’obligation d’obéir à celui qui exerce un pouvoir par la force qu’à un brigand, et que désobéir face à un tel homme est aussi légitime que de se soigner quand on souffre d’une maladie.
- Cependant, le droit a besoin de la force pour sanctionner les transgressions et pour avoir force de loi. Mais le droit a ceci de caractéristique qu’il transforme essentiellement la nature de la force: le droit use de la force pour sanctionner une transgression et non comme motif des actions; la force est alors proportionnée et son usage est décrété par une puissance impartiale. Exemple de la sanction pénale . Le droit suppose ainsi une puissance publique, supérieure aux rapports de force qui régissent inévitablement les rapports interindividuels. Qu’est-ce, en effet, qu’un droit dont le respect n’est pas assuré ? Comment assurer le respect du droit si les sujets de droit ne sont pas soumis à une autorité commune ? Si la loi ne s’applique pas à tous et si personne n’est en mesure de la faire respecter, on passe du droit à la force sans délai.
- C’est dire que le droit ne peut exister sans la loi positive garantie par la l’autorité publique. Problème de la violence légale et du droit de punir.
Si l’idée de droit équivaut à un désaveu de la violence, la violence est présente à la source même du droit, dans son exercice et notamment dans les sanctions prévues contre ceux qui violent le droit. Ainsi le droit pénal ne punit-il la violence des citoyens qu’en exerçant la violence à son tour. Mais le droit transforme la violence en force par un processus de rationalisation, de légalisation et de légitimation. On ne confondra donc pas sanction et vengeance, de même que la peine de mort ne saurait être assimilée à un seul assassinat de la part de l’Etat.  Certes, plus les lois sont justes et moins la contrainte est nécessaire. Mais le droit doit avoir force de loi s’il ne veut pas rester lettre morte et se réduire à une belle intention. La sanction semble alors justifiée par la possibilité permanente, inscrite dans la notion de loi elle-même, de la transgression, de la désobéissance, qui renvoient à l’égoïsme ou à la méchanceté de l’homme. Le problème est alors posé du droit de punir, de la violence pénale, de la sanction juste : pourquoi punir et de quelle manière ?
- Le précepte du droit est que « nul n’a le droit de se faire justice soi-même «. S’il peut sembler paradoxal d’interdire à la victime de l’agression toute riposte qui ne relève pas de la légitime défense, la fondation d’un Etat de droit est incompatible avec l’acceptation de la possibilité d’une telle riposte, qui conduirait à transformer l’ensemble de la société en un champ clos de luttes incessantes, de  « vendetta « (la vengeance entraîne des vengeances en chaîne et à l’infini). Pour que la punition soit normée par la seule loi, il faut qu’elle soit affranchie de toute passion.
- Pour conjurer la violence paroxystique et échapper à la loi du plus fort, il faut placer les rapports entre les hommes sous la juridiction d’un Etat de droit, où doit prévaloir la norme de ce qui doit être, conformément à une exigence de justice. Toute infraction, après avoir été dûment établie et caractérisée, doit être sanctionnée conformément à la loi , et non selon l’appréciation personnelle ou le désir de vengeance de la victime. Placer ainsi toute punition sur le plan de la loi, c’est lui assurer sa force et sa légitimité : nul n’en peut contester le principe ou l’application (sauf sur le plan et par les moyens du droit) dès lors qu’elle s’impose à tous de la même façon. Cette rationalisation de la violence par le droit aboutit historiquement à une rationalisation progressive des sociétés qui tendent à devenir de moins en moins violentes et à régler leurs différends par les dispositions rationnelles du droit.
- On peut dire également que l’Etat normalise la violence, il la contrôle et s’en sert pour protéger ou accroître sa puissance. L’Etat réalise une édulcoration progressive de la violence qui passe par trois étapes : la réglementation (ex : duels), la “violence civilisée” (ex : grèves, lock-out), la politique (ex : élections, débats). Il y a ici sublimation car la destructivité est détournée de son but premier pour participer à la vie et à l’organisation de la société, ce qui ne signifie pas une élimination de la violence (la grève, par exemple, est une manifestation de force qui s’inscrit dans un rapport de force avec le pouvoir de l’entreprise ou le pouvoir politique, et qui est juridiquement réglementée en tant que droit imprescriptible des démocraties). La politique est alors la tentative constante d’éliminer la violence physique, de donner aux antagonismes sociaux des moyens d’expression moins rudes, moins brutaux.
- Les marxistes pensent que la violence de l’Etat n’est pas une pratique partielle ou accidentelle dans son mode de fonctionnement normal parce qu’il est dictatorial par essence. L’Etat n’est qu’une superstructure édifiée pour imposer politiquement le diktat de la classe dominante. Les moyens de soumission de l’Etat sont ses appareils de répression (armée, police) et ses appareils idéologiques (le droit, l’école, la famille), comme le souligne Louis Althusser. L’Etat fonctionne ainsi à la violence physique ou idéologique pour entretenir la violence économique.
- Dans le mode de production capitaliste, la violence économique est dissimulée sous la forme juridique du contrat de travail. Sous l’apparence d’un échange égalitaire et librement consenti, ce contrat normalise l’aliénation de la force de travail de l’ouvrier contre un salaire qui ne permet que la reproduction de cette force, tandis que le patron tire tout le profit de la richesse qu’elle produit. La violence économique est une nécessité du mode de production capitaliste. A cette violence illégitime, Marx oppose la violence légitime de la révolution (dictature du prolétariat organisé en classe dominante qui détruit toutes les structures bourgeoises pour réorganiser l’économie et la société).

Conclusion :

La violence apparaît comme un abus de force. L’appréciation de l’abus est elle-même polémique, objet et enjeu de rapports de force. Elle est d’autant plus difficile à saisir que la violence est sublimée. Nous avons vu que la violence se trouve à l’origine, dans la fin et dans les moyens de l’Etat qui prétend à un usage légal et légitime de la force, et qui tente de contenir la violence en la réglementant et en transformant sa nature . On peut se demander si l’Etat, fondé sur la volonté générale et sur l’ordre du droit, fait un usage légitime de la violence ou s’il incarne dans sa genèse et dans ses finalités la violence économique ou politique. Que faire alors face à la violence de l’Etat ?

C) LA RESISTANCE A L’OPPRESSION

- Si l’Etat semble avoir fonction de neutraliser la violence, en lui opposant la force de la raison et le respect des lois, n’y a-t-il pas lieu, lorsque l’Etat bafoue la raison, le droit, la liberté, comme c’est le cas dans les Etats totalitaires, de résister, individuellement ou collectivement, à l’oppression ? La résistance à l’oppression est-elle alors un droit, voire un devoir ? A-t-on finalement le droit de contester le droit en utilisant la violence pour rétablir le droit ?
Faut-il parfois désobéir aux lois, au nom notamment des droits de l’homme ? A-t-on le droit de contester le droit en utilisant la violence pour rétablir le droit ?  Cette question de la désobéissance relance la problématique du rapport entre le droit naturel et le droit positif, et revient à formuler d’une autre façon la question des droits de l’homme. Le mot « parfois « a ici toute son importance, dans la mesure où, comme nous allons le voir, il ne s’agit pas, loin s’en faut, de désobéir toujours ou systématiquement à la loi, faute de quoi celle-ci serait niée dans on principe même et, avec elle, la justice tout entière. Il va s’agir de montrer le caractère exceptionnel de la désobéissance, en soulignant le caractère nécessaire et respectable des lois.
- Si, comme le prétend Rousseau, la véritable liberté est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite, n’est - il pas des situations dans lesquelles ma liberté, et ma conscience,  m’appellent à la désobéissance, et m’en fasse même un devoir ? Deux cas justifieraient alors cette désobéissance, entendue non plus comme une simple insoumission rebelle ou marginale, mais comme une véritable vertu civique : lorsque les circonstances rendent la loi impossible à respecter ou lorsque la respectabilité de la loi est elle-même contestée.

1)     Le devoir d’obéissance à la loi

- Comme nous l’avons vu au tout début de ce cours, l’homme juste est d‘abord celui qui obéit à la loi . La loi est par définition universelle, de sorte que tout individu a pour obligation de la respecter et de lui obéir. La loi politique ou juridique impose à tous la même conduite : si je prétends y échapper, je m’accorde alors une supériorité sur les autres, synonyme à nouveau d’inégalité. De même, en ce qui concerne la loi morale, Kant a montré qu’une action n’est morale que si elle est universalisable ; mon devoir m’ordonne de respecter la personne d’autrui parce que l’attitude contraire ne serait pas universalisable et serait immorale : j’entendrais ne pas respecter autrui, mais j’attendrais qu’il continue à me respecter. J’instaurerais ainsi une inégalité, une non-réciprocité.
L’universalité de la loi, qu’elle soit morale ou juridique, instaure une égalité entre les hommes. Puisqu’il y a réciprocité des droits et des devoirs, tout devoir ressenti comme une contrainte est équilibré par un devoir systématique d’autrui à mon égard. L’obéissance à la loi paraît donc obligatoire. Le contraire serait synonyme d’inégalité et d’arbitraire : si n’importe quel citoyen ou homme d’Etat pouvait déroger à cette obéissance, ce serait le règne de l’injustice, voire de la violence. Or, la définition même de l’Etat de droit instaure une égalité de tous (y compris le gouvernant) devant la loi, autorise le citoyen à faire valoir son droit contre l’Etat ou l’administration, et à poursuivre devant les tribunaux compétents le ministre ou le chef d’Etat qui violerait le droit commun ou la constitution.
-        Texte de Kant n° 9 p 465 (manuel de philo de terminale).
-     Kant conteste la légitimité d’un droit de résister à l’oppression : Kant doute que la conscience individuelle soit capable d’apprécier de quel côté se trouve le droit.
thème : la résistance au pouvoir
problème : Peut-on opposer la violence à la violence de l’Etat ? A - t - on le droit de contester - violemment ou non - le droit ? Y a-t-il un usage légitime de la violence au service du droit ou de la justice ? Jusqu’à quel point le droit de contester le droit peut-il être reconnu et par quelle instance ?
thèse : “tout droit prétendu de faire infraction au droit ne peut-être qu’un non-sens”. On ne peut légitimement opposer la violence à la violence.
plan du texte :
ligne 1 à 4 : La révolte contre l’Etat est condamnable en ce qu’elle menace le fondement même de l’Etat.
ligne 4 à 10 : Cette interdiction est valable en tout temps et en toute circonstance ; elle ne souffre aucune restriction, même lorsque le chef d’Etat est un tyran. L’opposition de la violence à la violence est illégitime.
ligne 10 à 24 : Justification de cette affirmation. Plusieurs arguments : on ne peut remettre en question une constitution ; personne ne pourrait décider si c’est le peuple qui a raison ou le chef de l’Etat, chacun étant à la fois juge et partie ; le droit d’enfreindre le droit est un non-sens, une contradiction dans les termes ; personne ne peut, en réalité, apporter des réponses raisonnables à ce problème de la légitimité du droit à l’insurrection.
ligne 24 à 27 : conséquence. L’insurrection n’est pas un droit. Le chef de l’Etat ou le pouvoir législatif est la seule autorité qui détienne le droit.
- On trouve cette idée déjà exprimée chez Socrate qui se soumet à la loi lorsque celle-ci le condamne injustement au nom du respect de la loi (mieux vaut une loi injuste que pas de loi du tout).

2) Désobéissance en fonction des circonstances

- Faisons remarquer, en premier lieu, que la nature même de la loi suppose la possibilité de sa transgression, sans quoi il n’y aurait pas lieu de prévoir le moindre système de sanctions. De même, tout interdit, désignant un comportement comme inacceptable, le rend d’autant plus désirable.
- Mais dans quelles circonstances serait-il légitime de ne pas respecter la loi ? Cela peut avoir lieu dans des circonstances telles que l’obéissance ordinairement requise à la loi semble être suspendue, par suite du caractère d’exception de la situation.
- Exemple : la loi morale m’ordonne de ne pas tuer. Que faire alors en cas de guerre ? L’objecteur de conscience, ou l’insoumis, faisant passer la loi morale au premier plan, décideront de ne pas porter les armes, tandis que le citoyen peut aussi choisir de faire la guerre pour défendre son pays. Dans ce dernier cas, la morale valable en temps de paix s’efface au profit d’une valeur considérée comme étant plus fondamentale : la défense du territoire national. Le choix, comme l’a montré Sartre, reste individuel et renvoie à un conflit de valeurs qui n’est pas tranché a priori.
De même, un médecin peut se sentir obligé de mentir à un malade incurable. Il désobéit à la loi morale qui enjoint de dire la vérité, mais sa désobéissance se justifie par le désir de ne pas faire souffrir le patient. C’est parce qu’il respecte la personne qu’il transgresse la loi (lire, pour approfondissement, le corrigé du sujet de dissertation : « faut-il toujours dire la vérité ? «).
- L’autre cas de figure exceptionnel où se justifierait la désobéissance civile serait celui d’un Etat illégitime, oppresseur. La désobéissance serait alors non seulement un droit, mais aussi un devoir. C’est la thèse que défend Rousseau, contrairement à Kant.
Texte de Rousseau n° 8B p. 415 extrait du contrat social, livre I, ch. IV
thème : la résistance à l’oppression
problématique : l’homme a-t-il le droit de se révolter contre l’oppression ? L’homme peut-il renoncer à sa liberté ?
thèse : renoncer à sa liberté , c’est renoncer à sa qualité d’homme. La résistance à l’oppression est à la fois un droit et un devoir.
enjeu du texte : il y a une légitimité de la violence lorsque l’autorité de l’Etat est illégitime, c’est-à-dire opprime et bafoue la liberté. La violence peut et doit être au service du droit lorsque celui-ci est bafoué.
plan du texte : dans le premier paragraphe, Rousseau montre que le despote au pouvoir ne garantit pas même la paix civile. Le despote, par ses agissements, ne peut qu’attirer sur lui guerres et dissensions. La tranquillité n’est pas la liberté ou le bonheur. Rousseau vise ici Hobbes qui voit dans la tranquillité civile le plus grand bien et fonde sur cette convention la délégation de la liberté. De la ligne 6 à 12, Rousseau explique que donner sa liberté sans contrepartie est un acte absurde. Il est inconcevable qu’un peuple se donne gratuitement, se dépouille du droit qu’il a de disposer de lui-même pour se soumettre à la domination d’un prince. Un peuple n’a rien à gagner à se soumettre à une autorité qu’il n’a pas choisie puisqu’il risque de subir l’injustice du monarque et d’être soumis à son bon plaisir. La conséquence (ligne 12 à 16) est que l’homme ne peut renoncer à sa liberté, c’est-à-dire à sa qualité d’homme. La liberté est une qualité fondamentale de l’homme qu’il possède même à l’état de nature (liberté au sens politique d’être l’auteur des lois et au sens métaphysique comme perfectibilité).
conclusion : on ne peut fonder l’autorité sur une convention d’aliénation. La résistance à l’oppression, dans le cas où l’Etat confisque la liberté, est un droit, mais surtout un devoir, une exigence morale. Un peuple qui subit l’oppression et qui ne se révolte pas est indigne.
- A noter que ce texte de Rousseau a eu une influence sur les différentes déclarations des droits de l’homme. La déclaration du 24 juin 1793, placée en préambule de la constitution de 1793, reconnaît le droit à l’insurrection, dans son article 35 : “quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs”.
- De même, le droit à l’insurrection, qui est une des formes du droit ou du devoir de désobéissance dans certaines circonstances, peut être considéré comme le garant de la démocratie: selon Alain, aucun pouvoir n’est légitime s’il ne permet la libre expression des désaccords et une opposition. Importance de la critique, du conflit, du différend, plus fondamentalement démocratiques, à ses yeux, que le consensus. La résistance à l’oppression, au pouvoir, fût-il démocratique, lui paraît être une vertu civique autant, et sinon plus, que l’obéissance au pouvoir. Ce point est également défendu par Michel Onfray dans sa Politique du rebelle qui fait de la révolte la figure essentielle de l’engagement citoyen.

3) Conclusion

- Mais on peut aussi concevoir que c’est dans la protection des droits de l’homme par un régime de droit - national, mais surtout international (l’ONU ?) - que l’on peut éviter le recours à la violence insurrectionnelle qui ne doit être érigée qu’en désespoir de cause,  de façon exceptionnelle, lorsque toutes les solutions juridiques ou politiques ont été épuisées : c’est ce que proclame la déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’assemblée générale des nations unies le 10 décembre 1948 : “considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression”(préambule).
- On peut aussi penser que même l’Etat démocratique est illégitime puisque la démocratie, selon les anarchistes, est une mystification idéologique destinée à occulter la nature de classe oppressive de tout Etat. Dès lors, la loi ne fait que valoriser des valeurs fausses ou aliénées ; le révolutionnaire doit se situer hors la loi s’il entend renverser  l’ordre établi pour faire place à d’autres valeurs.
La désobéissance est alors justifiée au nom de principes transcendants considérés comme étant plus fondamentaux que ceux qui régissent le droit positif. Où l’on retrouve le conflit déjà aperçu entre le droit naturel et le droit positif. A noter que si le devoir authentique de l’individu peut être de désobéir à la loi, soit de manière exceptionnelle, lorsque la loi bafoue la justice, soit de façon permanente, si l’on conteste la légitimité de tout Etat, cette désobéissance est censée préparer un retour à une situation "normale" - antérieure ou radicalement nouvelle -, c’est-à-dire dans laquelle le même citoyen considère que son devoir est d’obéir à nouveau à une loi ou à un ordre politique redevenu respectable. De sorte que la désobéissance légitime ne peut être une règle durable, faute de quoi c’est à nouveau le règne de la violence et de l’arbitraire qui prévaut. La désobéissance légitime se justifie toujours par l’espoir d’un retour prochain du droit, de la loi, de la justice, c’est-à-dire d’un ordre incontestable substituant à la violence la force de la raison et de l’universel.

D) LA GUERRE

- La question se pose maintenant du contrôle de la  violence, non pas seulement dans les limites de l’Etat, mais dans les relations internationales. Peut-on alors justifier la guerre ? Y a-t-il des guerres justes ? Y a-t-il un droit de la guerre ?

1) La guerre définition

- La guerre est d’abord un fait culturel qu’il ne faut pas confondre avec le déclenchement d’une violence aveugle. C’est une violence planifiée entre Etats qui a son économie propre (production d’armements, par exemple), sa gestion des conflits (calcul des risques…), sa recherche scientifique et ses techniques propres (tactiques, stratégies…).
- Elle suppose l’existence d’un Etat organisé : « La guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais une relation d’Etat à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement « (Rousseau). La guerre n’est pas la bataille dans la mesure où la guerre est un état quasi permanent (aboutissement d’une longue période de préparation où chaque Etat évalue la force respective de ses adversaires ou partenaires) : « la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu’il n’y a pas assurance du contraire «  (Hobbes, Léviathan, I, chap.XIII).
- Il faut alors distinguer la paix, produit de la concorde et de la volonté raisonnable des Etats, de l’absence d’hostilité, qui n’est qu’une neutralisation provisoire des conflits.
On peut donc définir la guerre comme un conflit entre Etats souverains dont le but vise à obtenir par la force la soumission de l’adversaire, conflit qui met en jeu des forces organisées militairement et qui est soumis à certaines règles du début à la fin des hostilités.

2) Les justifications de la guerre

2.1  - La nécessité de la guerre
-        Hypothèse d’un Etat de nature dans lequel tous sont en guerre contre tous. Par le contrat social, les hommes renoncent à tuer autrui en échange de la garantie, assurée par l’Etat, de ne pas être tués eux-mêmes. L’état de guerre est donc naturel. L’état de paix, défini comme non-guerre, est un artifice nécessaire pour survivre mais non pour vivre selon sa nature humaine qui est de donner satisfaction à tous ses désirs.
2.2 - La glorification de la guerre
-        Constater la nécessité de la guerre n’implique pas en soi de jugement de valeur. Au XIX e siècle se dessine une véritable glorification de la guerre : exaltation de la nation et de l’Etat qui conduit à magnifier les bienfaits de la guerre. Idée aussi que la guerre est bonne pour l’individu  en tant qu’elle lui permet de réaliser sa nature humaine.
-        Pour Hegel, la guerre n’a pas pour but la survie physique mais celui d’imposer à l’autre sa propre valeur : elle rend l’homme libre. Par le risque de perdre la vie, l’homme qui n’est pas attaché à celle-ci comme l’animal affirme sa conscience de soi. Le combat avec l’autre homme est humanisant. Le rapport à autrui n’est pas une relation d’amour mais de rivalité. L’homme n’accède à cette humanité qu’il fabrique que parce que la reconnaissance d’autrui lui importe plus que la survie. La guerre sépare les hommes en deux catégories : ceux qui, à l’issue du combat, ont préféré la soumission à la mort, ne se sont pas dégagés de leur nature animale (les esclaves) ; ceux qui ont su risquer leur vie pour des valeurs (les maîtres). Le premier entre les hommes rapport qui naît de la guerre est un rapport de maîtrise et de servitude.
-        L’histoire de l’homme est celle des guerres. Les animaux n’ont pas d’histoire car ils ne connaissent pas cette forme de lutte pour la reconnaissance qu’est la guerre. Le progrès de l’histoire passe par la guerre.
2.3  - L’approche psychanalytique
-        L’explication de la guerre chez Freud est rattachée à sa théorie de l’inconscient et de la lutte entre Eros et Thanatos. Existence de deux instincts : les instincts sexuels et érotiques qui tendent à unir et conserver, les instincts de mort qui veulent détruire et tuer. Ces instincts représentent « la transposition théorique de l’antagonisme universellement connu de l’amour et de la haine.
2.4  - Les théories biologiques
-        Idée darwinienne de la lutte pour l’existence comme loi éternelle et universelle. Vacher de Lapouge, par exemple, reprend l’argument de la sélection naturelle de Darwin et de l’évolution des organismes par l’élimination des inaptes et la survie des plus aptes. Chez les êtres humains, la sélection naturelle fait de plus en plus place à la sélection sociale (sélection militaire, politique, religieuse, morale, professionnelle…). L’homme est plus guerrier que l’animal. Vacher de Lapouge va être des premiers à proposer de mesures d’eugénisme pour favoriser la race supérieure.
-        Pour le zoologiste autrichien Konrad Lorenz, la guerre est liée au concept de territoire : les hommes combattent pour protéger et étendre les frontières de leur pays, et ce parce que leurs lointains ancêtres du monde animal luttaient pour l’emplacement du nid, pour le terrier, pour le territoire, etc. La guerre est alors le résultat d’une contrainte instinctive. Elle apparaît alors inévitable.
-        Thèse contredite par d’autres biologistes et par certains anthropologues comme Margaret Mead : selon elle, la guerre n’est pas une nécessité biologique. Certains peuples ne connaissent pas la guerre (les Esquimaux, par exemple). La guerre est une invention. Les cultures diffèrent les unes des autres sur l’usage de la violence. L’esprit de rivalité entre individus pas plus que la guerre entre sociétés n’apparaissent comme un phénomène universel et général.

3) La paix comme idée régulatrice

-        Le problème de la paix et de la mise hors la loi de la guerre est devenu, aujourd’hui, un enjeu essentiel et prioritaire (destruction systématique de populations entières, explosions de furie haineuse qui ont atteint de tels sommets) qui reste posé parce qu’il n’existe pas de pouvoir souverain capable de maîtriser la violence entre Etats. Lorsque l’ONU parvient à neutraliser des conflits, c’est toujours en conséquence d’une alliance des grandes puissances préservant l’équilibre international dans leur propre intérêt. Les Etats recherchent l’absence d’hostilité plutôt que la paix. La guerre est alors “la continuation de la politique par d’autres moyens “ (Clausewitz, De la guerre); elle est “un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. La finalité de la politique à l’intérieur ou à l’extérieur est toujours la domination. Ce but est atteint par la médiation de la loi en temps de paix, tandis qu’il s’impose par les armes en temps de guerre.
-        Se pose alors le problème de la légitimité de la guerre. Il faut distinguer la question de la légitimité de la guerre (guerre juste) de celle de sa légalité. On peut alors établir une typologie des guerres : les guerres légitimes et légales; légitimes et illégales; illégitimes et légales; illégitimes et illégales. Est légitime la guerre dont le but est de rétablir le droit. Selon Grotius, la guerre juste est le substitut de la justice, là où la justice ne peut s’exercer. Son but est de poursuivre le même but que la justice, à savoir le rétablissement d’un état dans lequel l’injustice est levée. Invoquer un motif d’intérêt ou de puissance pour entreprendre une guerre, c’est assimiler celle-ci à un simple brigandage. D’autre part, pour qu’une guerre soit légale, il faut qu’elle obéisse à un ensemble de règles juridiques. La légitimité de la guerre pose un problème : chaque belligérant est à la fois juge et partie de son bon droit; la détermination des cas relevant de la catégorie “guerre juste” est pour le moins problématique; la guerre donne raison à celui qui gagne.
-        Pour le positivisme juridique, qui ne retient comme droit que les systèmes juridiques des différents Etats (droit positif), a renoncé à la distinction guerres justes, guerres injustes et a reconnu le caractère licite de la guerre en tant qu’expression d’un Etat souverain. Mais ce point de vue relativiste n’est  satisfaisant ni pour les Etats agressés ni pour les minorités opprimées (cf., dans le cours sur led roit et la justice, le chapitre consacré aux limites du positivisme juridique). Problème ici de l’arbitrage des organisations internationales, du droit et du devoir d’ingérence, bref du moyen à employer pour instaurer un “ordre mondial”. Cette question continue aujourd’hui à diviser les principaux acteurs du débat politique international.
-        En effet, en l’absence d’une instance juridique internationale pour dire le droit, l’idée d’une cause juste de guerre n’est - elle pas inassignable ? Qu’est-ce qui permettra de trancher entre les prétentions opposées des belligérants ? Car la logique de la guerre est tout autre que juridique, elle relève de rapports de puissance qui sont totalement indifférents au droit. Mais concevoir un règlement juridique de la guerre a comme intérêt de montrer que la guerre ne peut pas tout justifier, que les nations peuvent définir conventionnellement des principes, dont la transgression donne lieu à des actes que la guerre ne justifie pas et dont les auteurs doivent répondre devant la justice humaine.
-     Kant, dans Idée d’une histoire universelle…, envisage la substitution de la “paix perpétuelle” à la guerre permanente. Kant prévoit le contrôle de la violence par l’avènement corrélatif des Etats libéraux et d’une Société des Nations administrant universellement le droit. Analyse réaliste de la situation politique des Etats contraints d’accorder des libertés publiques dans leur propre intérêt (prospérité, progrès scientifique et technique nécessaire à l’accroissement de leur puissance) et forcés de renoncer progressivement à des initiatives belliqueuses pour des raisons économiques. Les relations internationales garantissant la sûreté des Etats ont pour conséquence de les rendre interdépendants sur les plans économique et politique (accords, traités, pactes, échanges). Les nations les moins impliquées dans des conflits régionaux , ayant intérêt à jouer le rôle de médiateur, préparent les conditions juridiques d’un Etat cosmopolitique.

CONCLUSION :

- L’Etat n’incarne pas forcément la violence légitime, c’est-à-dire la violence juste, moralement acceptable. Il semble alors que la violence soit légitime lorsqu’elle est résistance à l’oppression et lorsqu’elle a pour finalité le rétablissement du droit. Si le problème est posé de l’appréciation des conditions où la résistance devient un devoir, il apparaît néanmoins que le droit à l’insurrection , à la désobéissance, est une vertu civique aussi importante pour une démocratie que le devoir d’obéissance. La question de l’utilisation légitime de la violence se pose également à l’échelle internationale puisque la guerre juste est celle qui rétablit le droit, par opposition à la guerre injuste qui consacre le pouvoir de la nation la plus forte. Problème ici du règlement juridique de la guerre par la constitution d’une authentique société des nations qui ne semble pas encore avoir vu le jour. Mais si la violence peut être légitime contre l’oppression, l’idéal n’est - il pas à chercher dans la disparition de la violence, dans la non-violence notamment ?

III) LA SUPPRESSION DE LA VIOLENCE

- La réaction à la violence par la violence, si elle est parfois nécessaire, n’est pas satisfaisante sur les plans politique et moral : sur le plan politique, la violence ne peut être qu’un recours exceptionnel et le but du politique est la paix, la concorde, l’instauration d’une autorité légitime; sur le plan moral, la violence ruine le respect de la personne humaine, chosifie les relations humaines, comme l’a bien montré Simone Weil, et tend à justifier n’importe quel moyen au service d’une fin considérée comme juste, de sorte que l’utilisation de moyens violents finit par pervertir la fin elle-même. Il semble alors que la réaction politiquement efficace et moralement satisfaisante est la conversion à la paix. La non-violence n’est - elle pas alors le moyen idéal de faire régner la paix et de lutter contre la violence ?

A) LA NON VIOLENCE(texte de Gandhi)

- La non-violence est une pratique organisée qui a ses stratégies et ses tactiques. Elle se réclame à la fois de l’efficacité politique et de la moralité. Exemple de la lutte de Gandhi pour la libération de l’Inde. L’efficacité de la non-violence est la conséquence, selon Gandhi, d’un acte de foi qui suppose : une conviction spiritualiste (la supériorité de l’esprit sur la force physique); une éthique de la souffrance (“Nul ne s’est élevé sans avoir passé par la souffrance…Le progrès ne consiste qu’à purifier la souffrance en évitant de faire souffrir”); un fondement religieux universel (“La religion de la non-violence n’est pas seulement pour les saints, elle est pour le commun des hommes. C’est la loi de notre espèce comme la loi de la violence est la loi de la brute”).
- Mais comment convaincre de l’efficacité de la non-violence celui qui ne partage pas cette foi ou celui qu’elle laisse de marbre comme la brute ? Gandhi valorise l’élément quantitatif (“…Cent mille anglais ne peuvent effrayer trois cents millions d’êtres humains”). Résistance passive qui représente, en réalité, une force physique authentique contre la violence colonialiste et qui a bénéficié du soutien international. Gandhi lui-même relativise la portée de l’arme non-violente : “Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence…Je risquerai mille fois la violence plutôt que l’émasculation de toute une race”. Devant la brute, le tortionnaire, l’assassin, la résistance passive est dérisoire : la non-violence est certes une force morale, mais elle suppose que celui contre qui on l’exerce répugne à faire usage de ses armes contre un individu qui en est dépourvu. Gandhi a certes triompher de la puissance anglaise. Mais seule la résistance et peut-être la guerre ont pu venir à bout de la violence nazie. C’est pourquoi la foi en la non-violence est conditionnée par son efficacité dans des conditions politiques (rapports de force favorables) ou culturelles (limites morales de l’agresseur). Il s’agit de mesurer l’opportunité de la non-violence en fonction de l’adversaire.
- Il ne faut peut-être pas non plus opposer de façon radicale violence et non-violence : la non-violence, au sens de résistance passive, est une forme détournée de violence, un pouvoir effectif de contrainte; les moyens non-violents ne sont que des formes de violence adaptées à un certain rapport de force : la grève, par exemple, qui est très violente, même si le sang ne coule pas, puisque l’on force la production à s’arrêter et que la vie d’un pays tout entier peut être paralysée (exemple de la grève des transports ou des routiers en France); boycottage des produits commerciaux, etc.

B) VIOLENCE ET RAISON

- On peut d’abord opposer violence et raison, à la façon d’Eric Weil : l’homme violent cherche à imposer son discours individuel aux autres, quand l’homme raisonnable cherche à constituer avec les autres un discours universel, valable en droit pour tous les hommes.
- Mais la raison est aussi violence : il y a une violence dans la raison, au nom de la raison. D’abord une violence dans la raison : Kant, dans La critique de la raison pure, a montré que la pensée rationnelle est le lieu d’une guerre permanente, guerre des philosophies opposées et dogmatiques (guerre idéologique qui peut devenir guerre politique). Violence, ensuite, au nom de la raison : on dit qu’on va ramener à la raison, rendre raisonnable ; on construit des institutions de la violence, asiles, prisons, écoles peut-être (dans certains pays, on envoyait les opposants à l’hôpital psychiatrique). Voir aussi la raison ethnocentriste.
- Mais si l’usage dogmatique ou ethnocentriste de la raison peut-être porteur d’une violence encore plus forte, il faut également rappeler que, comme le dit Hegel, “le silence de la raison engendre aussi des monstres” - le fanatisme, l’intégrisme, la superstition (voir cours sur l’irrationnel). C’est alors peut-être le langage et la communication qui peuvent faire de la raison un moyen de faire régresser la violence et triompher la paix.
- Platon, le premier, a vu dans le silence l’origine et la fin de la violence. Le sophiste, c’est celui qui dénie à la parole et au discours toute prétention à la vérité et qui s’en fait une arme lucrative. Le sophiste dévie la parole de son sens, puisqu’elle n’a plus pour but d’ouvrir le dialogue à la recherche de la vérité, mais de l’enfermer dans une stratégie de domination. Sophistique qui ne cherche pas à convaincre par l’argumentation logique, mais à persuader, et qui s’engage ainsi dans une comédie de dialogue. La sophistique repose sur un relativisme individualiste qui, selon Platon, introduit la démesure dans la cité. Protagoras enseigne, en effet, que “l’homme est ma mesure de toute chose”, c’est-à-dire que tout est question d’appréciation individuelle. Cette question aboutit au cynisme : si l’individu est la mesure de toute chose, il n’y a plus de commune mesure, donc plus de bien public. Etre le meilleur revient à être le plus fort et le plus rusé, et la justice, comme le pense Calliclès dans Gorgias, est la domination du fort sur le faible, c’est-à-dire la violence. La violence est donc ici conçue comme le résultat d’une utilisation cynique du langage.
- Il faut alors réhabiliter le discours et rétablir le dialogue authentique. Selon Habermas, si le but du dialogue ne peut être la vérité (son critère est, au XXème siècle, incertain), l’incertitude objective  doit être compensée par un accord intersubjectif. Cet accord prend la forme d’un consensus qui est à la fois la condition de possibilité du dialogue et sa finalité. Par consensus, il faut entendre le choix éclairé d’individus dialoguant, l’accord, la communication transparente. Il y a deux types d’activités rationnelles : celle qui est orientée vers le succès, celle qui obéit à l’intercompréhension. Dans la première, les individus se concentrent sur les conséquences de leur action. Ou bien ils agissent sur le monde des objets (activité instrumentale) ou bien ils manipulent les autres, en s’efforçant de détenir une emprise ou d’exercer un pouvoir sur les discussions de ces derniers (activité stratégique). Activité instrumentale et stratégique sont finalisées par les succès, la réussite, l’adaptation à des objectifs déterminés. Dans la seconde qu’Habermas nomme activité communicationnelle, le succès n’est pas le but de l’acteur, mais l’intercompréhension, l’accord rationnel obtenu au bout d’une discussion critique et désintéressée. Là, les partenaires procèdent en argumentant, et cette argumentation présuppose l’impartialité, la responsabilité des interlocuteurs.
- En somme, l’authentique discussion est consensuelle et n’a affaire qu’à des raisons, non point à la menace : elle s’appuie sur la force dépourvue de violence du discours argumentatif. Or c’est ici que la morale trouve son principe. Toute communication est normative : elle présuppose qu’autrui est une personne, que je ne traite pas comme un objet. La communication annonce le règne éthique, la reconnaissance des personnes au sein de l’horizon de l’universalisation. Toute communication présuppose une entente entre les membres. La rationalité communicationnelle fournit un étalon permettant de juger de la transparence des processus sociaux. Elle permet d’envisager la constitution d’un droit qui suppose une universalisation des intérêts. Dans le droit comme dans la morale, l’Universel apparaît comme une exigence s’actualisant à l’intérieur de la communication.
- S’il y a certes, face à la violence, le dialogue, il s’agit d’une condition nécessaire, mais hélas insuffisante de la paix. Le dialogue, en effet, a une efficacité variable avec l’interlocuteur (du partenaire à l’adversaire). Parole en l’air face à la brute, qui n’a pas de parole, et au fanatique qui ne connaît que sa parole, le dialogue s’efface derrière la force publique (nationale ou internationale). Ici c’est le langage de la violence qui parle. Mais même le violent est forcé au dialogue : le belligérant, par exemple, parce qu’il est sensible au langage des armes, à la menace armée que ses reniements font peser sur ses propres intérêts, doit tenir compte des réactions des opinions publiques, nationales ou internationales. La force du dialogue, c’est qu’il est désarmant. En obligeant les belligérants à parler et à se parler, il les amène à faire taire leurs armes, en vue d’un désarmement, voire de la paix. Il y parvient peut-être d’autant mieux qu’il peut faire appel à l’arbitrage ultime d’une force armée…
- Nécessité aussi de contre-pouvoirs, de discussions parallèles aux discours officiels des institutions, afin de lutter contre les formes de violence subtiles difficilement saisissables par la loi (la loi est elle-même un instrument de pouvoir) : comités d’action, associations de défense des individus (consommateurs, minorités, etc.).
- Nécessité peut-être d’un changement radical de société pour éliminer les causes économiques, sociales, culturelles de la violence. La fin de la guerre, par exemple, l’instauration d’une paix perpétuelle, ne passe-t-elle pas, comme le pensent les marxistes et les anarchistes, par la disparition ou la suppression des Etats ?




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