La vérité (cours de philosophie)
Le problème de la vérité est intimement lié à celui de la connaissance. Certains philosophes soutiennent que la vérité est la valeur absolue d’une idée ou d'un rapport parfaitement intelligible, et parfaitement démontré ; c’est mettre la vérité au dessus de l'expérience dans le monde de la pensée, comme le propose la rationalisme. D'autres philosophes affirment que la vérité est l'expérience même, Je concret et le monde des perceptions, comme le suggère l'empirisme ; ou encore que la vérité est une exigence de l’esprit humain, comme l’affirme l’idéalisme. Nous suivrons ici une autre voie de présentation et nous montrerons que la compréhension de la notion de vérité passe de l’objectivité à la subjectivité, du monde à l’homme, du fait à l'idéal.
— I — Y a-t-il une vérité?
Tous ceux qui se posent cette question et qui la résolvent par la négative ou le doute, reprennent forcément les arguments des sceptiques grecs et en particulier de Protagoras d’Abdère et de Gorgias d'Élis qui datent du ive et du Ve siècle avant J. C. « L’homme est la mesure de toutes choses », disait Protagoras, et cette formule est restée la devise de tous les antidogmatismes, c’est à dire de tous les efforts pour ramener les vérités dites éternelles ou absolues à de petites vérités si relatives à la manière humaine de vivre ou de comprendre, relatives à l’époque, à l'expérience, au caractère, aux influences, qu’elles ne paraissent plus vraies du tout. Nous disons tous les jours que « des goûts et des couleurs » on discute vainement, que tout a une part de vérité, que tout dépend du point de vue, que "vérité en deçà des Pyrénées est erreur au delà" comme disait Pascal, et qu'il faut se réfugier sur le « mol oreiller » de Montaigne: « Que sais je ? » sans plus chercher la vérité, toujours caduque, sujette à caution, ou source de tourments ; à la place, nous nous contenterions volontiers d’un certain lot de bonnes petites vérités pratiques, celles qui ont un « rendement » indubitable et qui permettent sur les grandes questions une tolérance tout à fait respectable. Protagoras, Gorgias et plus tard les pyrrhoniens de la Nouvelle Académie ont dit tout cela. Il est bien difficile d'y répondre d’ailleurs, si on se place sur le plan des faits, et surtout si nous acceptons de faire de la vérité « quelque chose qui serait à trouver » comme l’or dans du sable ou le noyau dans un fruit. Nous ne pourrons jamais « tenir » une vérité de ce genre et, si nous le croyons, nous tombons aussitôt sous le coup des critiques sceptiques, nous versons dans le dogmatisme agressif. En effet, celui qui croit « détenir la vérité » comme on détient un avoir immuable, est un être dangereux : il a tendance à exiger d’autrui « la conversion ou la mort », il devient vite intolérant ou fanatique. Or nous sentons irrésistiblement et l'Histoire le confirme que le fanatisme comme le dogmatisme sont des maîtres d’erreurs et de crimes. Devons nous pour autant nous réfugier dans le scepticisme ? Constatons d'abord que le besoin de vérité reste une sorte d'exigence fondamentale de l'homme, puisque c'est par souci de chercher la vérité que les sceptiques eux-mêmes aboutissent à leur attitude ; ils pensent que leur scepticisme est vrai et ils s'en tiennent à cette attitude pour éviter l’erreur. « Ne croire à rien », c'est croire au moins à cette formule. Auguste Comte était le plus sincère lorsqu'il disait : « Tout est relatif, c'est le seul principe absolu ». Lachelier écrit dans « Psychologie et Métaphysique » : « Le psychologue qui enseigne que la conscience ne comporte que des modes subjectifs, croit exprimer par là autre chose qu'un mode subjectif de sa propre conscience ». Celui qui affirme qu'« il n'y a pas de vérité » est persuadé qu'il affirme là une vérité. On a dit depuis longtemps que le sceptique ne devrait même pas parler parce qu'en parlant, il affirme. Quant à la tolérance du sceptique, qui reste aux yeux du public son plus grand mérite, il faut considérer qu'elle est suspecte. Outre le fait que les sceptiques de l'Antiquité (et les autres) ont fondé leur action sur un égoïsme bien compris, la tolérance qu'ils s'attribuent n'a que le masque de la vertu, car elle est trop souvent indifférence et souci de sécurité personnelle.
— II — Rapports de la vérité et de la réalité.
Nous verrons successivement qu’il est impossible de distinguer vérité et réalité du point de vue des philosophies de l'Être aussi bien que de celles de l'Existence, et nous chercherons les raisons de cette connexion.
1 — Impossibilité de distinguer vérité et réalité dans les philosophies de l'Être. Pour Platon comme pour Descartes et Spinoza, « vrai = réel ». Les « idées » selon Platon, les « natures » selon Descartes, les vérités du 3e genre selon Spinoza, sont des super réalités intelligibles dont la réalité perçue n'est qu'un pâle et illusoire reflet. Il faudrait donc distinguer deux « réalités » :
A — Une réalité vraie ou réalité en soi qui n'est pas autre chose que la vérité et qui appartient au monde des essences, une réalité disons « substantielle », le fin mot de ce que nous percevons.
B — Une réalité perçue ou réalité pour nous, erreur au moins virtuelle, toujours suspecte d'être une apparence ou une apparition, un voile entre la vérité et nous. Nous reconnaissons le thème du « mythe de la caverne » de Platon, de la théorie de la perception chez Descartes, de la réforme de l'entendement chez Spinoza. Il faut considérer, selon eux, que ce qui est « réel » dans la réalité perçue lui vient de l'autre réalité dont elle est le reflet ou plus exactement l'ombre. Nous nous méprenons souvent sur sa valeur, et toute la philosophie va être un effort pour se déprendre de cette pseudo réalité et pour chercher la lumière au-delà d'elle, vers la vraie réalité, c'est à dire vers la vérité. Le bâton que nous percevons brisé, lorsqu'il est en partie dans l'eau, est un effet pour nous des lois de la réfraction qui représentent la vraie réalité ; l'idée de justice dépasse tous les actes justes que nous pouvons accomplir et qui ne sont d'ailleurs « réellement » justes que dans la mesure où ils s'inspirent de cette justice absolue qui règne au ciel des idées platoniciennes. Ce qui passe, ce qui change, ce qui n'a pas de forme intelligible, ce qui est subjectif dans son aperception et accidentel dans ses rapports... ne peut avoir qu'une réalité sans vérité, et, en définitive, même pas de réalité du tout.