La technique aliénante
Les révolutions industrielles
L’inauguration de la machine-outil à la fin du xviiie siècle inaugure une révolution dans la manière de produire, dont les effets se font toujours sentir. La machine à vapeur fournit une énergie qui, pour la première fois, peut remplacer systématiquement la force musculaire pour limer, fraiser, aléser, scier, percer, etc. L’introduction de moteurs à énergie de plus en plus transformée (on passe peu à peu du bois et de la houille au pétrole, à l’électricité, à l’atome) prolonge et étend les conséquences de la première révolution industrielle.
Il ne faudrait certes pas oublier les libérations qui peuvent accompagner cette extension du règne des techniques. L’homme qui commande la machine libère son corps de la fatigue qu’entraînent des gestes difficiles et répétés. Les gains de productivité, rendus possibles par le machinisme, multiplient les produits, et il est vrai que nous sommes aujourd’hui plus indépendants que nos ancêtres de la nature « brute », dans la mesure où nous sommes environnés de produits « humanisés » par le travail qui les a réalisés; par exemple, les techniques de l’éclairage ont éloigné l’angoisse de l'obscurité; les techniques de communication font que nous sommes moins dépendants des contraintes que produisent les séparations dans l’espace, etc. Toutefois le développement technique est également associé à diverses formes d’esclavages.
L’homme esclave de la technique
L’application des machines est contemporaine d'une aliénation nouvelle, qui prend plusieurs formes. Etre aliéné, c'est être dépossédé de la maîtrise de soi, de son propre travail, se trouver sous la dépendance de forces «autres», «étrangères» (en latin "alius", "aliénas").
S’il domine la machine, l'homme est aussi dominé par elle: il soumet ses gestes productifs à la rationalité de celle-ci. La division du travail qui accompagne le machinisme subordonne le travailleur aux conditions mécaniques de la production, aux mouvements de la machine, puis aux impératifs du développement technologique lui- même. Non seulement le travail est moins intéressant, plus répétitif, parcellaire, sans qualification, mais il conduit le travailleur à faire usage de machines et d’instruments complexes, dont il ne comprend pas (et, à la limite, n’a pas à comprendre) les lois rationnelles de fonctionnement : un corps de spécialistes (techniciens, ingénieurs) est chargé de penser, pour tous, l’ensemble et les détails du processus de production ; sa logique échappe à ceux qui en assurent la réalisation effective. Le développement du machinisme industriel, enfin, s’est produit historiquement dans le cadre d’une économie capitaliste. Marx nomme exploitation l’aliénation qui fait dépendre le prolétaire du capitaliste, ce dernier achetant la force de travail du prolétaire comme une marchandise et en extrayant une plus-value invisible.
En ce sens, la maîtrise croissante de la nature grâce aux techniques s’accompagne d’une servitude croissante des hommes, aliénés par d’autres hommes.
Un asservissement « hors du travail » ?
Hors du travail, aujourd’hui, ne signifie pas hors de l’univers technique, puisque la technique fait partie de notre univers quotidien. Nos loisirs eux-mêmes en dépendent largement (télévision, téléphone, automobile, jeux électroniques, etc.). Il serait possible de décrire les formes nouvelles d’esclavage, rendues possibles par ce nouvel usage des techniques. On s’est demandé, par exemple, s’il ne fallait pas redouter une « dictature des médias », ceux-ci exerçant leur douce violence sur des consommateurs passifs, anesthésiés, standardisés, insidieusement manipulés. Mais, sur ce plan comme sur celui du travail, la question essentielle est de savoir si ce sont bien les techniques elles-mêmes qui sont responsables des formes d’esclavage auxquelles on les associe ou dont on les accuse.