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La responsabilité limite-t-elle la liberté ? Sartre

La responsabilité limite-t-elle la liberté ?

Sartre

L'Être et le Néant (1943), IVe partie, chapitre I, coll. « Tel », © Éditions Gallimard, 1943, pp. 599-601.

N’est-ce pas moi qui décide du coefficient d’adversité des choses et jusque de leur imprévisibilité en décidant de moi-même ? Ainsi n’y a-t-il pas d'accidents dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m'entraîne ne vient pas du dehors ; si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d'abord parce que pouvais toujours m'y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu'il s'agit d'envisager une situation. Faute de m'y être soustrait, je l'ai choisie ; ce peut être par veulerie, par lâcheté devant l'opinion publique, parce que je préfère certaines valeurs à celle du refus même de faire la guerre (l'estime de mes proches, l’honneur de ma famille, etc.). De toute façon, il s'agit d'un choix. Ce choix sera réitéré par la suite d'une façon continue jusqu'à la fin de la guerre ; il faut donc souscrire au mot de J. Romains (1) : « À la guerre, il n'y a pas de victimes innocentes. » Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière responsabilité de cette guerre. Sans doute, d’autres l'ont déclarée et l'on serait tenté, peut-être, de me considérer comme simple complice. Mais cette notion de complicité n'a qu'un sens juridique ; ici, elle ne tient pas ; car il a dépendu de moi que pour moi et par moi cette guerre n'existe pas et j'ai décidé qu'elle existe. Il n'y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune prise sur une liberté ; je n'ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l'avons dit et répété dans ce livre, le propre de la réalité humaine, c'est qu'elle est sans excuse. Il ne me reste donc qu'à revendiquer cette guerre. Mais, en outre, elle est mienne parce que, du seul fait qu'elle surgit dans une situation que je fais être et que je ne puis l’y découvrir qu'en m'engageant pour ou contre elle, je ne puis plus distinguer à présent le choix que je fais de moi du choix que je fais d'elle : vivre cette guerre, c'est me choisir par elle et la choisir par mon choix de moi-même. Il ne saurait être question de l'envisager comme « quatre ans de vacances » ou de « sursis », comme une « suspension de séance », l'essentiel de mes responsabilités étant ailleurs, dans ma vie conjugale, familiale, professionnelle. Mais dans cette guerre que j’ai choisie, je me choisis au jour le jour et je la fais mienne en me faisant. Si elle doit être quatre années vides, c'est moi qui en porte la responsabilité.

(1)  J. Romains, Les Hommes de bonne volonté, « Prélude à Verdun ».

Avez-vous compris l'essentiel ?

1 Être responsable d'une situation, est-ce en être la cause, le facteur déclenchant ? 2 Si nous sommes responsables d’un choix que nous avons fait, notre liberté ne s’en trouve-t-elle pas ensuite réduite, ou anéantie ? 3 En quel sens peut-on dire que nos choix nous engagent ?

  1 - Pas seulement. Je suis responsable d’une situation si je m’en accommode. Ainsi je suis responsable de la guerre que je fais, même si ce n’est pas moi qui l’ai déclarée. 2 - Non, car nous choisissons à chaque instant, et continuer n’est que la répétition d'un choix, réitération qui est libre, qui implique en permanence un nouveau choix dont nous sommes également responsables. 3- En ce sens que nous ne choisissons pas seulement des situations ou des circonstances, ou des faits qui seraient extérieurs à nous : nous nous choisissons aussi nous-mêmes.

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