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La philosophie de l’Histoire chez Hegel et sa critique


PRB = L’évolution de l’Humanité, telle que la relatent les historiens, obéit-elle à une rationalité, a-t-elle un sens (direction et signification) ? Quelle unité discerner dans le chaos des événements ? Ne peut-on distinguer un mouvement d’unification politique de l’espèce humaine ?

Pour Hegel, c'est l'Idée, principe spirituel suprême immanent au monde, qui, selon Hegel, gouverne l'histoire (= idéalisme absolu). L'Idée, conçue comme forme d'unification dernière par la Raison humaine, devient, dans le temps, de plus en plus claire et transparente. Ainsi, le philosophe peut-il découvrir une histoire de plus en plus rationnelle, pacifiée et libre. La marche de l’Histoire, c’est la marche vers la Liberté, vers la Rationalité : « Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel » (« Préface de la Philosophie du Droit ») Au fond, Hegel pense que l'histoire se confond avec le devenir d'un principe spirituel supérieur.

 «L'Idée est le vrai, l'éternel, la puissance absolue. Elle se manifeste dans le monde et rien ne s'y manifeste qui ne soit elle, sa majesté et sa magnificence : voilà ce que la philosophie démontre.» (Hegel, «La Raison dans l’Histoire»).

 Cette Idée absolue se fait elle-même à travers l'histoire, qui représente l'Idée en marche. D'étape en étape, de marche en marche, de tremplin en tremplin, l'histoire ne cesse de se simplifier et de s'unifier : chaque moment est préférable au précédent et offre le spectacle d'améliorations spirituelles. Aussi, sans la notion de progrès, le cours de l'histoire est-il incompréhensible. Chaque figure historique est supérieure à celle qui constituait son être précédent: «… les Orientaux ont su qu’un seul homme est libre, le monde grec et romain que quelques-uns sont libres tandis que nous savons, nous, que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme est libre.»

Chaque époque est marquée par la domination culturelle et militaire d’un Peuple, qui est l’incarnation la plus haute de l’Esprit. L’histoire de l’humanité est donc, selon Hegel, l’histoire dialectique de moments historiques, chaque moment correspondant à l’émergence d’un peuple phare, suivi de son déclin. Au XVIIIe siècle à France dominait le monde, au XIXe siècle l’Angleterre, au XXe siècle les USA et au XXIe la Chine et au XXIIe, l’Inde.

=> A LIRE :  https : //1000-idees-de-culture-generale.fr/raison-histoire-hegel/



Hegel: «La Raison dans l’Histoire».
 
« Rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré ; et appelant l'intérêt une passion, en tant que l'individualité tout entière, en mettant à l'arrière-plan tous les autres intérêts et fins que l'on a et peut avoir, se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre dans cette fin tous ses besoins et toutes ses forces, nous devons dire d'une façon générale que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion. [...] La passion est regardée comme une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise ; l'homme ne doit pas avoir de passion. Passion n'est pas d'ailleurs le mot tout à fait exact pour ce que je veux désigner ici, j'entends en effet, ici, d'une manière générale l'activité de l'homme dérivant d'intérêts particuliers, [...] d'intentions égoïstes, en tant que dans ces fins il met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère en leur sacrifiant [...] tout le reste. [...] Je dirais donc passion, entendant par-là, la détermination particulière du caractère en tant que ces déterminations du vouloir n'ont pas un contenu uniquement privé, mais constituent l'élément moteur et énergique d'actions générales. .../... Les grands hommes qu'Alexandre le Grand, Jules César et les hommes de la même espèce semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais ce qu'ils veulent est l'universel. (... )» Hegel.

Explication du texte:
 
La passion a souvent été méprisée. Le romantisme allemand restitue à la passion toute sa grandeur. Prise en ce nouveau sens, la passion retrouve son aspect dynamique : elle crée l'histoire et le devenir. Parce que le vouloir humain se concentre alors magnifiquement sur un but unique, la passion constitue l'instrument historique le plus riche et le plus fécond. Comment l'histoire pourrait-elle avancer sans le travail totalisant et de longue haleine du passionné? La passion permet d'accomplir de grandes oeuvres. Elle est édificatrice et architecte de l'histoire. Elle engendre le devenir historique. Elle est l'aspect le plus dynamique de l'esprit. L’Histoire est en apparence chaos et désordre. L’Histoire nous montre les hommes livrés à la frénésie des passions, poursuivant leurs petits buts égoïstes. Intérêt personnel prime sur le bien commun. Mais, l’histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle, progressive par laquelle la Raison («l’Esprit du monde») parvient à sa vérité, par laquelle la Liberté parvient à sa réalité. Le tumulte des intérêts contradictoires se résout en une loi nécessaire et universelle. Rationalisme et nécessitarisme à l’œuvre dans l’Histoire. Les passions sont au service de ce qui les dépasse, de la fin dernière de l’Histoire = la réalisation de la Liberté absolue. Les fins particulières des passions ne sont pas opposées à l’Universel. Les passions servent l’Universel = «ruse de la raison». Par exemple, César ne croyait agir que pour son ambition personnelle mais il a construit et légué l’État romain, l’Empire, la civilisation. Les passions révolutionnaires de 1789 ont permis le progrès du droit, de la République et de la démocratie. La passion est le bras armé de la Raison et la réalise à l’insu même des hommes. LA PASSION EST UNE BONNE RAISON.
 
 
 
Si, dans le champ historique, la passion crée magnifiquement une oeuvre en mobilisant toute l'énergie du vouloir, il ne faut cependant pas oublier qu'elle est en même temps l'instrument de la raison universelle. En poursuivant leurs passions et leurs intérêts, les hommes font l'histoire, mais ils sont en même temps les outils de quelque chose de plus grand qui les dépasse. La raison universelle, à l'oeuvre dans l'histoire, utilise les passions pour se produire dans le monde. La libre énergie humaine, celle de César, celle de Napoléon, est finalement le matériau de l'Esprit du monde, de l'Idée universelle. La folle ambition de César fut- elle un instrument nécessaire à l’histoire du monde, pour qu’on passât de la liberté fragile qu’offrait une République romaine finissante au principat (d’Auguste), puis à l’Empire, sous lequel la puissance de Rome se trouva enfin restaurée. De même, Napoléon a permis de mettre fin à la Terreur tout en conservant les acquis de la Révolution française.

RAPPEL HISTORIQUE SUR LA TERREUR: Période post-révolutionnaire (1792-4) marquée par l’autoritarisme et la violence (exécutions de masse, massacre vendéen, etc.). Fin de la période avec Robespierre guillotiné en place publique le 28 juillet 1794.

« L'intérêt particulier de la passion est donc inséparable de l'activité de l'universel... C'est le particulier qui s'entre-déchire et qui, en partie, se ruine. Ce n'est pas l'idée universelle qui s'expose à l'opposition et à la lutte, ce n'est pas elle qui s'expose au danger; elle se tient en arrière, hors de toute attaque et de tout dommage. C'est ce qu'il faut appeler la ruse de la raison : la raison laisse agir à sa place les passions, si bien que, seul, le moyen par lequel elle parvient à l'existence passe par des épreuves et des souffrances. » (Hegel, «La raison dans l'histoire»)

Ainsi, les passions, les désirs, les intérêts des hommes, les activités dans lesquelles ils mettent toute l'énergie de leur vouloir ne sont que « les moyens du génie de l'univers pour accomplir sa fin ». L'homme historique est celui qui incarne l'histoire à un certain moment donné, qui réalise ce que l'histoire attendait. Les G.H. sont ceux dont les projets coïncident avec la marche inexorable de l'Histoire. Ces G.H. ont pour passion particulière la réalisation de l’Esprit de leur peuple. Ces héros sont des intuitifs, qui sentent, savent sans se l’expliquer clairement ce que le Peuple tout entier attend. Ils incarnent la nouvelle expression de l’Esprit de leur peuple, et les autres s’y reconnaissent, d’où leur charisme. C'est l’Histoire qui "grandit" les GH ou qui annihile les projets de ceux qui n'arrivent pas au bon moment.

Exemple :  en 1930, décomposition de la république allemande (Weimar), la situation était mûre pour un coup d’État, c'est Hitler qui en a profité.

Même les grands hommes de l’histoire sont utilisés et jetés, une fois que leur mission est accomplie : « Placés devant un but aussi grand, ils se sont audacieusement proposés de le servir contre toute l’opinion des hommes. Ce n’est pas le bonheur qu’ils ont choisi, mais la peine, le combat et le travail pour leur but. Leur but une fois atteint, ils n’en sont pas venus à une paisible jouissance, ils n’ont pas été heureux. Leur être a été leur action, leur passion a déterminé toute leur nature, tout leur caractère. Leur but atteint, ils sont tombés comme des douilles vides. Ils ont eu peut-être du mal à aller jusqu’au bout de leur chemin ; et à l’instant où ils y sont arrivés, ils sont morts -jeunes comme Alexandre, assassinés comme César, déportés comme Napoléon.» (in «La Raison dans l’Histoire»).

Souvent la préparation de l'événement est diffusé dans les consciences : "on" attend quelque chose, "on" a besoin d'un changement de régime, "on" en a assez. Le "on", c'est l'esprit du temps sur lequel se greffera l'intention du G.H. La passion du GH est l’instrument dont l’Histoire se sert pour se réaliser.

// Kant, avant Hegel, avait déjà découvert que c’est la vanité des hommes, leur désir de domination qui sont à l’origine de toute créativité sociale (cf. "insociable sociabilité"). Il avait perçu, avant Hegel, que rien de grand ne se fait sans passion, cad sans l’attachement intéressé des hommes. De conflit en conflit, l’espèce humaine approche de la réalisation de la forme d’organisation politique qui autorisera le règne sans partage de la liberté.

// Marx, après Hegel : philosophies de l'Histoire. Pour Hegel, la liberté est au point d'achèvement du développement historique. L'esclave de l'Antiquité, disait Hegel, n'était pas une personne humaine libre, parce qu'il n'avait pas conscience de son être esclave. La liberté se crée en se conquérant à travers l'Histoire et en s’incarnant dans des constitutions politiques. Les hommes n'ont pas à "apprendre qu'ils sont libres", ils ont à gagner leur liberté. Cette thèse a pris une autre ampleur chez Marx. Pour lui, l'achèvement de l'Histoire est dans sa libération complète de l'individu de tout ce qui l'opprime et l'empêche d'être lui-même ("aliénation" de l'homme dans le monde actuel). La conscience de classe elle-même (qui est une limitation) disparaîtra dans la société communiste. L'homme vraiment libre sera le citoyen de cette cité à venir.


[Critique de la théorie du «grand homme» (GH) de Hegel] Contre Hegel, le GH est celui qui s'empare de l'Histoire, suscite le projet collectif du "on" par son prestige, son charisme, sa vision, etc. Si Bonaparte (le simple soldat corse) a réussi, là où Dumouriez et Custine avaient échoué, c'est peut-être parce qu'il était Napoléon (le premier empereur).

L’Histoire, selon Hegel, parait s’identifier avec la Providence divine, une théodicée (du grec «thèos», «Dieu» et «diké», «la justice». La théodicée veut justifier la bonté et la perfection divine, malgré le mal qui règne dans le monde. Elle veut montrer qu'on ne peut pas rendre Dieu responsable des malfaçons du monde.

Tout se passe comme s’il y avait une providence, qui agit au mieux, en se servant des héros de l’histoire, qui deviennent le bras direct du devenir du monde… En marche ! Cette providence qui est, à l’origine, une idée chrétienne, devient l’expression même de la Raison, le monde étant, selon Hegel, intégralement rationnel.

A travers sa vision philosophique de l’histoire, Hegel redonne sens à la notion de providence et donc à l’idée chrétienne que la création est belle et entièrement dirigée par une volonté absolument bonne : «Notre proposition: la Raison gouverne et a gouverné le monde, peut donc s’énoncer sous une forme religieuse et signifier que la Providence divine domine le monde.» («La Raison dans l’Histoire».)

La philosophie de l'histoire de Hegel n'est qu'une théologie providentialiste laïcisée. Histoire comme la réalisation de la Jérusalem céleste de l' «Apocalypse» de Saint-Jean.

La philosophie hégélienne offre le danger de tout justifier (les pires atrocités) et de diviniser l’Histoire. Auschwitz était-il nécessaire ? De quoi est-il la nécessité ? L’éthique se résorbe dans l’historique. La philosophie hégélienne de l’Histoire repose sur le postulat du progrès, sur cette idée contestable que le changement va toujours, à long terme, vers un état meilleur, une plus grande réalisation de l’idée de liberté. L’Histoire ne connaît-elle pas des obscurités, des régressions ?

Certes, les progrès scientifiques et techniques peuvent être constatés et mesurés. Mais, au nom de quel critère pourrait-on affirmer un progrès moral ? Les erreurs aussi mènent le monde. L’espoir dans l’avenir de l’humanité est affaire de foi et non de raison.

Dans cette philosophie qui pose l'existence d'une loi immanente à l'Histoire et oriente son déroulement, on ne précise pas la part de liberté des hommes pendant que l'Histoire se déroule. Sont-ils, comme le laisse entendre Hegel, "les instruments aveugles du génie de l'Histoire" ? Auquel cas leurs volitions et leurs intentions sont bien ridiculement insignifiantes lorsqu'on considère celle réalité énorme qu'est l'Histoire. La philosophie hégélienne de l’Histoire tend à nier la liberté humaine puisque l’homme est toujours agi et non agent, voulu et non voulant. Pourtant, si les hommes se couchaient tous, il n'y aurait plus de loi de l'Histoire.

C’est sur ce point que la modernité a pris ses distances avec les philosophies. Nous ne pouvons plus admettre l’idée que les hommes soient les jouets involontaires d’une histoire inéluctable. Cette idée, qu’elle fasse intervenir une finalité providentielle mystérieuse ou qu’elle s’appuie sur un déterminisme inéluctable, nous semble être le fruit de croyances et issue de mythologies auxquels l’homme moderne n’adhère plus.