LA PERCEPTION (fiche de révision)
• Il s'agira, dans cette fiche, de passer de la définition classique de la perception comme construction et organisation de sensations (§ 1 et 2) à la définition moderne de la perception comme saisie d'une structure et d'une forme grâce au corps (§ 3, 4, 5). • La perception n'est pas une synthèse de sensations (§ 1). En effet, la distinction classique de la sensation (comme donnée élémentaire des sens) et de la perception (comme fonction psychique plus élaborée) est tout à fait artificielle, car la sensation pure est un mythe (§ 1). • La perception n'est pas non plus un jugement (Descartes, Alain, § 2). C'est le rapport de mon corps avec le monde qui organise le champ perceptif (§ 3). • L'expérience corporelle est à cet égard fondamentale (§ 4). • Avec la Gestalt-théorie (§ 5), nous définirons la perception comme une organisation de formes et de structures, une saisie de bonnes formes.
I — Perception et sensation : le mythe de la sensation
La perception est classiquement définie comme l'acte par lequel un individu organise ses sensations présentes et les interprète. Mais cette définition, pour habituelle qu'elle soit, n'est pas exacte. Elle est fausse, tout d'abord, parce qu'elle s'appuie sur la distinction de la sensation et de la perception. En effet, les sensations sont alors conçues comme des données élémentaires des sens (le «rouge», le «vert», «l'acide»), que le sujet interpréterait et synthétiserait. La perception serait donc construite, par opposition à la sensation. Elle rassemblerait dans son unité les multiples facettes du sentir. Mais le contenu apparemment primitif de la sensation est, en réalité, très élaboré et recèle un ensemble complexe de significations. Ce que j'appréhende, ce sont toujours des systèmes de relations. La sensation pure est un véritable mythe. Par conséquent, il n'y a aucune raison de conserver la distinction de la sensation et de la perception. « La pure impression n'est pas simplement introuvable, mais imperceptible et donc impensable comme moment de la perception.» (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1957)
II — La théorie intellectualiste (Prolongement: L'intellectualisme)
Mais notre définition initiale est également fausse en ce qu'elle suppose que la perception est une interprétation, un travail intellectuel. Percevoir serait essentiellement organiser les données immédiates grâce à l'action du jugement. Ici, on surévalue les pouvoirs de l'intellect dans la perception. Cette théorie intellectualiste, c'est celle de Lagneau et d'Alain, qui suivent, en cela, Descartes. Quand je perçois, le jugement est partout, il structure les apparences et donne son vrai sens au réel. Ainsi, dit Descartes, dans la Seconde Méditation, si je vois, d'une fenêtre, des chapeaux et des manteaux, le sensible en lui-même ne me dit pas qu'il s'agit d'hommes. Mais je juge que des hommes sont là. Le jugement s'introduit dans la lecture des phénomènes et rend possible ma perception. Il fonde la vérité et l'unité du champ perceptif C'est donc une opération intellectuelle (juger = établir un rapport entre deux notions) qui permet de juger. L'erreur de l'intellectualisme est manifeste parce qu'il accorde beaucoup trop de poids au jugement dans la perception et oublie de se référer à la vraie matrice de celle-ci, mon corps dans le monde. Quand je perçois, je saisis l'emblée, et sans juger, une organisation de formes répondant à mes tendances vitales (cf. § 5). Ce qui semble jouer un rôle fondamental dans la perception, ce n'est pas tant le jugement organisant les données que le corps ancré dans le monde et lui donnant sens à partir de cette situation. C'est mon être-dans-le-monde qui détermine la structure de ma perception.
III — Le rapport de mon corps avec le monde
Si je veux comprendre la perception, il me faut donc saisir le rapport de mon corps avec les choses. Percevoir, c'est se projeter dans le monde grâce à son corps, comme le montre bien l'étude du mouvement et du repos : ces catégories correspondent à la manière dont je me fixe dans le monde, elles s'organisent selon le vécu de mon enracinement physique. Si je porte les yeux vers un clocher et les nuages alentour, chacun de ces objets peut me sembler fixe ou mobile : tout dépend du point de repère de mon corps et de l'ancrage de ma vision. « Le mouvement et le repos se distribuent pour nous dans notre entourage, non pas selon les hypothèses qu'il plaît à notre intelligence de construire, mais selon la manière dont nous nous fixons dans le monde et selon la situation que notre corps y assume. Tantôt je vois le clocher immobile dans le ciel et les nuages qui volent au-dessus de lui, tantôt au contraire les nuages semblent immobiles et le clocher tombe à travers l'espace; mais ici encore, le choix du point fixe n'est pas le fait de l'intelligence : l'objet que je regarde et où je jette l'ancre m'apparaît toujours fixe, et je ne puis lui ôter cette signification qu'en regardant ailleurs.» (Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1958)
IV — L'expérience corporelle
C'est dans mon corps que s'enracine par conséquent la perception. Car le corps n'est pas l'inguérissable blessure de l'âme dont parlait la philosophie classique (songeons à Platon qui, dans le Phédon, voit dans le corps le tombeau de l'âme. Il contamine l'âme dans la recherche de la vérité et des valeurs. Le corps est un sépulcre, un tombeau ! Il faut détacher et délivrer le principe spirituel de la prison corporelle). Au contraire, le corps est le moyen de se projeter dans le monde et d'exister véritablement et authentiquement. Il n'est pas un tombeau, mais l'ouverture originaire à toute réalité. Ainsi l'expérience corporelle conditionne-t-elle toute perception : je saisis les objets et les identifie grâce à un «schéma corporel », image globale de mon corps où tous mes membres sont enveloppés. Loin que la perception soit désincarnée, elle suppose le corps que nourrit perpétuellement le spectacle du monde. Disons que l'unité du corps conditionne l'unité de l'objet. Je perçois les choses grâce à mon corps, fait de la même étoffe que le monde. « Quand je me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il s'offre à moi ne sauraient m'apparaître comme les profils d'une même chose si je ne savais pas que chacun d'eux représente l'appartement vu d'ici ou de là, si je n'avais conscience de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les phases de ce mouvement. Je peux évidemment survoler en pensée l'appartement, l'imaginer ou en dessiner le plan sur le papier, mais même alors, je ne saurais saisir l'unité de l'objet sans la médiation de l'expérience corporelle.» (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, NRF, 1957)
V — La perception est une organisation de formes
Comment fonctionne la perception dans son commerce avec le monde? Elle découpe des structures utiles au corps, des formes répondant aux tendances vitales. La psychologie de la forme (Gestalt), avec Guillaume, Köhler et Koffka, a en effet souligné l'importance des ensembles et des structures dans la perception. Les principes fondamentaux de la Gestalt-théorie sont les suivants : ce qui est premier dans l'organisation perceptive, ce sont des ensembles structurels, et non des éléments. Ainsi, dans une mélodie, chaque note ne compte que par la fonction qu'elle exerce dans l'ensemble. La mélodie ne change pas si on la transpose en respectant la structure de l'ensemble. Notons que ce que nous percevons, ce sont aussi de «bonnes formes», régulières et symétriques. Enfin, toute forme est perçue sur un fond. «Les faits psychiques sont des formes, c'est-à-dire des unités organiques qui s'individualisent et se limitent dans le champ spatial et temporel de perception ou de représentation. Les formes dépendent, dans le cas de la perception, d'un ensemble de facteurs objectifs,... mais elles sont transposables, c'est-à-dire que certaines de leurs propriétés se conservent dans des changements qui affectent, d'une certaine manière, tous ces facteurs.» (P. Guillaume, La psychologie de la forme, Flammarion, 1959)
Conclusion
Percevoir, c'est en définitive, pour un sujet vivant incarné dans le monde, saisir un ensemble, une organisation et une structure utiles à son corps, découper une bonne forme correspondant aux exigences vitales et existentielles profondes.
SUJETS DE BACCALAURÉAT
— Qu'y a-t-il de vrai dans la sensation? — Ai-je mon corps ou suis-je mon corps? — Expliquez cette pensée d'un philosophe de notre temps : «Le pur sentir n'est pas sentir. Sentir, c'est savoir qu'on sent, et savoir, c'est percevoir.» — Percevoir, est-ce seulement recevoir? — Faut-il mépriser l'apparence? — La perception ne nous permet-elle d'atteindre que des apparences? — Suffit-il de percevoir des objets pour les connaître?
On peut chercher à décrire la conscience perceptive comme font les phénoménologues (cf. Merleau-Ponty), mais on peut aussi, par analyse réflexive, chercher à dégager les conditions sans lesquelles la perception serait impossible. Cela revient à dire quelle est, dans la perception des objets, la part des données empiriques et quelle est la part de l'esprit. L'empirisme considère que les objets s'impriment spontanément dans notre esprit; la perception serait une opération purement passive. L'intellectualisme soutient au contraire que la perception des objets est le résultat d'une activité de l'esprit.
I. L'EMPIRISME
- A - L'empirisme naïf: la perception n'est qu'une sensation. «La science est sensation», disait Protagoras. On peut entendre ce mot en deux sens : 1 - La perception serait la prise de conscience immédiate d'une réalité extérieure donnée. C'est le point de vue de l'atomisme antique : « Les objets nous envoient des empreintes qui leur ressemblent par la couleur et la forme» (Épicure, théorie des simulacres). C'est aussi le point de vue du sens commun: comme le dit Descartes, «nous avons cru dès le commencement de notre vie que toutes les choses que nous sentions avaient une existence hors de nous et qu'elles étaient entièrement semblables aux sentiments et aux idées que nous avions à leur occasion»; 2 - La perception serait seulement la prise de conscience d'un ensemble de modifications physiologiques et particulièrement cérébrales ; c'est le point de vue du matérialisme moderne et de la plupart des physiologues.
- B - L'associationnisme : la perception est une association de sensations. L'associationnisme ne pense pas que l'objet soit immédiatement donné à l'esprit mais admet qu'il est construit, à partir des sensations, par une activité tout automatique obéissant aux lois de l'association des idées. L'objet n'est qu'une somme de qualités sensibles comme l'esprit n'est qu'une somme d'images. Percevoir un objet c'est évoquer à partir d'une sensation le souvenir des sensations que nous avons l'habitude d'éprouver en même temps qu'elle ou sa suite. Si bien que, selon une formule de Bergson, « percevoir finit par n'être plus qu'une occasion de se souvenir ». C'est le cerveau qui, selon Bergson, choisirait dans la mémoire les souvenirs utiles pour éclairer la situation présente.
- C - La théorie de la forme : la sensation est déjà perception. La Gestalt-théorie refuse de faire ainsi construire la perception par la mémoire à partir de sensations isolées, inorganisées. Selon elle les objets ont une structure, une «forme» (gestalt) qui s'imprime d'elle-même dans la conscience. C'est ainsi, par exemple, que la ségrégation des unités ou la séparation de la figure et du fond se feraient spontanément dans la perception, en vertu des propriétés objectives des choses et de la loi de la bonne forme; «percevoir, dit M. Merleau-Ponty, c'est voir jaillir d'une constellation de données un sens immanent». Cette théorie «ne fait aucune place à une activité libre, supra-physiologique» (Guillaume, Psychologie de la forme, p. 200); elle considère que «l'organisation psychique traduit celle d'un processus cérébral de même structure» (ibid., p. 144: principe de l'isomorphisme).
II. L'INTELLECTUALISME
- A - L'idée d'objet. Les caractéristiques de l'objet sont : 1 - L'extériorité. Percevoir un objet c'est se représenter quelque chose qui est en dehors de nous, c'est-à-dire dans l'espace. 2 - L'unité et l'identité. « Un objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d'une intuition donnée» dit Kant, ce qui signifie que percevoir un objet consiste à se représenter quelque chose d'unique aux apparences diverses et qui demeure identique derrière le changement (cf. l'analyse cartésienne du morceau de cire). 3 - La nécessité et l'universalité. L'idée d'objet implique quelque chose qui s'impose à tous les esprits placés dans les mêmes conditions d'observation (cf. la notion d'objectif).
- B - Critique générale de l'empirisme. L'objet étant ainsi défini, il est clair qu'il ne saurait nous être donné purement et simplement. L'espace dans lequel l'objet est perçu n'est pas une donnée empirique puisqu'il est universel et nécessaire (cf. Kant). L'unité et l'identité, de même, sont de l'esprit et non des sensations, toujours multiples et diverses; le principe de substance, sans lequel il n'y aurait pas pour nous d'objet est a priori, c'est-à- dire qu'il est l'apport de l'esprit dans notre perception des choses. Enfin, les données sensibles sont essentiellement subjectives et l'on voit mal, par suite, comment elles pourraient nous faire atteindre des réalités objectives (les «formes» mêmes sont subjectives).
- C - Intelligence et perception. On peut donc dire avec Alain que « l'objet est pensé et non pas senti ». Percevoir un objet c'est, à partir d'une sensation, faire une hypothèse destinée à en rendre compte et la vérifier. Le point de départ est bien la sensation car «je perçois les choses d'après ce que je sens par leur action physique sur mon corps» mais ces sensations ne sont que des signes et la notion de sensation est d'ailleurs une abstraction. La sensation nous pousse à inventer ou à reconnaître un objet, c'est-à-dire à nous préparer à certaines actions: «la perception est exactement une anticipation de nos mouvements et de leurs effets» et c'est pourquoi il y a des erreurs de la perception, improprement appelées erreurs des sens. On voit que la perception est l'œuvre de l'intelligence: «Le réel est le contenu de la représentation qu'élabore l'esprit dans son effort pour comprendre» (Mouy).
CONCLUSION
Percevoir c'est penser