La globalisation n'implique pas la convergence vers un capitalisme de marché pur ni la fin du politique
La globalisation n'implique pas la convergence vers un capitalisme de marché pur ni la fin du politique
Généralisation des idées et des programmes de retour au marché, essor malgré la crise ouverte en 1997 des nouveaux pays industrialisés du Sud-Est asiatique, disparition des économies de type soviétique, diffusion des pratiques managériales visant à la production frugale, essor des technologies de l'information et de la communication, autant de transformations qui ont marqué les années quatre-vingt-dix. Ce sont sans doute la permanence et la vivacité du processus d'internationalisation qui constituent le trait d'union entre ces différents changements et définissent l'un des enjeux déterminants de la période.
La phase actuelle d'internationalisation, sans précédent historique, implique-t-elle pour autant la convergence vers un capitalisme de marché, dans lequel le rôle du politique serait réduit à la portion congrue ? Beaucoup soutiennent ce raisonnement et le présentent comme un syllogisme. Or, on peut opposer de fortes objections à la domination de cette vision. De fait, chacun des trois termes - globalisation, convergence, fin du politique - pose problème au regard de l'évolution des capitalismes contemporains.
"Globalisation", un concept flou
Le terme "globalisation" correspond à un concept flou dont le succès provient précisément de son caractère polysémique. Ce terme, utilisé dans les contextes les plus divers, n'est pas innocent, puisqu'il suggère que nations, firmes et plus encore individus sont impuissants face à un déterminisme implacable, car venu d'ailleurs... hors du contrôle politique national. Cette opinion, largement admise, y compris auprès des adversaires politiques de la globalisation, mérite une critique systématique. En un mot, le concept de globalisation dissimule et obscurcit plus qu'il n'éclaire l'évolution des modes de régulation contemporains.
L'emploi immodéré du terme "globalisation" caricature en outre la réalité des interdépendances qui régissent le déploiement des firmes sur l'échiquier mondial. Observe-t-on en effet une convergence vers la loi du prix unique, de sorte que le régime économique se définirait dans les années quatre-vingt-dix directement au niveau mondial, transgressant les frontières de l'État-nation ? De fait, les écarts du prix d'un même produit n'ont pas tendance à se résorber, ne serait-ce que parce qu'il est de l'intérêt de chaque entreprise multinationale de différencier ses prix en fonction du marché et de la concurrence au niveau local. De plus, un certain nombre de prix dépendent essentiellement de la fiscalité, qui demeure du domaine des décisions des gouvernements, pour la plupart des marchandises dont les coûts de transport sont élevés ou qui ne sont pas échangeables sur le marché international. La technologie et les méthodes de production peuvent faire l'objet de brevets ou de codifications... et pourtant les connaissances tacites demeurent essentielles pour déterminer celles des entreprises qui occuperont la position dominante. Or, la localisation demeure un élément important dans la transmission des savoir-faire.
De même, en dépit de l'internationalisation de certains marchés financiers, divers régimes monétaires coexistent et organisent la distribution du crédit de façon extrêmement différenciée, ce qui joue quant à l'impact de la variation des taux d'intérêt sur l'activité économique. Au demeurant, ces taux demeurent conditionnés par les décisions de politique économique qui correspondent à autant de conjonctures nationales ou continentales (l'euro)... sauf crise financière globale qui propagerait de pays à pays une dépression du type de celle des années trente. Quant aux salaires, le fait que l'Allemagne commerce avec la Chine n'a pas fait converger les salaires du textile vers un même niveau pour les deux pays. Ainsi la globalisation désigne un changement structurel majeur par rapport au système international de l'immédiat après-guerre, mais la diversité des modes de régulation et des conjonctures qui en sont l'expression continue à être considérable.
Le second terme du syllogisme n'est pas plus assuré. D'une part le marché n'est pas toujours autorégulateur, d'autre part il n'a pas la propriété de s'auto-instituer comme le montre la douloureuse transformation de l'économie soviétique en une économie de... non-marché. Mais ce n'est pas une surprise pour l'honnête économiste qui aurait suivi les travaux des théoriciens de l'équilibre général et aurait appris les conditions extrêmement restrictives sous lesquelles un équilibre de marché existe. Il serait alors convaincu que la monnaie, constitutive du marché, ne peut être gérée par la seule concurrence marchande. Que la concurrence est imparfaite d'autant plus que la qualité des biens échangés est inégalement appréciée par les partenaires de l'échange. Les biens publics pour leur part exigent des procédures particulières pour révéler la valeur que leur attribuent les individus. Les externalités tant positives, liées à l'innovation, que négatives, associées à la pollution et l'encombrement, ne peuvent être surmontées par le marché laissé à lui-même. Dès lors que les transactions ne sont plus instantanées et que les marchés à terme sont en petit nombre, se déploient des anticipations hétérogènes, qui livrent autant de pathologies de l'équilibre intertemporel. Ainsi, le marché devrait avoir la tâche de coordonner les décisions marginales de courte portée, alors que les instances politiques de délibération sont absolument nécessaires pour les choix des orientations stratégiques, qui canalisent ensuite les ajustements au jour le jour des marchés.
Le terreau de la contre-stratégie conservatrice
Mais que répondre à l'argument selon lequel l'action collective, tout spécialement celle de l'État, rencontre des limites intrinsèques ? Elles seraient presque symétriques de celles du marché. Si la monnaie a besoin du contrôle du politique, alors ce dernier peut perturber sa fonction proprement économique par des choix discrétionnaires qui résultent des luttes au sein du champ politique lui-même. Le rôle de maintien et de défense de la concurrence peut se renverser dès lors que les autorités publiques chargées du contrôle deviennent les alliés et les défenseurs des entités qu'elles sont censées contrôler. De même, il n'existe aucune procédure de choix collectif qui respecte le principe de transparence dès lors que la société est hétérogène et qu'elle affiche des principes démocratiques.
Coordonner les vues sur l'avenir des agents économiques constitue une tâche essentielle de l'État si l'on suit la logique keynésienne... mais la tâche se révèle extrêmement difficile dans les sociétés hautement différenciées, d'autant plus que se déploieraient des comportements opportunistes dissimulant aux autorités publiques la teneur de l'information privée dont chaque agent dispose. Même l'objectif de justice sociale n'est pas aisé à réaliser puisque l'action publique peut être à l'origine de nouvelles inégalités, distinctes de celles qu'aurait engendrées le marché. Si le marché, laissé à lui-même, pousse les inégalités au point parfois de compromettre l'efficacité, de son côté un égalitarisme offensif impulsé par l'État peut lui aussi détériorer l'efficacité du système économique dans son ensemble.
C'est à la lumière de ces insuffisances des interventions publiques que s'est déployée à partir des années quatre-vingt la contre-stratégie conservatrice, avec une vigueur telle que les conceptions du rôle de l'État en ont été durablement affectées. La politique monétaire devrait perdre tout caractère discrétionnaire en obéissant à des règles préétablies, connues de tous. A la propriété publique de certaines entreprises devrait succéder une série de contrats canalisant au mieux les tendances opportunistes des agents économiques, chargés de livrer les biens collectifs précédemment fournis par le secteur public. La fixation des normes de qualité, et des normes technologiques, devrait être laissée au marché, car lui seul est supposé coordonner des vues et des intérêts extrêmement contradictoires. Afin de révéler la valeur qu'attribuent effectivement les citoyens aux services publics, rien ne vaut une privatisation mettant en jeu un principe de concurrence, à l'opposé du monopole dont jouissait auparavant l'État. De même, pourquoi ne pas créer un marché des droits à polluer en matière d'environnement ou encore remplacer les instituts publics de recherche par des subventions à la R-D (recherche-développement) privée ? Pour éviter la sclérose de l'État et sa croissance excessive, pourquoi ne pas le démembrer en une série d'agences indépendantes spécialisées, sans aucune référence à une quelconque planification globale, supposée hors d'atteinte ?
Ainsi, le retour au marché apparaît surtout comme un antidote aux failles de l'action collective... que les interventionnistes avaient négligé de prendre en compte dans leur défense et illustration de l'État. Enfin, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont enregistré de vigoureuses campagnes pour essayer de convaincre l'opinion publique que le prix du marché était l'expression d'un principe de justice sociale puisqu'il récompensait "chacun selon sa contribution".
La tentation du libéralisme dogmatique
Si l'on n'y prenait garde, on pourrait en conclure (à nouveau) que le marché est autorégulateur et sans faille : c'est la tentation du libéralisme dogmatique qui, ce faisant, nie les avancées de la théorie des économies de marché. Mais il peut séduire car il semble apporter une solution évidente et simple à des problèmes compliqués, auxquels les politiques et les responsables eux-mêmes n'entendent plus grand-chose... même s'ils l'avouent rarement. Peut-être faut-il rappeler alors que l'extension de la sphère soumise à la logique du marché n'a pas apporté les résultats promis par les tenants de la privatisation, de la libéralisation et de la décentralisation de l'activité économique. Les échecs sont à bien des égards spectaculaires.
La configuration internationale construite sur la libéralisation des mouvements de capitaux et la variabilité des taux de change a certes succédé au système de Bretton Woods et permis de répondre aux changements structurels intervenus depuis trois décennies. Pourtant, jamais les fluctuations de change n'ont été aussi importantes, la polarisation des excédents et déficits commerciaux aussi durable, sans compter que les politiques économiques nationales, qui devaient être libérées de la contrainte extérieure, y sont au contraire soumises à travers un contrôle quasiment quotidien des marchés financiers, maîtres de la formation des taux de change, et même de certaines orientations stratégiques des gouvernements.
En matière de régime monétaire et financier, la libéralisation financière devait favoriser l'investissement productif, les marchés des produits dérivés partager le risque, et la spéculation promouvoir la stabilité du processus de croissance. C'est précisément le contraire qui a été observé dans les années quatre-vingt-dix : essor de la consommation des groupes les plus favorisés au lieu de l'investissement productif attendu, création par les "hedge funds" de risques systémiques d'une ampleur sans précédent, puissance de la spéculation qui est parvenue à déstabiliser les régimes de croissance parmi les plus dynamiques, ceux des pays du Sud-Est asiatique. Quant à la volonté monétariste de réduire à zéro l'inflation grâce au contrôle de la base monétaire, le tout sans impact sur le chômage, l'expérience européenne des années quatre-vingt-dix montre assez que l'arbitrage inflation-chômage est loin d'avoir disparu à court et même à moyen terme.
Un État minimaliste était censé stimuler l'épargne, l'innovation, la productivité et, par voie de conséquence, la croissance et l'élévation du niveau de vie. L'observation de la trajectoire américaine suggère que le sous-investissement dans l'éducation de base et les infrastructures s'est aggravé, que la productivité globale n'a pas retrouvé les tendances de l'époque fordienne et que les inégalités sociales pèsent sur des budgets publics que l'on voulait réduire. Pour avoir négligé les composantes collectives de la productivité et les contraintes liées à l'insertion à titre viager des salariés dans la société, les gouvernements conservateurs ont rarement obtenu les résultats attendus.
L'évolution des formes de la concurrence est non moins paradoxale : à une époque où la glorification de la concurrence est poussée à un point extrême, se constituent à l'échelle mondiale des groupes dont l'ambition affichée est de maîtriser le marché... et non pas de servir naïvement l'idéal d'un marché de concurrence pure et parfaite. Les services publics ont été privatisés... mais ils ont cédé la place à des oligopoles ou monopoles privés qui ne manquent pas d'utiliser leur position privilégiée dans la maîtrise des grands réseaux. La concurrence conduit au monopole ou à l'oligopole... résultat qui n'aurait pas étonné l'auteur du Capital.
La déréglementation du "marché du travail" qui était supposée assurer un retour au plein-emploi est loin d'avoir eu les effets attendus, tout au moins en Europe. Des déréglementations, certes prudentes, n'ont pas eu d'effets majeurs sur la création d'emploi en Allemagne et en France, alors qu'au Royaume-Uni le chômage s'est réduit, non pas sous l'effet du dynamisme de la création d'emploi, mais à la suite d'importants mouvements de retraits de la population active. Aux États-Unis mêmes, il ne faut pas oublier qu'une politique économique finalement très keynésienne, optimisant l'arbitrage modération de l'inflation/croissance, a aussi été à l'origine de la réduction du taux de chômage à des niveaux sans précédent depuis un quart de siècle. La tentation est alors forte de considérer qu'il faut pousser la flexibilisation des marchés du travail européens... mais les arguments théoriques et généraux précédents incitent à la prudence.
Lorsqu'on rassemble ces arguments, il est logique de conclure à la faible vraisemblance d'une convergence vers un capitalisme de marché pur.
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