LA FONTAINE Jean de
LA FONTAINE Jean de 1621-1695
C’est le 8 juillet que Jean, le fils aîné de Charles de La Fontaine, maître des Eaux et Forêts et capitaine de chasse, et de Françoise Pidoux, est baptisé, à Château-Thierry (la coutume voulait à l’époque que le baptême ait lieu le lendemain de la naissance, ou le jour même). En 1641, après des études en province, puis à Paris, pour les classes supérieures, le jeune Jean entre à la maison mère de l’Oratoire: il envisage alors de se faire prêtre; mais, l’année suivante, il quitte les oratoriens. Après un séjour chez ses parents, il s’inscrit en droit, commence à fréquenter les jeunes poètes palatins. En 1647, on lui fait épouser la très jeune Marie Héricart. Cinq ans plus tard, il achète une charge de maître des eaux et forêts, comme son père. En 1652 lui naît un fils dont il se souciera peu, un an avant de donner sa première œuvre, une pièce de théâtre qui ne sera jamais représentée: L'Eunuque. Malgré l’héritage paternel, La Fontaine a des difficultés financières qui entraînent une séparation de biens avec sa femme. Un moment il se met sous la protection de Fouquet, écrit Le Songe de Vaux, rencontre, à Vaux justement, un débutant qui a nom Molière. En 1661 Fouquet est arrêté et emprisonné; jamais pourtant, La Fontaine, meilleur ami que courtisan, ne cessera de lui rester fidèle, ce qui le fera mal voir de Louis XIV. En 1664-1666 sont publiées en deux parties les Contes et Nouvelles en Vers, des adaptations assez fidèles, et donc gaillardement lestes, de l’Italien Boccace. Deux ans plus tard, ce sont les Fables choisies et mises en Vers, qu’il dédiera au Dauphin,(124 fables qui constituent les six premiers livres des éditions actuelles). Le succès qu’elles rencontrent est vif. Un roman qu’il donne l’année suivante est un demi-échec. Il collabore activement au recueil de poésies chrétiennes et diverses publié par Port-Royal. En 1671 paraît la troisième partie des Contes ainsi qu’une nouvelle édition des Fables (avec huit inédits). L’année suivante meurt sa protectrice, la duchesse d’Orléans. A ce moment-là, La Fontaine a cinquante ans; ruiné, il a dû revendre sa charge et mène la vie des artistes pauvres du Grand Siècle, c’est-à-dire qu’il dépend du bon vouloir de ses protecteurs, ses mécènes. C’est madame de La Sablière qui l’accueille. Il est protégé, comme Boileau et Racine, par Mme de Montespan, la maîtresse du roi, et écrit pour Lully, avec qui il se brouillera bientôt, le livret de Daphné. Par la suite, il se plaindra, et ne sera pas le seul, du peu de fidélité du musicien, et de son caractère odieux. Parus la même année, ses Nouveaux Contes, jugés licencieux, sont interdits de vente par une ordonnance de police. En 1678-79 est publié le deuxième recueil des Fables choisies (livres VII à XI des éditions modernes), que La Fontaine dédie à Mme de Montespan. En 1683 il fait représenter une comédie à la Comédie-Française, qui est un échec (Le Rendez-vous, dont le texte est perdu); la même année, il est élu à l’Académie Française, mais Louis XIV, qui veut voir son historiographe Boileau siéger parmi les Immortels, suspend cette élection jusqu’à ce que son protégé soit élu lui aussi, ce qui ne manque pas d’arriver très vite. En 1693, peu après la mort de Mme de La Sablière, La Fontaine dont la situation est très précaire, tombe gravement malade. Le voilà qui se convertit, bien obligé, et qui, pour obtenir l’absolution, doit, devant une délégation de ses confrères académiciens, renier ses œuvres passées et promettre de ne plus composer que «des ouvrages de piété». Il guérit pourtant, et fait paraître le dernier livre des Fables (1694), (livre XII des éditions modernes). Il meurt à Paris le 13 avril 1695, rue Plâtrière et sera inhumé au cimetière des Innocents. Les fables ont connu dès leur parution le plus vif succès, ce qui peut bien surprendre. En ce siècle de l’unité (même si souvent elles sont trois), elles sont le triomphe de la diversité; au moment où Boileau et consorts verrouillent la poésie classique et la corsètent de règles au point qu’elle finira par étouffer, ses vers semblent ne se plier qu’à celles qu’ils créent à mesure. Il faut croire qu’à l’époque les amateurs de poésie se fiaient plus à leur goût qu’aux avis des grammairiens. Pourtant, dès le siècle suivant, ces petits bijoux de musicalité vont devenir des fables, de terribles fables qu’ânonnent les élèves dans les écoles et dont Rousseau, qui en goûte la beauté pourtant, déconseille la lecture par les jeunes enfants. Au dix-neuvième siècle, les avis sont partagés, mais beaucoup ont tendance à laisser l’œuvre de La Fontaine dans ce qu’ils croient son domaine réservé, celui de l’enfance et, pis, de l’enfance studieuse. Pourtant, tous ceux qui à l’instar de Verlaine réclamaient plus de liberté dans le rythme et de la musique avant tout, auraient pu y trouver la leçon d’un maître en ces domaines. De nos jours, La Fontaine est un des trois ou quatre poètes que personne n’ignore, un de ceux dont tout le monde sait plusieurs vers. Mais qui, une fois sorti des verts paradis de l’enfance, le relit? C’est pourtant seulement au terme d’une lecture attentive que l’on peut apprécier à sa vraie valeur le génie de celui qui est l’un des tout plus grands poètes de notre langue.
LA FONTAINE Jean de
1621-1695
Poésie légère: 1. Premières oeuvres. 2. Les «Contes». 3. « Psyché », «Adonis ». 4. Le moraliste. - Portrait de La Fontaine : 5. Un homme indépendant. 6. Un artisan laborieux.
Poète lyrique, fabuliste et romancier, né à Château-Thierry.
Au sortir du collège il entreprend d’étudier la théologie et fait à vingt ans un séjour à l’Oratoire. Mais bientôt il renonce aux ordres et se lance dans le droit, qu’il abandonne à son tour : réflexion faite, il préfère mener joyeuse vie avec ses amis, tant à Paris qu’en sa Champagne natale. En 1647, il se marie : il a vingt-six ans, elle moins de quinze (Tallemant des Réaux dit, dans ses Historiettes : « Son père l’a marié, et lui l’a fait par complaisance »). Elle avait un nez aquilin, or il affirmait ne pas le trouver bien ainsi, préférant pour sa part les nez en l’air. (Ils vont rompre en 1671.) En 1652, le voilà pour vingt années, et toujours par respect pour son père, maître des Eaux et Forêts. Il en fait une sinécure ; et son vieil ami Furetière, après leur brouille, lui reprochera de « ne pas savoir la différence du bois en grume au bois marmenteau » (il n’y a pas de honte).
Premières œuvres
En 1658, son oncle Jannart le présente à Fouquet, surintendant des Finances ; il sera désormais « poète à gages », c’est-à-dire qu’il va recevoir une pension de 1000 écus pour une livraison trimestrielle de vers à Fouquet. De cette époque date un délicieux ensemble de poèmes et de dialogues, réunis sous le titre général de Climène. Il avait, de plus, entrepris de chanter ce palais sorti de terre en un mois et ces jardins enchantés, créés à Vaux sur l’emplacement du hameau de Maincy par son protecteur ; ce sera la matière du Songe de Vaux. De ce nouvel ensemble (plus composite encore que Climène, mais tout aussi riche) se détachent un hymne au Jardinage, les étranges « aventures » d’un cygne, et, plus encore, la Danse de l’Amour (À Maincy, [...] dans un pré tout bordé de saules, j’apercevais Cythérée, l’Amour et les Grâces, avec les plus belles Nymphes des environs, dansant au clair de lune [...] Un million d’étoiles servaient de lustres...). Mais Le Songe de Vaux reste inachevé : Fouquet va tomber bientôt en disgrâce (1661) et La Fontaine, non sans courage, plaide en sa faveur dans l’Élégie aux nymphes de Vaux (il y revient même dans L’Ode au roi, en 1663). Cette initiative lui vaudra, durant de longues années, l’inimitié du monarque (beaucoup plus, en fait, que l’« immoralité » de ses Contes, invoquée comme prétexte). Est-ce par prudence qu’alors il suit son oncle Jannart, exilé en province ? L’important, pour nous, c’est que la Relation du voyage de Paris en Limousin de La Fontaine, six lettres adressées en théorie à sa femme (d’août à septembre 1663), nous reste de cette équipée. L’adorable formule dite prose et vers mêlés, qui caractérise ces lettres, n’est pas d’ailleurs de son invention. Mais il faut souligner qu’il y réussit mieux que personne en son siècle (mieux que Chapelle et Bachaumont). Aussi bien s’y adonne-t-il à tout propos, comme si c’était là son mode de pensée naturel : déjà dans Le Songe de Vaux, et plus tard, dans son chef-d’œuvre, Les Amours de Psyché. Notre poète ne tarde pas à trouver un autre « office ». En 1664, il entre dans la maison de la duchesse d’Orléans, avec le titre de gentilhomme servant. Sinécure, une fois encore. Il y restera neuf ans, composant tout à loisir les trois œuvres qui vont le rendre célèbre l’essentiel de ses Contes (1664-1666), ses premières Fables, livres I à VI (1668), et enfin son roman en prose mêlée de vers Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669).
Les « Contes »
Parlerons-nous d’abord de ses Contes ? II n’y aurait d’ailleurs pas grand-chose à en dire s’ils n’avaient donné lieu à une double méprise. Certains esprits graves ont voulu les mettre trop bas sur le plan moral, cependant que d’autres, animés par une bonne volonté excessive et un « esprit de sérieux » tout aussi naïf, ont affirmé y voir le plus intéressant de tous les livres de La Fontaine, son « chef-d’œuvre maudit ». Les Contes sont-ils audacieux, osés? Eh bien, non. Le lecteur de Crébillon fils, de Restif ou de Casanova, sortira d’ici fort déçu. Jovialités franches, toniques ; et pour le reste fort simples. L’auteur lui-même fut surpris que certains de ses contemporains' aient pu y entendre malice. Dans la préface de son nouveau recueil (1671), il proteste que les véritables ouvrages dangereux sont ceux qui d’insinuante façon distillent dans les cœurs sensibles une douce mélancolie. Il est de fait que, par exemple, les équivoques, langueurs et les naïvetés ambiguës de Paul et Virginie se révéleront toujours plus « nocives » et « perverses » que Le Cocu battu et content de La Fontaine. Mais pour cette même raison, le genre est court; sans, résonance poétique. Nous allions dire : plat. Plat, au départ, tout au moins ; dans son sujet même. C’est alors que La Fontaine par la seule vertu de l’art parvient à sauver la formule de l’ennui. Comment cela? En l’éludant par ruse. En parlant à mots couverts (par traits piquants et délicats / Qui disent et qui ne disent pas), voire en traitant de tout sauf de son sujet, et ce, par une politique de digressions et de parenthèses. Non sans cynisme, il nous prévient de plus que l’invraisemblable ne le gêne en aucune façon : qu’il s’en tirera toujours au meilleur compte, et sans s’alarmer outre mesure de tel qu tel cas particulièrement épineux (Il passera pourtant : j’en ai fait passer d’autres). Et quand bien même il n’arriverait pas à s’en sortir, le poète après tout n’a de compte à rendre à personne:
Que devint le palais ? dira quelque critique. Le palais ? Que m’importe; il devint ce qu'il put. À moi, ces questions ? Suis-je homme qui se pique D'être si régulier ? Le palais disparut !
« Psyché », « Adonis »
Avant d’en venir aux Fables, quelques mots sur le poète ; et en particulier sur le « roman » des Amours de Psyché (1669) qui lui, cette fois, mérite bien le surnom de « chef-d’œuvre maudit » : de tous lès livres de l’auteur, il reste seul à n’avoir pas connu en son temps le franc succès. Aujourd’hui encore, et mis à part Giraudoux, qui le portait aux nues et affirmait l’avoir pris en exemple, peu se sont risqués à faire l’éloge de ce livre délibérément joli, et léger (double insolence). Ce qui surtout, dès l’origine, a surpris dans ce singulier roman mythologique, c’est son ironie délicate ; implicite, presque toujours. C’est aussi le chassé-croisé perpétuel entre le décor des jardins de Versailles et la plus libre nature (ou, comme par distraction, le mélange des deux). Psyché, d’ailleurs, n’est guère exemplaire en tant qu’« héroïne » : un peu niaise, étourdie, paresseuse. (Que dire de Vénus, susceptible, rancunière, coquette, insupportable?) L’ode que chante notre héroïne à sa rencontre avec le dragon serait digne de fournir dans les lycées de l’avenir la matière pour une composition de récitation (Dragon, gentil dragon à la gorge béante, etc. — chapitre III). La même année 1669, et dans le même volume, La Fontaine donnait au public une œuvre composée dix ans avant Psyché pour Fouquet, son protecteur, où nous allons retrouver Vénus, non plus jalouse, cette fois, mais amante comblée. Il s’agit d’Adonis, poème lyrique très développé -et non sans une visible complaisance -, très tendrement chéri et retouché durant ces dix années, sans relâche. Vénus rencontre le chasseur Adonis au bord d’une rivière, et, dès lors, ils vont passer leur vie à s’aimer (Jours devenus moments, moments filés de soie...) Mais bientôt Vénus se reprend. N’est-elle pas déesse? Ses fidèles ne l’attendent-ils pas dans le temple qu’ils ont bâti, à Paphos, pour la célébrer? Elle s’arrache des bras du jeune chasseur. Seul, il reste un temps désemparé, puis retourne à sa passion qui est de se mesurer avec les fauves ; dont il mourra, le ventre percé par un énorme sanglier. Vénus alors, qui arrive à tire-d’aile vers le beau chasseur en entendant ses cris de souffrance, ne peut plus que sangloter sur ce corps adorable. Ce sont là six cents vers « dont un grand nombre comptent parmi les plus musicaux et les plus enchantés de La Fontaine », a dit Valéry (qui consacre à l’œuvre un texte de Variété I). Toujours la même année 1669, il achève les quatre Élégies (publiées en 1671), où nous le voyons tenir son rôle d’amant désespéré (sincère, d’ailleurs, ce qui est rare à pareille époque) sous le nom d’Acante. Surnom qu’il s’est déjà choisi dans Climène; dans Le Songe de Vaux; et peut-être dans Psyché. Notons qu’il n’a par contre jamais été le Poliphile de ce dernier roman, nom emprunté à «l’amant de Polia» dans Le Songe de Poliphile, récit italien alors fort connu, que La Fontaine a imité en plusieurs autres endroits. (Et pas davantage les autres amis ne sont, quoi qu’en aient dit naguère nos manuels, « Boileau, Racine et Molière » : ils sont tous un peu l’auteur lui-même, ou bien encore imaginés de toutes pièces, très probablement ; ce qui est davantage dans l’esprit d’un homme qui aime garder sa libre fantaisie.)
Le moraliste
Adonis, Les Amours de Psyché et les Élégies suffiraient à faire de La Fontaine le plus grand poète lyrique (et même le plus grand poète tout court) de son siècle. Mais il est encore et surtout, peut-être, l’auteur des Fables. C’est de toute façon l’ouvrage qui l’a occupé le plus longtemps (de 1668 à 1694). Après les livres I à VI, il donne en 1678 les livres VII à XI,. composés chez sa nouvelle protectrice, Mme de La Sablière (exquise « femme savante » à qui le liera pendant douze ans une tendre amitié) ; puis, un an après sa conversion et sa retraite chez son ami d’Hervart, il termine le livre XII (1694). De ces trois séries, la première a pour destinataire un enfant de sept ans qui est le dauphin ; la seconde, Mme de Montespan, maîtresse du roi ; la dernière, le jeune duc de Bourgogne, âgé de dix ans. En fait, aucun des trois recueils ne convient à l’enfance. Entendons-nous bien. La Fontaine par sa grâce, son entrain, sa saveur et sa fantaisie rythmique, eut toujours l’oreille du public enfantin, mais le problème qu’il pose aux éducateurs est tout autre: les Fables sont-elles morales ? Non, a dit Rousseau, un peu niaisement (elles portent, dit-il, « plus au vice qu’à la vertu »), et Lamartine avec ironie : « Que penser d’une nation qui commence l’éducation de ses enfants par les leçons d’un cynique? » Mais si le fait serait en soi fort difficile à nier, tentons cependant de disculper le poète La Fontaine en posant ainsi la question, de la seule façon qui lui rende justice : pourquoi en fait-on, aujourd’hui encore, un livre pour enfants? Si les Fables sont toujours un des grands livres de notre littérature après trois siècles, et malgré l’école, c’est précisément parce qu’elles correspondent à un besoin, à une soif qui se situe tout à l’opposé de la destination classique des livres pour enfants. À douze ans, sur la pointe des pieds, on va. prendre non pas les Fables de la Fontaine mais ses Contes, dans la bibliothèque paternelle, parce qu’on croit que c’est là, des deux, le «livre pour adultes » ; et c:est bien plus tard seulement que l’on reconnaît dans les Fables, un livre pour l’âge d’homme, qui est l’âge de l’humour, l’âge du retour sur soi-même et de la plus implacable lucidité. Morale cruelle, sans aucun doute ; mais non pas, comme on l’a trop répété : morale « terre à terre » (ni surtout « médiocre et basse » comme l’a dit, encore plus injustement, Paul Éluard). Et d’abord ce livre ne nous dit pas, comme la morale hypocrite et commune : « Bonne renommée vaut mieux, etc. », mais bien Selon que vous serez puissant ou misérable... Ce livre est pour le loup, contre le chien. Il clame au nez du monarque absolu : Notre ennemi c’est notre maître. Je vous le dis en bon français (livre VI, fable 8). La Fontaine, au fond, n’aima jamais que les rêveurs (Perrette, Le Curé et le mort), les paresseux systématiques (L’Homme qui court après la fortune et celui qui l’attend dans son lit), les inadaptés (Le Paysan du Danube). Lui, un laudateur du « conformisme » (comme on dit de nos jours) ? Lui, un champion de « l’esprit bourgeois » ? On le définirait plutôt, pour rester dans le vocabulaire à la mode, comme un asocial. Pourquoi diable s’est-il aventuré dans cette carrière de moraliste? L’avocat Patru, l’un des arbitres du goût, l’avait d’ailleurs dissuadé de jeter son dévolu sur la fable, genre dont, selon lui, le « principal ornement est de rien avoir aucun ». La Fontaine, au contraire, ne songe qu’à l'orner. Pour le reste, il oublie en route, le plus souvent, ce qu’il fallait démontrer. Lui-même l’avoue de grand cœur et se traite de papillon du Parnasse.
Un homme indépendant
À la vérité, s’il a aimé la fable, ce n'est nullement par hasard : c’est parce que le genre était libre. De bonne prise. Miraculeusement préservé de trop glorieux modèles, tant à son époque que dans le passé. Non corseté de normes encore : Aristote l’avait oublié dans sa Poétique, par mégarde ; et Horace, par dédain, dans son Épître aux Pisons ; et Boileau dans son Art poétique, par fidélité à Horace. La Fontaine va donc pouvoir tailler en plein drap ; s’inventer chaque fois ses propres règles du jeu : tour à tour élégie, discours, portrait, conte satirique prévoltairien, chanson à refrains, duo d’amour. Le vers sera ample ou bref, strophique ou récitatif, libre ou régulier ; selon l’humeur du moment. La méditation philosophique, même, y trouvera sa place à l’occasion ; par exemple dans Le Songe d’un habitant de Mogol (mais sans doute est-ce faire preuve de candeur que d’étudier « La philosophie de La Fontaine dans ses Fables », comme fait la très savante Revue d’histoire de la philosophie, numéro de décembre 1933). À l’abri de ce titre de fabuliste (être doux et inoffensif, à l’usage des âmes simples) il semble que l’instable La Fontaine ait enfin trouvé la sérénité ; et, sur un plan plus pratique, plus quotidien : la paix. Ce bavard nous a confié très peu de chose, en définitive, sur sa vie privée ; et, à part deux lettres à l’indiscrète Mme Ulrich, on ne sait même rien sur ses amours. Il est ravi d’être appelé le « Bonhomme », ce qui lui vaut de se faire pardonner toutes ses erreurs de jeunesse : il se fera même élire à l’Académie (moyennant la brimade d’un discours de réception quelque peu ironique et condescendant de l’abbé de La Chambre). Ce masque, savamment modelé par La Fontaine lui-même, apparaît fort solide après trois siècles ; et l’on trouve encore piquante la scène (imaginée par Ellies du Pin, et transmise par Titon du Tillet) du poète croisant son propre fils dans l’escalier, et murmurant: «Je crois avoir vu ce jeune homme quelque part ? » Autre fable, celle des fourmis dont il désorganise la colonie par distraction, et qui, dès lors, l’absorbent au point qu’il manque un repas où l’attendaient de nobles hôtes. Grâce à deux nu trois anecdotes de cette qualité, véhiculées par leurs aimables auteurs et quelques belles colporteuses, La Fontaine a pu tranquillement assener à droite et à gauche, quand l’envie lui en prenait, des traits si rapides et si forts qu’on les a pris pour des gaffes. Comme chacun sait de reste, autour de lui, que ses réactions sont imprévisibles, on ne lui demande aucun compte de ses reniements successifs. Loyalement, d’ailleurs, il s’accuse (Ah, combien l’homme est inconstant, divers / Faible, léger, tenant mal sa promesse). Nul, en son siècle, ne lui a fait grief de son double amour proclamé, tantôt pour la retraite ascétique et tantôt pour la vie très libertine de la « société du Temple ». La même année 1665 paraissent coup sur coup un recueil de ses célèbres Contes et une traduction de saint Augustin ; une partie de ce dernier ouvrage est de lui, l’autre d’un janséniste, Louis Giry, membre de l’Académie française, lequel présente ainsi dans la préface son collaborateur : « M. de La Fontaine qui joint à beaucoup dé vertu (!) et à un grand mérite, un fort beau génie pour la poésie française a bien voulu... » Tout son siècle, pourtant si vétilleux sûr les questions de convenance semble avoir accepté de le prendre comme il était, et il s’est laissé « porter », doucement. Au total, toujours sincère dans chacune de ses palinodies. (Giraudoux, qui a consacré un livre entier à La Fontaine, nous l'a démontré naguère ; voir la bibliographie ci-après.) Quand à sa mort on le déshabille, on s’aperçoit qu’il porte un cilice ; le fait est rapporté par le meilleur ami du poète, Maucroix, et aussi par Boileau.
Un artisan laborieux
Dans l’hypothétique « épitaphe » composée par lui-même, qui n’est qu’une épigramme (et que cet autre Champenois, François Couperin, va mettre en musique), il dressé plaisamment ce bilan de vie : Deux parts en fit, dont il soûlait passer / L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire. Une fois encore, ne croyons pas trop rapidement cette prétendue confidence. Si l’on consent à ne pas réduire son œuvre aux Fables, on constatera que cet homme qui écrit pourtant avec une facilité souveraine, a beaucoup travaillé et nous laisse une ample moisson de chefs-d’œuvre dont il a soigné le détail non seulement avec amour mais avec un rare acharnement. Rien que pour les six cents vers d’Adonis, tout a été repris et littéralement « réécrit », vers par vers, à plusieurs reprises en dix ans (depuis la copie calligraphiée de 1659 jusqu’à l’édition de 1669) ; et le critique G. Guisan a pu, à travers les variantes successives de ce seul poème, étudier « l’évolution de l’art de La Fontaine ». Sans doute a-t-il beaucoup hésité avant de trouver, vers la cinquantaine, sa véritable voie ; mais, dès lors, c’est à un rythme précipité qu’il produit ses plus belles œuvres, savoureux fruits d’arrière-saison. Pourquoi sont-ils si frais à notre dent, si clairs à notre oreille, ces poèmes tissés (selon sa magnifique formule) des sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ? C’est qu’ils sont nés, souvent, des fécondes songeries de sa jeunesse.
Errer dans un Jardin, s'égarer dans un bois, Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine...
Errer, s’égarer, rêver, les trois mots clés de sa vie se trouvent ici réunis ; un peu plus loin pourtant dans le même poème (Le Songe de Vaux), nous trouvons aussi ces notations vives, aiguës, bien dans sa manière : L’eau se croise, se joint, s’écarte, se rencontre,/ Se rompt, se précipite...; ainsi donc le regard du poète semble s’abandonner à la dérive le long de l’eau, mais en vérité le ciel a doté ce nonchalant d’un coup d’œil infaillible, prompt à saisir l’image au vol. Car, ainsi que l’a dit Giraudoux, « il faut avoir rêvé longtemps pour agir vite ».
LA FONTAINE Jean de. Poète français. Né à Château-Thierry, le 7 ou 8 septembre 1621; mort à Paris le 13 avril 1695. De ses parents nous ne savons presque rien sinon qu’il ne les a pas connus jeunes. Françoise Pidoux, sa mère, approchait, semble-t-il, de la quarantaine en 1621; de bonne maison poitevine, veuve d’un riche marchand de Coulommiers, elle avait déjà une fille d’un premier mariage. Charles de La Fontaine était, sans doute, au moins aussi âgé que sa femme. Maître des eaux et forêts et capitaine des chasses, il habitait, dans le beau quartier de Château-Thierry, une demeure construite sous Henri II qui subsiste encore, mais défigurée. Telle que la décrit l’inventaire de 1676, elle devait être plaisante et cossue, entre cour et jardin, avec ses deux ailes à tourelle. Les La Fontaine faisaient figure dans leur petite ville. Un cadet leur était né en 1623. Aux confins de la Champagne et de l’Ile-de-France, sur la route qu’ont suivie au cours de l’histoire tous nos envahisseurs, Château-Thierry déploie au-dessus de la Marne sa grâce paisible et menacée. Enfant et adolescent, La Fontaine vit sa province tour à tour ravagée par les Lorrains, les Espagnols, les Allemands qu’on appelait alors les Wittemberg. Mais les « rieurs » n’étaient pas longs, chaque alerte passée, à se retrouver au carrefour du Beau-Richard pour échanger de gaillardes histoires. Le poète apprit de bonne heure que la vie est dure, que les plaisirs sont courts, et qu’il faut se hâter de cueillir ceux que l’occasion peut mettre à portée de notre main. Sur ses études, qu'il dut faire à Château-Thierry d’abord, peut-être ensuite à Paris, rien d’assuré. Toutes traces de lui disparaissent, quand soudain nous avons la surprise de le retrouver novice à l’Oratoire. Les Annales de la Congrégation nous apprennent qu’il y est entré le 27 avril 1641. Le futur auteur des Contes se croyant à vingt ans la vocation sacerdotale, cette méprise a paru plaisante. Aussi se hâte-t-on de rappeler que son noviciat n’a pas duré dix-huit mois et qu’il se vantait dans sa vieillesse de l’avoir passé à relire l'Astrée . Ce qui est remarquable pourtant, ce n’est pas qu’il ait quitté l’Oratoire (toute chaîne lui était odieuse et jamais il ne put se fixer nulle part), c’est qu’il ait pris un jour, librement, la décision d’y entrer. Qui l’y contraignait, en effet ? Françoise Pidoux est, sans doute, morte à cette date. Quant à Charles, il devait souhaiter que son aîné lui succédât dans ses charges. Bien plus, il avait la passion des vers, et c est lui, selon Perrault bien informé, qui aurait « exigé » de Jean « qu’il s’appliquât à la poésie ». Voit-on le bon vieillard se débarrassant d’un fils en qui il plaçait tous ses espoirs ? Que La Fontaine ait cédé en cette affaire à quelque influence qui nous échappe, rien de plus vraisemblable. Le parti qu’il prit sans contrainte n’en éclaire pas moins certains aspects de son âme changeante. Parmi tant d’inclinations diverses, il y avait en lui — et son œuvre le prouve assez — un penchant à la méditation, à l’examen intérieur. Pourquoi s’étonner que le mirage d’une vie retirée, abritée, ait pu un moment le séduire ? Le regret de n’avoir pas suivi l’élan de sa vingtième année perce dans les plus beaux vers de son Saint-Malc, si méconnu; il est plus sensible encore dans la dernière de ses fables. Une épître de Maucroix nous apprend que, vers 1646, La Fontaine fréquente à Paris un cercle de jeunes poètes familiers du Palais, les Chevaliers de la Table ronde. Lui-même pourra bientôt porter le titre d’avocat en la cour du Parlement. Ce qui ne prouve pas, sans doute, qu’il ait étudié le droit avec grand sérieux; au moins en saura-t-il le jargon, les Fables l’attestent. Dix ans plus tard, Jannart, homme sage, lui confiera les intérêts qu’il a en Champagne, et ce sera à bon escient : les lettres d’affaires que La Fontaine lui écrit alors le montrent précis, prudent, avisé, et rendent bien invraisemblables tant de bévues et pas de clerc qu’on lui prête. L’épître de Maucroix et quelques autres que nous a conservées le « recueil marbré » de Tallemant nous font assister aux séances que tiennent nos Chevaliers, le jeudi, dans l’après-dîner, peut-être chez Conrart. Chacun y donne lecture de ses œuvres nouvelles. La Fontaine rimait déjà à l’Oratoire, s’il faut en croire Brienne; mais le dessein de courir la carrière des lettres, c’est bien, semble-t-il, dans cette académie palatine qu’il l’a formé, parmi les jeunes camarades de belle humeur que nomment nos épîtres, Maucroix, Pellisson, Furetière, Cassandre, Charpentier, Tallemant, Antoine Rambouillet de la Sablière. Les amis de sa vingt-cinquième année resteront ceux de toute sa vie. Il se brouillera seulement beaucoup plus tard avec Furetière. C’est là « son groupe », eût dit Sainte-Beuve. Et ce groupe a ses protecteurs, déjà célèbres, qui seront précisément les premiers mentors de La Fontaine, Patru, Conrart, Chapelain, Gombauld. L’amitié lui a révélé sa vocation, comme elle lui inspirera ses plus beaux vers. La légende, qui enveloppe de fables une âme de vérité, a longtemps placé La Fontaine dans un groupe destiné à plus de gloire. Ni en 1664 ni en 1668 où se place la scène sur laquelle s’ouvre le roman de Psyché, il n’a lié avec Molière, Racine et Boileau « une espèce de société ». Pourtant il a applaudi le premier à Paris et à Vaux; vers la quarantaine et dans sa vieillesse, il a été l’un des familiers du second; avec le troisième enfin, il a entretenu des relations plus ou moins lâches tout au long de sa vie littéraire; mais qu’une question de poétique s’élève, ils entrent aussitôt en désaccord. Il ne suffit pas de dire que quinze années les séparent; leurs génies mêmes sont antipathiques. Presque tous les amis de La Fontaine seront des ennemis de Boileau. En 1647, à vingt-six ans, il épouse Marie Héricart, qui en a quatorze et demi. Sa naturelle inconstance ne pouvait s’accommoder de la vie conjugale. Il n’est pas sûr pourtant que le ménage n’ait pas eu sa lune de miel. On a confondu parfois la séparation de biens, intervenue d’un commun accord en 1659, avec la séparation réelle qui ne se produisit, semble-t-il, qu’après vingt-cinq ans de vie commune. Encore, dans sa vieillesse, le poète, qui revenait souvent au pays natal, paraît-il s'être rapproché de sa femme. Une lettre de Racine nous apprend qu’à Château-Thierry, Marie, grande lectrice de romans et de vers, prenait part aux séances d’une petite académie. Elle y fera lire, sans doute, les lettres enjouées que Jean lui écrira à chaque étape de son voyage en Limousin — Relation d’un voyage de Paris en Limousin. On l’imagine aussi tirant fierté des premiers succès de son mari à la cour de Vaux. Mais de l’influence qu’elle put avoir sur lui, tout nous échappe. Dès 1652, La Fontaine achète une charge de maître particulier triennal des eaux et forêts. A la mort de son père, six ans plus tard, il héritera de lui deux charges analogues. Il les a exercées toutes trois jusqu'en 1671, où elles achevèrent de lui être remboursées — pas plus négligent, sans doute, que la plupart de ses confrères. Pendant vingt ans, dans la diversité des heures et des saisons, il a parcouru en tous sens les bois qui s’épaississaient alors autour de Château-Thierry, présidant aux coupes, veillant à l’observation des édits sur la pêche et la chasse, enquêtant, jugeant, verbalisant. Il ne se contente pas d’observer les paysans de loin, en rêveur ou en moraliste; il entre dans leurs chaumines saccagées par les bandes pillardes, recueille leurs confidences. Il épie les mille « inventions » que fournit aux bêtes « Nécessité l’ingénieuse ». Il maudira, dans l'Homme et la Couleuvre et dans Le Philosophe scythe, le « rustre » et le nigaud qui les mutilent. Entre les poètes de son siècle il est le seul que le long exercice d’une charge ait ainsi mêlé aux réalités de la vie rustique. En 1658, au début de l’Adonis qu’il offre à Fouquet, La Fontaine dit s’être jusque-là cantonné dans le genre bucolique : « Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois.../ Cependant aujourd’hui ma voix veut s’élever. » Ses premières rimes auraient donc été purement pastorales, sans mélange de fiction mythologique. Mais faut-il prendre au sérieux cette déclaration ? La Fontaine la rétracte en 1669, à propos de ce même Adonis : « Quand j’en conçus le dessein, j’avais plus d’imagination que je n’en ai aujourd’hui. Je m’étais toute ma vie exercé en ce genre de poésie que nous nommons héroïque. » Il ne s’agit plus ici de simples vers champêtres, mais de poèmes dans le goût d’Ovide. Les déclarations contradictoires de 1658 et de 1669 se heurtent d’ailleurs toutes deux à une certitude : dès 1654 La Fontaine avait fait paraître, sans la signer, une œuvre qui n’est ni « héroïque » ni pastorale, et qu’il voulait sans doute qu’on oubliât, parce que le succès en avait été malheureux, sa comédie de L’Eunuque. Elle manque de verve, mais l’alexandrin en est souple, naturel, et trahit une main déjà exercée. Dès juin 1659, La Fontaine fait partie de la cour poétique de Fouquet, alors au faîte de sa puissance. Il lui avait été Présenté par Jacques Jannart, qui était oncle de Marie Héricart et suppléait le surintendant, comme substitut, dans les fonctions de procureur général au Parlement. Pellisson aussi avait dû recommander son ami, au ministre dont il était l’homme de confiance. Provincial obscur, La Fontaine se voit applaudi, à Saint-Mandé puis à Vaux, par une société choisie, la plus brillante du temps. Des menus vers qu’il a rimés pour Fouquet, une partie seulement nous est parvenue. C’est en vain qu’on chercherait dans ces « bagatelles » à la Marot, à la Voiture, le futur poète des Fables. L’Adonis (un peu scolaire quand on le compare à celui de 1669) et certains fragments du Songe de Vaux inachevé méritent plus d’attention. Dans la rêverie, dans la passion, dans la douleur, La Fontaine y révèle sa voix flexible et tendre, l’infaillible pureté de sa diction. Nourrie de Racan, de Saint-Amant, de Théophile, son imagination peuple les bois et les prairies de muses, de naïades, de fées, de déesses amoureuses. Dans Psyché il prêtera « une certaine tendresse » et le goût du « touchant » et du « fleuri » à Acante et à Polyphile, ces deux images de lui-même. Sans doute rappelle-t-il à Maucroix « qu’il ne faut pas quitter la nature d’un pas » ; mais l’art ne saurait parvenir à son but qui est de plaire, s’il ne donnait à la peinture du vrai cette « gaieté » que définira la préface des Fables, cette grâce attendrie ou enjouée, ce sourire parfois proche des pleurs que nous verrons désormais briller dans tous les vers de La Fontaine. Fouquet est arrêté à Nantes, le 5 septembre 1661. Un moment désemparé, le poète s’applique à refaire sa vie. Fidèle dans le malheur, il demande aux nymphes de Vaux — Elégie aux nymphes de Vaux — d’implorer le roi en faveur de leur ancien maître. De tant de splendeurs dont il avait été le témoin pendant plus de deux ans, le meilleurs souvenir qui lui reste est celui de ces eaux dormantes, courantes, jaillissantes, où se joue la lumière. Il situera volontiers l’action des fables aux bords d’une onde transparente, près « d’un canal formé par une source pure », sur les rives d’un étang. En 1663, il a accompagné en Limousin Jannart exilé. Protégé par le duc de Bouillon, seigneur de Château-Thierry, bien en cour auprès de la jeune duchesse, il entre au Luxembourg en juillet 1664, comme gentilhomme servant de Marguerite de Lorraine, veuve de Gaston d’Orléans. La maison est sombre mais sa charge légère. « Vous qui courez partout, beau sire », semble lui dire Mignon, le chien de « la vieille Madame ». De nombreux salons s’ouvrent à lui, celui de Marianne, duchesse de Bouillon, où il rencontre Turenne, et l’hôtel de Nevers où l’on ne se console pas de la chute de Fouquet. Au début de 1665 paraissent les premiers Contes ; trois ans plus tard, les premières Fables . La Fontaine a-t-il pris le parti de discipliner son humeur volage et de s’enfermer désormais dans ces deux genres considérés — bien à tort — comme jumeaux ? On est tenté aujourd’hui de le croire, parce qu’on ne lit plus que le reste de son œuvre. Mais « Diversité » demeurera sa « devise » jusqu’au dernier jour. De 1664 à 1674, avec presque tous ses contes et la moitié de ses fables, il publie un roman Psyché, un poème Saint-Malc, une comédie mythologique Clymène, la paraphrase d’un psaume, des traductions de vers latins, et bien des poèmes divers, sonnets, ballades, rondeaux, odes, épigrammes, épitaphes. Et voici qui est plus étonnant : l’auteur des Contes a des amis et des protecteurs à Port-Royal. La série des œuvres licencieuses et celle des pièces dévotes se poursuivent parallèlement (cet adverbe verlainien est ici d'une exacte convenance.) La ballade et les stances où Escobar est raillé, la traduction des citations poétiques de La Cité de Dieu sont contemporaines des deux premiers livres de Contes; le troisième paraît en même temps que le Recueil de poésies chrétiennes dont La Fontaine a été le metteur en œuvre; le poème de Saint Malc, à la gloire de la virginité, précède de peu les Nouveaux Contes, bien plus libres que les précédents. Cette diversité, ces contrastes déconcertent le lecteur du XVIIe siècle, épris d’unité. Un conteur à ses yeux n’a le droit d’écrire que des fables et des contes. « Cette nature d’ouvrage tombe dans le propre caractère de son esprit, décide Guéret; tout le reste ne plaît pas de même », et Mme de Sévigné : « Il ne faut pas qu’il sorte du talent qu’il a de conter. » Sentences plaisantes, si la beauté des fables vient d’abord de ce qu’elles sont un abrégé de la poésie universelle et de ce que La Fontaine s’y abandonne à « la folie», que maudissait la marquise, « de chanter sur tous les tons ». N’eût-il écrit que ses Fables, il serait encore le Protée de notre poésie. On le blâme d’« invoquer des neuf Sœurs la troupe tout entière ». Peu lui en chaut. « J’en veux faire à ma tête. — Il le fit et fit bien. » Les premiers contes remonteraient, selon Brienne, au temps de Vaux. Pour les fables, les manuscrits Conrart nous en ont conservé dix, dans une version primitive; une seule, Le Renard et l'écureuil, est restée inédite; l’ami de Fouquet y traduisait ses espoirs que la condamnation vint briser. Certainement antérieure au voyage en Limousin, cette fable date les neuf autres. Contes et fables, si différents d’ailleurs, procèdent d’une même intention, bien arrêtée dans l’esprit du poète. S’il a choisi deux genres si humbles que les « doctes » n’ont pas daigné en fixer les lois ni même les mentionner dans leurs poétiques, c’est pour y avoir ses coudées franches et pour les traiter à sa guise. Ici et là il se propose de « mettre en vers » les récits d’auteurs anciens, étrangers ou vieillis, sans les suivre à la lettre (on trouve déjà dans Clymène le couplet contre les « imitateurs » qui reparaîtra dans l’épître à Huet), en les « égayant » au contraire, prenant avec Esope et Phèdre les mêmes libertés qu’avec Boccace et Marguerite de Navarre. « Qui ne voit que ceci est jeu, dit La Fontaine de ses Contes. Ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté de ces choses-ci; c’est seulement la manière de les conter. » De fait, le poète qui fera entrer dans le cadre de l’apologue une peinture de la vie universelle semble s’appliquer, quand il rapporte une gaillarde histoire, à n'y plus laisser trace de réalité. Rencontres et quiproquos sont réglés comme dans un vaudeville. Le mari est toujours stupide, le moine toujours paillard, l’amant toujours heureux. Le jeu consiste à traduire ce qui est déshonnête en termes honnêtes. C’est un jeu monotone et, quelque adresse qu’il y déploie, La Fontaine s’en lasse vite. Après 1674, il ne publie plus de contes à part; il en glisse quelques-uns dans des recueils mêlés en 1682 et 1685, puis cesse tout à fait d’en écrire; cela au moment où les libres compagnies qu’il fréquente doivent lui en réclamer. On invoque, pour, expliquer son abstention, l’ordonnance de police qui a interdit les Nouveaux Contes, les promesses faites à l’Académie. Mais rien ne l’empêchait, lui qui laissera inédite la moitié de son œuvre, de rimer des gaillardises et de les faire circuler sous le manteau; des copies nous en seraient parvenues. Or, les Œuvres posthumes ne contiennent qu’un conte inédit, et qui ne semble pas de sa vieillesse. Son goût de la diversité l’a détourné d’un genre où il lui était impossible de se renouveler. Dans les Fables, au contraire, surtout dans celles qu’il écrit aux approches de la soixantaine, à chaque page apparaît un poète nouveau. Elles sont tour à tour apologue, élégie, pastorale, satire, épopée, drame, méditation lyrique, conte gaulois ou merveilleux, « discours » de philosophe, de politique, d’historien. Mais ce n’est pas ici le lieu d’étudier l’œuvre la plus complexe et la plus savante de notre littérature. Elle déborde toutes les formules par lesquelles on essaie de la définir. « La vieille Madame » était morte en 1672. La Fontaine devient, l’année suivante, l’hôte de Mme de La Sablière qui, dans son salon de la rue Neuve-des-Petits-Champs, reçoit une brillante compagnie où se mêlent mathématiciens, physiciens, astronomes, géomètres, médecins gassendistes, voyageurs et hommes de plaisir. Des perspectives nouvelles se découvrent à son esprit. Il « fait son miel » de tant de propos entendus, et les deuxièmes Fables lentement se préparent. Elles paraissent en 1678 et 1679 dans un recueil en cinq livres, les livres VI à XI des éditions modernes. La Fontaine est maintenant maître de tous ses dons et au sommet de son génie. Vers 1674 il a fait partie, avec Racine et Boileau, du petit groupe de poètes que protègent Mme de Montespan et sa sœur Mme de Thiange. Elles l’engagent à composer un livret d’opéra pour Lulli; il écrit sa malheureuse Daphné , que le Florentin refusa. Ce sera entre eux l’occasion d’une brouille passagère. Il n’en mettra pas moins un autre livret sur le chantier, Galatée, qui restera inachevé. On admire dans les fables un vrai génie dramatique; or le théâtre n’a jamais valu à La Fontaine que des déboires. Un essai de tragédie, Achille, n’ira pas au-delà du second acte. Mais le pis est qu'après sa mort, l’imposture des libraires mettra à son compte cinq méchantes comédies de Champmeslé, le mari de la comédienne. Quand on veut fêter La Fontaine, on joue encore aujourd’hui, même sur les scènes officielles, cette plate Coupe enchantée , tirée de deux de ses contes, et dont pas une ligne n’est de lui. A soixante-dix ans, pour le gendre de Lulli, il rime encore une Astrée, qui tombe à plat. Vers 1680, Mme de La Sablière, convertie, émigre rue Saint-Honoré et loge le poète dans une maison voisine. Mais elle ne quitte guère les hôpitaux où elle soigne les grands malades. La compagnie de la rue Neuve-des-Petits-Champs s’est dispersée. Alors commence la vieillesse d’une « âme inquiète ». Il n’y a pas de société que ne recherche cet amant de la solitude et où il ne soit recherché. Il fréquente des gens d’Eglise, les uns graves comme Bouhours et Rapin, les autres folâtres comme Vergier et Chaulieu. On le voit au tripot, au cabaret, dans les coulisses, au Temple où le Grand Prieur tient table ouverte, dans l’atelier de ses amis Troyens, le sculpteur Girardon et le peintre Mignard, dans la pieuse maison de Racine, dans le jardin de Boileau à Auteuil. Il encense le roi, son fils, son petit-fils, ses maîtresses rivales, Montespan et Fontanges, mais il reste fidèle à tous les disgraciés du règne, aux Conti, à Marianne, à Saint-Êvremond. Il apaise d’un bon mot, à Chantilly, les colères du Grand Condé, écrit de longues lettres à ses amis d’Angleterre, chaperonne Mme Ulrich, s’attarde chez les d’Hervart à Bois-le-Vicomte, va retrouver Maucroix à Reims et même, en passant, sa femme à Château-Thierry. Il est partout, presque en même temps. En 1683, il est élu académicien, non sans résistance, à la succession de son vieil ennemi Colbert, le persécuteur de Fouquet. Le jour de sa réception, il donne à ses nouveaux confrères la primeur de ce Discours à Mme de La Sablière où il confesse son « inquiétude », sans promettre de s’en guérir. Jamais encore il n’avait été si avant dans la connaissance et l’analyse de lui-même. Quand éclate le scandale soulevé par la publication du Dictionnaire de Furetière, il prend parti contre ce camarade de sa jeunesse avec une fureur imprévue. Dans la querelle des Anciens et des Modernes il sera plus prudent. Non qu’il renie ses chers Anciens; mais peut-il se liguer contre Perrault, son ami, avec Boileau qu’il n’aime guère ? Pour bien montrer qu’il entend se tenir en dehors de toute cabale, c’est à Huet, prélat humaniste, lié avec Perrault et très hostile à Despréaux, qu’il adresse l’épître nonchalante et subtile où il exprime sa fidélité aux vieux maîtres qui l’ont formé et qui demeurent les délices de sa vieillesse. Les recueils qu’il publie en 1682, en 1685, le montrent plus que jamais « papillon du Parnasse ». Tout l’attire, et il « tente tout, au hasard de gâter la matière ». Philémon et Baucis, Les Filles de Minée sont des poèmes ovidiens pleins de charme. Mais quelle idée d’aligner trois cents vers laborieux pour célébrer le quinquina, fébrifuge à la mode ! A la fin de 1692, il tombe « dangereusement malade ». Depuis longtemps des amis le pressaient de régler ses mœurs, de finir en bon chrétien. Un jeune vicaire de Saint-Roch lui fait promettre de ne plus écrire que des ouvrages de piété. En février 1693, il fait confession de ses fautes devant une députation de l’Académie. Mme de La Sablière était morte en janvier. A peine rétabli, il va loger chez les d’Hervart, rue Plâtrière. L’année suivante, paraît le dernier livre des Fables. A celles qu’il avait déjà publiées dans le recueil de 1685, il ajoute les apologues que Fénelon l’a prié de composer pour le duc de Bourgogne. Son esprit n’a pas vieilli, comme l’attestent les lettres qu’il écrit à Maucroix et surtout son admirable paraphrase du Dies irae. Il meurt le 13 avril 1695, chez les d’Hervart; on l’enterre au cimetière des Saints-Innocents. Les restes exhumés, en 1792, au cimetière Saint-Joseph et transportés, en 1817, au Père-Lachaise, ne sont certainement pas les siens. Il laissait une œuvre merveilleusement variée, dont il ne suffit pas de dire que les Fables sont la meilleure part. Le style des poèmes et des élégies suggère et décrit avec la grâce la plus fine; mais il ne nous donne des choses qu’une image intellectuelle. Quand, de ces œuvres harmonieuses, nous passons, par exemple, aux seize vers de la Mort et le Bûcheron, il semble que nous changions de poète : les mots parlent à tous nos sens; ils ont la couleur, la chaleur et le mouvement de la vie. Il n’y a pas de note humaine qui ne se fasse entendre dans les Fables l’ironie, la tendresse, la pitié, la défiance et la résignation, le goût de la vérité et le besoin du rêve. « Ouvre le livre, pouvait écrire Fénelon, c’est Anacréon, c’est Horace, c’est Térence, c’est Virgile. » C’est Ésope aussi sans doute. Mais cet Esope est notre Homère.
Né à Château-Thierry en 1621, mort à Paris en 1695, Jean de La Fontaine est le fils d'un maître des Eaux et Forêts qui néglige son éducation. Jean entre à l'Oratoire de Reims en 1641, où se développe son goût pour les lettres. Rebuté par la théologie, il quitte le séminaire un an après, y laissant son frère qui devient prêtre. La Fontaine a une jeunesse dissipée, vivant tantôt à Reims, tantôt à Paris ou à Château-Thierry. Il a fait beaucoup de vers, lorsqu'à 26 ans, la lec-ture de Malherbe est pour lui une révélation. C'est à ce moment aussi qu'il se marie avec Marie Héricart et succède à son père dans sa charge. Mais charge et femme l'ennuient, il vend l'une, délaisse l'autre, toutefois sans rupture ouverte, afin de s'adonner aux lettres. Il trouve d'illustres protecteurs dont Fouquet, qui fait du poète un habitué de son château de Vaux, où celui-ci compose une partie de ses premières œuvres (Le Songe de Vaux). Il prend le parti du surintendant lorsqu'il tombe en disgrâce. Après un voyage à Limoges, où Mme Fouquet est exilée, il obtient la protection de la duchesse de Bouillon, qui habite alors à Château-Thierry et qui le traite en véritable enfant gâté. À la même époque, en 1664, la douairière d'Orléans se l'attache comme gentilhomme servant. Ses amis sont Boileau, Molière, Racine. Le fabuliste est le premier qui devine le talent de l'auteur du Misanthrope. De ce temps datent les principaux ouvrages de La Fontaine : premiers Contes (1665), six livres de Fables (1668), Adonis et Psyché (1669), nouveaux Contes (1671)... La duchesse de Bouillon se trouvant compromise dans l'affaire des Poisons, son protégé se réfugie chez Mme de La Sablière, laquelle tient un salon où elle accueille gens de lettres et savants (entre le fabuliste et son hôtesse, qui lui fait dans sa maison une heureuse et paisible vie, s'établit une tendre amitié qui va durer vingt ans et ne cessera qu'à la mort de Mme de La Sablière). Car La Fontaine paye pour sa fidélité à Fouquet : Colbert, ennemi du surintendant des Finances dont il a pris la place, s'oppose systématiquement, par rancune, à toutes les demandes de pension que La Fontaine adresse au roi. En 1683, il est cependant élu par l'Académie contre Boileau, avec le discret soutien de Louis XIV. Mais pour être admis, il a dû promettre « d'être sage », promesse qu'il tient assez mal, en dépit de ses 63 ans, puisqu'il écrit ses derniers Contes en même temps que ses nouvelles Fables. Si le roi apprécie ses Fables, il juge trop libertins ses Contes, inspirés de Boccace. La mort de Mme de La Sablière, qui le laisse désemparé, puis la maladie (1693) suscitent chez ce vieil enfant une conversion complète. Dès lors il ne songe qu'à édifier le public par sa dévotion et ses compositions pieuses ou morales, traduction de Psaumes, de livres saints... Sa santé décline rapidement. Il meurt à Paris en 1695. Lorsqu'on prépare son corps afin de l'enterrer, on découvre qu'il porte, sous ses vêtements, un cilice pour se mortifier... Ses Fables et ses Contes, fleurons de la langue française, gardent un charme irrésistible où la simplicité, la candeur, la fraîcheur, le disputent à la souplesse d'imagination.
LA FONTAINE (JEAN DE) Poète français né à Château-Thierry en 1621. Fils d’un maître des Eaux et Forêts, il occupa lui-même cette charge jusqu’en 1672. Marié à 27 ans à Marie Héricart, il « oublia » son épouse pour s’adonner aux lettres. Protégé par Fouquet, il le célébra dans le Songe de Vaux et prit son parti lorsqu’il fut tombé en disgrâce. Ami de Molière, de Racine, de Boileau, de la duchesse de Bouillon et de Mme de La Sablière chez laquelle il demeura vingt ans, il se fit connaître en 1664 par ses Contes et Nouvelles, pages quelque peu licencieuses où perce l’influence de Boccace. Quatre ans plus tard commencèrent à paraître ses Fables dont l’écriture est un des fleurons de la langue française. Elles eurent l’approbation des gens de goût mais non le succès qu’elles méritaient, et n’obtinrent jamais les faveurs de Louis XIV, qui reprochait au fabuliste la hardiesse de ses Contes. Il mourut à Paris en 1695, ramené vers la religion qu’il avait négligée toute sa vie.
LA FONTAINE, Jean de (Château-Thierry, 1621-Paris, 1695). Poète français. Il est resté célèbre pour ses Fables dont il fit un genre noble et qui constituent la forme poétique le plus originale du siècle classique mais aussi la plus populaire. Issu de la riche bourgeoisie, La Fontaine fit des études d'avocat puis reprit la charge de son père, maître des Eaux et Forêts. Fonctionnaire négligent et mari indifférent, il fut successivement le protégé du surintendant Fouquet, de la duchesse d'Orléans, de Mme de La Sablière et de Mme d'Hervart. Auteur de textes érotiques (Contes et Nouvelles, condamnés pour immoralité), il publia surtout les Fables (12 livres, 1668-1694), créées à partir des Fables attribuées au Grec Ésope qui servaient de thème aux écoliers et de recueil d'anecdotes morales aux orateurs.