LA FONTAINE Jean de

C’est le 8 juillet que Jean, le fils aîné de Charles de La Fontaine, maître des Eaux et Forêts et capitaine de chasse, et de Françoise Pidoux, est baptisé, à Château-Thierry (la coutume voulait à l’époque que le baptême ait lieu le lendemain de la naissance, ou le jour même). En 1641, après des études en province, puis à Paris, pour les classes supérieures, le jeune Jean entre à la maison mère de l’Oratoire: il envisage alors de se faire prêtre; mais, l’année suivante, il quitte les oratoriens. Après un séjour chez ses parents, il s’inscrit en droit, commence à fréquenter les jeunes poètes palatins. En 1647, on lui fait épouser la très jeune Marie Héricart. Cinq ans plus tard, il achète une charge de maître des eaux et forêts, comme son père. En 1652 lui naît un fils dont il se souciera peu, un an avant de donner sa première œuvre, une pièce de théâtre qui ne sera jamais représentée: L'Eunuque. Malgré l’héritage paternel, La Fontaine a des difficultés financières qui entraînent une séparation de biens avec sa femme. Un moment il se met sous la protection de Fouquet, écrit Le Songe de Vaux, rencontre, à Vaux justement, un débutant qui a nom Molière. En 1661 Fouquet est arrêté et emprisonné; jamais pourtant, La Fontaine, meilleur ami que courtisan, ne cessera de lui rester fidèle, ce qui le fera mal voir de Louis XIV. En 1664-1666 sont publiées en deux parties les Contes et Nouvelles en Vers, des adaptations assez fidèles, et donc gaillardement lestes, de l’Italien Boccace. Deux ans plus tard, ce sont les Fables choisies et mises en Vers, qu’il dédiera au Dauphin,(124 fables qui constituent les six premiers livres des éditions actuelles). Le succès qu’elles rencontrent est vif. Un roman qu’il donne l’année suivante est un demi-échec. Il collabore activement au recueil de poésies chrétiennes et diverses publié par Port-Royal. En 1671 paraît la troisième partie des Contes ainsi qu’une nouvelle édition des Fables (avec huit inédits). L’année suivante meurt sa protectrice, la duchesse d’Orléans. A ce moment-là, La Fontaine a cinquante ans; ruiné, il a dû revendre sa charge et mène la vie des artistes pauvres du Grand Siècle, c’est-à-dire qu’il dépend du bon vouloir de ses protecteurs, ses mécènes. C’est madame de La Sablière qui l’accueille. Il est protégé, comme Boileau et Racine, par Mme de Montespan, la maîtresse du roi, et écrit pour Lully, avec qui il se brouillera bientôt, le livret de Daphné. Par la suite, il se plaindra, et ne sera pas le seul, du peu de fidélité du musicien, et de son caractère odieux. Parus la même année, ses Nouveaux Contes, jugés licencieux, sont interdits de vente par une ordonnance de police. En 1678-79 est publié le deuxième recueil des Fables choisies (livres VII à XI des éditions modernes), que La Fontaine dédie à Mme de Montespan. En 1683 il fait représenter une comédie à la Comédie-Française, qui est un échec (Le Rendez-vous, dont le texte est perdu); la même année, il est élu à l’Académie Française, mais Louis XIV, qui veut voir son historiographe Boileau siéger parmi les Immortels, suspend cette élection jusqu’à ce que son protégé soit élu lui aussi, ce qui ne manque pas d’arriver très vite. En 1693, peu après la mort de Mme de La Sablière, La Fontaine dont la situation est très précaire, tombe gravement malade. Le voilà qui se convertit, bien obligé, et qui, pour obtenir l’absolution, doit, devant une délégation de ses confrères académiciens, renier ses œuvres passées et promettre de ne plus composer que «des ouvrages de piété». Il guérit pourtant, et fait paraître le dernier livre des Fables (1694), (livre XII des éditions modernes). Il meurt à Paris le 13 avril 1695, rue Plâtrière et sera inhumé au cimetière des Innocents. Les fables ont connu dès leur parution le plus vif succès, ce qui peut bien surprendre. En ce siècle de l’unité (même si souvent elles sont trois), elles sont le triomphe de la diversité; au moment où Boileau et consorts verrouillent la poésie classique et la corsètent de règles au point qu’elle finira par étouffer, ses vers semblent ne se plier qu’à celles qu’ils créent à mesure. Il faut croire qu’à l’époque les amateurs de poésie se fiaient plus à leur goût qu’aux avis des grammairiens. Pourtant, dès le siècle suivant, ces petits bijoux de musicalité vont devenir des fables, de terribles fables qu’ânonnent les élèves dans les écoles et dont Rousseau, qui en goûte la beauté pourtant, déconseille la lecture par les jeunes enfants. Au dix-neuvième siècle, les avis sont partagés, mais beaucoup ont tendance à laisser l’œuvre de La Fontaine dans ce qu’ils croient son domaine réservé, celui de l’enfance et, pis, de l’enfance studieuse. Pourtant, tous ceux qui à l’instar de Verlaine réclamaient plus de liberté dans le rythme et de la musique avant tout, auraient pu y trouver la leçon d’un maître en ces domaines. De nos jours, La Fontaine est un des trois ou quatre poètes que personne n’ignore, un de ceux dont tout le monde sait plusieurs vers. Mais qui, une fois sorti des verts paradis de l’enfance, le relit? C’est pourtant seulement au terme d’une lecture attentive que l’on peut apprécier à sa vraie valeur le génie de celui qui est l’un des tout plus grands poètes de notre langue.
LA FONTAINE Jean de
1621-1695
Poésie légère: 1. Premières oeuvres. 2. Les «Contes». 3. « Psyché », «Adonis ». 4. Le moraliste. - Portrait de La Fontaine : 5. Un homme indépendant. 6. Un artisan laborieux.
Poète lyrique, fabuliste et romancier, né à Château-Thierry.
Au sortir du collège il entreprend d’étudier la théologie et fait à vingt ans un séjour à l’Oratoire. Mais bientôt il renonce aux ordres et se lance dans le droit, qu’il abandonne à son tour : réflexion faite, il préfère mener joyeuse vie avec ses amis, tant à Paris qu’en sa Champagne natale. En 1647, il se marie : il a vingt-six ans, elle moins de quinze (Tallemant des Réaux dit, dans ses Historiettes : « Son père l’a marié, et lui l’a fait par complaisance »). Elle avait un nez aquilin, or il affirmait ne pas le trouver bien ainsi, préférant pour sa part les nez en l’air. (Ils vont rompre en 1671.) En 1652, le voilà pour vingt années, et toujours par respect pour son père, maître des Eaux et Forêts. Il en fait une sinécure ; et son vieil ami Furetière, après leur brouille, lui reprochera de « ne pas savoir la différence du bois en grume au bois marmenteau » (il n’y a pas de honte).
Premières œuvres
En 1658, son oncle Jannart le présente à Fouquet, surintendant des Finances ; il sera désormais « poète à gages », c’est-à-dire qu’il va recevoir une pension de 1000 écus pour une livraison trimestrielle de vers à Fouquet. De cette époque date un délicieux ensemble de poèmes et de dialogues, réunis sous le titre général de Climène. Il avait, de plus, entrepris de chanter ce palais sorti de terre en un mois et ces jardins enchantés, créés à Vaux sur l’emplacement du hameau de Maincy par son protecteur ; ce sera la matière du Songe de Vaux. De ce nouvel ensemble (plus composite encore que Climène, mais tout aussi riche) se détachent un hymne au Jardinage, les étranges « aventures » d’un cygne, et, plus encore, la Danse de l’Amour (À Maincy, [...] dans un pré tout bordé de saules, j’apercevais Cythérée, l’Amour et les Grâces, avec les plus belles Nymphes des environs, dansant au clair de lune [...] Un million d’étoiles servaient de lustres...). Mais Le Songe de Vaux reste inachevé : Fouquet va tomber bientôt en disgrâce (1661) et La Fontaine, non sans courage, plaide en sa faveur dans l’Élégie aux nymphes de Vaux (il y revient même dans L’Ode au roi, en 1663). Cette initiative lui vaudra, durant de longues années, l’inimitié du monarque (beaucoup plus, en fait, que l’« immoralité » de ses Contes, invoquée comme prétexte). Est-ce par prudence qu’alors il suit son oncle Jannart, exilé en province ? L’important, pour nous, c’est que la Relation du voyage de Paris en Limousin de La Fontaine, six lettres adressées en théorie à sa femme (d’août à septembre 1663), nous reste de cette équipée. L’adorable formule dite prose et vers mêlés, qui caractérise ces lettres, n’est pas d’ailleurs de son invention. Mais il faut souligner qu’il y réussit mieux que personne en son siècle (mieux que Chapelle et Bachaumont). Aussi bien s’y adonne-t-il à tout propos, comme si c’était là son mode de pensée naturel : déjà dans Le Songe de Vaux, et plus tard, dans son chef-d’œuvre, Les Amours de Psyché. Notre poète ne tarde pas à trouver un autre « office ». En 1664, il entre dans la maison de la duchesse d’Orléans, avec le titre de gentilhomme servant. Sinécure, une fois encore. Il y restera neuf ans, composant tout à loisir les trois œuvres qui vont le rendre célèbre l’essentiel de ses Contes (1664-1666), ses premières Fables, livres I à VI (1668), et enfin son roman en prose mêlée de vers Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669).
Parlerons-nous d’abord de ses Contes ? II n’y aurait d’ailleurs pas grand-chose à en dire s’ils n’avaient donné lieu à une double méprise. Certains esprits graves ont voulu les mettre trop bas sur le plan moral, cependant que d’autres, animés par une bonne volonté excessive et un « esprit de sérieux » tout aussi naïf, ont affirmé y voir le plus intéressant de tous les livres de La Fontaine, son « chef-d’œuvre maudit ». Les Contes sont-ils audacieux, osés? Eh bien, non. Le lecteur de Crébillon fils, de Restif ou de Casanova, sortira d’ici fort déçu. Jovialités franches, toniques ; et pour le reste fort simples. L’auteur lui-même fut surpris que certains de ses contemporains' aient pu y entendre malice. Dans la préface de son nouveau recueil (1671), il proteste que les véritables ouvrages dangereux sont ceux qui d’insinuante façon distillent dans les cœurs sensibles une douce mélancolie. Il est de fait que, par exemple, les équivoques, langueurs et les naïvetés ambiguës de Paul et Virginie se révéleront toujours plus « nocives » et « perverses » que Le Cocu battu et content de La Fontaine. Mais pour cette même raison, le genre est court; sans, résonance poétique. Nous allions dire : plat. Plat, au départ, tout au moins ; dans son sujet même. C’est alors que La Fontaine par la seule vertu de l’art parvient à sauver la formule de l’ennui. Comment cela? En l’éludant par ruse. En parlant à mots couverts (par traits piquants et délicats / Qui disent et qui ne disent pas), voire en traitant de tout sauf de son sujet, et ce, par une politique de digressions et de parenthèses. Non sans cynisme, il nous prévient de plus que l’invraisemblable ne le gêne en aucune façon : qu’il s’en tirera toujours au meilleur compte, et sans s’alarmer outre mesure de tel qu tel cas particulièrement épineux (Il passera pourtant : j’en ai fait passer d’autres). Et quand bien même il n’arriverait pas à s’en sortir, le poète après tout n’a de compte à rendre à personne:
Que devint le palais ? dira quelque critique. Le palais ? Que m’importe; il devint ce qu'il put. À moi, ces questions ? Suis-je homme qui se pique D'être si régulier ? Le palais disparut !
« Psyché », « Adonis »
Avant d’en venir aux Fables, quelques mots sur le poète ; et en particulier sur le « roman » des Amours de Psyché (1669) qui lui, cette fois, mérite bien le surnom de « chef-d’œuvre maudit » : de tous lès livres de l’auteur, il reste seul à n’avoir pas connu en son temps le franc succès. Aujourd’hui encore, et mis à part Giraudoux, qui le portait aux nues et affirmait l’avoir pris en exemple, peu se sont risqués à faire l’éloge de ce livre délibérément joli, et léger (double insolence). Ce qui surtout, dès l’origine, a surpris dans ce singulier roman mythologique, c’est son ironie délicate ; implicite, presque toujours. C’est aussi le chassé-croisé perpétuel entre le décor des jardins de Versailles et la plus libre nature (ou, comme par distraction, le mélange des deux). Psyché, d’ailleurs, n’est guère exemplaire en tant qu’« héroïne » : un peu niaise, étourdie, paresseuse. (Que dire de Vénus, susceptible, rancunière, coquette, insupportable?) L’ode que chante notre héroïne à sa rencontre avec le dragon serait digne de fournir dans les lycées de l’avenir la matière pour une composition de récitation (Dragon, gentil dragon à la gorge béante, etc. — chapitre III). La même année 1669, et dans le même volume, La Fontaine donnait au public une œuvre composée dix ans avant Psyché pour Fouquet, son protecteur, où nous allons retrouver Vénus, non plus jalouse, cette fois, mais amante comblée. Il s’agit d’Adonis, poème lyrique très développé -et non sans une visible complaisance -, très tendrement chéri et retouché durant ces dix années, sans relâche. Vénus rencontre le chasseur Adonis au bord d’une rivière, et, dès lors, ils vont passer leur vie à s’aimer (Jours devenus moments, moments filés de soie...) Mais bientôt Vénus se reprend. N’est-elle pas déesse? Ses fidèles ne l’attendent-ils pas dans le temple qu’ils ont bâti, à Paphos, pour la célébrer? Elle s’arrache des bras du jeune chasseur. Seul, il reste un temps désemparé, puis retourne à sa passion qui est de se mesurer avec les fauves ; dont il mourra, le ventre percé par un énorme sanglier. Vénus alors, qui arrive à tire-d’aile vers le beau chasseur en entendant ses cris de souffrance, ne peut plus que sangloter sur ce corps adorable. Ce sont là six cents vers « dont un grand nombre comptent parmi les plus musicaux et les plus enchantés de La Fontaine », a dit Valéry (qui consacre à l’œuvre un texte de Variété I). Toujours la même année 1669, il achève les quatre Élégies (publiées en 1671), où nous le voyons tenir son rôle d’amant désespéré (sincère, d’ailleurs, ce qui est rare à pareille époque) sous le nom d’Acante. Surnom qu’il s’est déjà choisi dans Climène; dans Le Songe de Vaux; et peut-être dans Psyché. Notons qu’il n’a par contre jamais été le Poliphile de ce dernier roman, nom emprunté à «l’amant de Polia» dans Le Songe de Poliphile, récit italien alors fort connu, que La Fontaine a imité en plusieurs autres endroits. (Et pas davantage les autres amis ne sont, quoi qu’en aient dit naguère nos manuels, « Boileau, Racine et Molière » : ils sont tous un peu l’auteur lui-même, ou bien encore imaginés de toutes pièces, très probablement ; ce qui est davantage dans l’esprit d’un homme qui aime garder sa libre fantaisie.)
Le moraliste
Adonis, Les Amours de Psyché et les Élégies suffiraient à faire de La Fontaine le plus grand poète lyrique (et même le plus grand poète tout court) de son siècle. Mais il est encore et surtout, peut-être, l’auteur des Fables. C’est de toute façon l’ouvrage qui l’a occupé le plus longtemps (de 1668 à 1694). Après les livres I à VI, il donne en 1678 les livres VII à XI,. composés chez sa nouvelle protectrice, Mme de La Sablière (exquise « femme savante » à qui le liera pendant douze ans une tendre amitié) ; puis, un an après sa conversion et sa retraite chez son ami d’Hervart, il termine le livre XII (1694). De ces trois séries, la première a pour destinataire un enfant de sept ans qui est le dauphin ; la seconde, Mme de Montespan, maîtresse du roi ; la dernière, le jeune duc de Bourgogne, âgé de dix ans. En fait, aucun des trois recueils ne convient à l’enfance. Entendons-nous bien. La Fontaine par sa grâce, son entrain, sa saveur et sa fantaisie rythmique, eut toujours l’oreille du public enfantin, mais le problème qu’il pose aux éducateurs est tout autre: les Fables sont-elles morales ? Non, a dit Rousseau, un peu niaisement (elles portent, dit-il, « plus au vice qu’à la vertu »), et Lamartine avec ironie : « Que penser d’une nation qui commence l’éducation de ses enfants par les leçons d’un cynique? » Mais si le fait serait en soi fort difficile à nier, tentons cependant de disculper le poète La Fontaine en posant ainsi la question, de la seule façon qui lui rende justice : pourquoi en fait-on, aujourd’hui encore, un livre pour enfants? Si les Fables sont toujours un des grands livres de notre littérature après trois siècles, et malgré l’école, c’est précisément parce qu’elles correspondent à un besoin, à une soif qui se situe tout à l’opposé de la destination classique des livres pour enfants. À douze ans, sur la pointe des pieds, on va. prendre non pas les Fables de la Fontaine mais ses Contes, dans la bibliothèque paternelle, parce qu’on croit que c’est là, des deux, le «livre pour adultes » ; et c:est bien plus tard seulement que l’on reconnaît dans les Fables, un livre pour l’âge d’homme, qui est l’âge de l’humour, l’âge du retour sur soi-même et de la plus implacable lucidité. Morale cruelle, sans aucun doute ; mais non pas, comme on l’a trop répété : morale « terre à terre » (ni surtout « médiocre et basse » comme l’a dit, encore plus injustement, Paul Éluard). Et d’abord ce livre ne nous dit pas, comme la morale hypocrite et commune : « Bonne renommée vaut mieux, etc. », mais bien Selon que vous serez puissant ou misérable... Ce livre est pour le loup, contre le chien. Il clame au nez du monarque absolu : Notre ennemi c’est notre maître. Je vous le dis en bon français (livre VI, fable 8). La Fontaine, au fond, n’aima jamais que les rêveurs (Perrette, Le Curé et le mort), les paresseux systématiques (L’Homme qui court après la fortune et celui qui l’attend dans son lit), les inadaptés (Le Paysan du Danube). Lui, un laudateur du « conformisme » (comme on dit de nos jours) ? Lui, un champion de « l’esprit bourgeois » ? On le définirait plutôt, pour rester dans le vocabulaire à la mode, comme un asocial. Pourquoi diable s’est-il aventuré dans cette carrière de moraliste? L’avocat Patru, l’un des arbitres du goût, l’avait d’ailleurs dissuadé de jeter son dévolu sur la fable, genre dont, selon lui, le « principal ornement est de rien avoir aucun ». La Fontaine, au contraire, ne songe qu’à l'orner. Pour le reste, il oublie en route, le plus souvent, ce qu’il fallait démontrer. Lui-même l’avoue de grand cœur et se traite de papillon du Parnasse.
Un homme indépendant
À la vérité, s’il a aimé la fable, ce n'est nullement par hasard : c’est parce que le genre était libre. De bonne prise. Miraculeusement préservé de trop glorieux modèles, tant à son époque que dans le passé. Non corseté de normes encore : Aristote l’avait oublié dans sa Poétique, par mégarde ; et Horace, par dédain, dans son Épître aux Pisons ; et Boileau dans son Art poétique, par fidélité à Horace. La Fontaine va donc pouvoir tailler en plein drap ; s’inventer chaque fois ses propres règles du jeu : tour à tour élégie, discours, portrait, conte satirique prévoltairien, chanson à refrains, duo d’amour. Le vers sera ample ou bref, strophique ou récitatif, libre ou régulier ; selon l’humeur du moment. La méditation philosophique, même, y trouvera sa place à l’occasion ; par exemple dans Le Songe d’un habitant de Mogol (mais sans doute est-ce faire preuve de candeur que d’étudier « La philosophie de La Fontaine dans ses Fables », comme fait la très savante Revue d’histoire de la philosophie, numéro de décembre 1933). À l’abri de ce titre de fabuliste (être doux et inoffensif, à l’usage des âmes simples) il semble que l’instable La Fontaine ait enfin trouvé la sérénité ; et, sur un plan plus pratique, plus quotidien : la paix. Ce bavard nous a confié très peu de chose, en définitive, sur sa vie privée ; et, à part deux lettres à l’indiscrète Mme Ulrich, on ne sait même rien sur ses amours. Il est ravi d’être appelé le « Bonhomme », ce qui lui vaut de se faire pardonner toutes ses erreurs de jeunesse : il se fera même élire à l’Académie (moyennant la brimade d’un discours de réception quelque peu ironique et condescendant de l’abbé de La Chambre). Ce masque, savamment modelé par La Fontaine lui-même, apparaît fort solide après trois siècles ; et l’on trouve encore piquante la scène (imaginée par Ellies du Pin, et transmise par Titon du Tillet) du poète croisant son propre fils dans l’escalier, et murmurant: «Je crois avoir vu ce jeune homme quelque part ? » Autre fable, celle des fourmis dont il désorganise la colonie par distraction, et qui, dès lors, l’absorbent au point qu’il manque un repas où l’attendaient de nobles hôtes. Grâce à deux nu trois anecdotes de cette qualité, véhiculées par leurs aimables auteurs et quelques belles colporteuses, La Fontaine a pu tranquillement assener à droite et à gauche, quand l’envie lui en prenait, des traits si rapides et si forts qu’on les a pris pour des gaffes. Comme chacun sait de reste, autour de lui, que ses réactions sont imprévisibles, on ne lui demande aucun compte de ses reniements successifs. Loyalement, d’ailleurs, il s’accuse (Ah, combien l’homme est inconstant, divers / Faible, léger, tenant mal sa promesse). Nul, en son siècle, ne lui a fait grief de son double amour proclamé, tantôt pour la retraite ascétique et tantôt pour la vie très libertine de la « société du Temple ». La même année 1665 paraissent coup sur coup un recueil de ses célèbres Contes et une traduction de saint Augustin ; une partie de ce dernier ouvrage est de lui, l’autre d’un janséniste, Louis Giry, membre de l’Académie française, lequel présente ainsi dans la préface son collaborateur : « M. de La Fontaine qui joint à beaucoup dé vertu (!) et à un grand mérite, un fort beau génie pour la poésie française a bien voulu... » Tout son siècle, pourtant si vétilleux sûr les questions de convenance semble avoir accepté de le prendre comme il était, et il s’est laissé « porter », doucement. Au total, toujours sincère dans chacune de ses palinodies. (Giraudoux, qui a consacré un livre entier à La Fontaine, nous l'a démontré naguère ; voir la bibliographie ci-après.) Quand à sa mort on le déshabille, on s’aperçoit qu’il porte un cilice ; le fait est rapporté par le meilleur ami du poète, Maucroix, et aussi par Boileau.
Un artisan laborieux
Dans l’hypothétique « épitaphe » composée par lui-même, qui n’est qu’une épigramme (et que cet autre Champenois, François Couperin, va mettre en musique), il dressé plaisamment ce bilan de vie : Deux parts en fit, dont il soûlait passer / L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire. Une fois encore, ne croyons pas trop rapidement cette prétendue confidence. Si l’on consent à ne pas réduire son œuvre aux Fables, on constatera que cet homme qui écrit pourtant avec une facilité souveraine, a beaucoup travaillé et nous laisse une ample moisson de chefs-d’œuvre dont il a soigné le détail non seulement avec amour mais avec un rare acharnement. Rien que pour les six cents vers d’Adonis, tout a été repris et littéralement « réécrit », vers par vers, à plusieurs reprises en dix ans (depuis la copie calligraphiée de 1659 jusqu’à l’édition de 1669) ; et le critique G. Guisan a pu, à travers les variantes successives de ce seul poème, étudier « l’évolution de l’art de La Fontaine ». Sans doute a-t-il beaucoup hésité avant de trouver, vers la cinquantaine, sa véritable voie ; mais, dès lors, c’est à un rythme précipité qu’il produit ses plus belles œuvres, savoureux fruits d’arrière-saison. Pourquoi sont-ils si frais à notre dent, si clairs à notre oreille, ces poèmes tissés (selon sa magnifique formule) des sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ? C’est qu’ils sont nés, souvent, des fécondes songeries de sa jeunesse.
Errer dans un Jardin, s'égarer dans un bois, Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine...
Errer, s’égarer, rêver, les trois mots clés de sa vie se trouvent ici réunis ; un peu plus loin pourtant dans le même poème (Le Songe de Vaux), nous trouvons aussi ces notations vives, aiguës, bien dans sa manière : L’eau se croise, se joint, s’écarte, se rencontre,/ Se rompt, se précipite...; ainsi donc le regard du poète semble s’abandonner à la dérive le long de l’eau, mais en vérité le ciel a doté ce nonchalant d’un coup d’œil infaillible, prompt à saisir l’image au vol. Car, ainsi que l’a dit Giraudoux, « il faut avoir rêvé longtemps pour agir vite ».
Né à Château-Thierry en 1621, mort à Paris en 1695, Jean de La Fontaine est le fils d'un maître des Eaux et Forêts qui néglige son éducation. Jean entre à l'Oratoire de Reims en 1641, où se développe son goût pour les lettres. Rebuté par la théologie, il quitte le séminaire un an après, y laissant son frère qui devient prêtre. La Fontaine a une jeunesse dissipée, vivant tantôt à Reims, tantôt à Paris ou à Château-Thierry. Il a fait beaucoup de vers, lorsqu'à 26 ans, la lec-ture de Malherbe est pour lui une révélation. C'est à ce moment aussi qu'il se marie avec Marie Héricart et succède à son père dans sa charge. Mais charge et femme l'ennuient, il vend l'une, délaisse l'autre, toutefois sans rupture ouverte, afin de s'adonner aux lettres. Il trouve d'illustres protecteurs dont Fouquet, qui fait du poète un habitué de son château de Vaux, où celui-ci compose une partie de ses premières œuvres (Le Songe de Vaux). Il prend le parti du surintendant lorsqu'il tombe en disgrâce. Après un voyage à Limoges, où Mme Fouquet est exilée, il obtient la protection de la duchesse de Bouillon, qui habite alors à Château-Thierry et qui le traite en véritable enfant gâté. À la même époque, en 1664, la douairière d'Orléans se l'attache comme gentilhomme servant. Ses amis sont Boileau, Molière, Racine. Le fabuliste est le premier qui devine le talent de l'auteur du Misanthrope. De ce temps datent les principaux ouvrages de La Fontaine : premiers Contes (1665), six livres de Fables (1668), Adonis et Psyché (1669), nouveaux Contes (1671)... La duchesse de Bouillon se trouvant compromise dans l'affaire des Poisons, son protégé se réfugie chez Mme de La Sablière, laquelle tient un salon où elle accueille gens de lettres et savants (entre le fabuliste et son hôtesse, qui lui fait dans sa maison une heureuse et paisible vie, s'établit une tendre amitié qui va durer vingt ans et ne cessera qu'à la mort de Mme de La Sablière). Car La Fontaine paye pour sa fidélité à Fouquet : Colbert, ennemi du surintendant des Finances dont il a pris la place, s'oppose systématiquement, par rancune, à toutes les demandes de pension que La Fontaine adresse au roi. En 1683, il est cependant élu par l'Académie contre Boileau, avec le discret soutien de Louis XIV. Mais pour être admis, il a dû promettre « d'être sage », promesse qu'il tient assez mal, en dépit de ses 63 ans, puisqu'il écrit ses derniers Contes en même temps que ses nouvelles Fables. Si le roi apprécie ses Fables, il juge trop libertins ses Contes, inspirés de Boccace. La mort de Mme de La Sablière, qui le laisse désemparé, puis la maladie (1693) suscitent chez ce vieil enfant une conversion complète. Dès lors il ne songe qu'à édifier le public par sa dévotion et ses compositions pieuses ou morales, traduction de Psaumes, de livres saints... Sa santé décline rapidement. Il meurt à Paris en 1695. Lorsqu'on prépare son corps afin de l'enterrer, on découvre qu'il porte, sous ses vêtements, un cilice pour se mortifier... Ses Fables et ses Contes, fleurons de la langue française, gardent un charme irrésistible où la simplicité, la candeur, la fraîcheur, le disputent à la souplesse d'imagination.
LA FONTAINE (JEAN DE) Poète français né à Château-Thierry en 1621. Fils d’un maître des Eaux et Forêts, il occupa lui-même cette charge jusqu’en 1672. Marié à 27 ans à Marie Héricart, il « oublia » son épouse pour s’adonner aux lettres. Protégé par Fouquet, il le célébra dans le Songe de Vaux et prit son parti lorsqu’il fut tombé en disgrâce. Ami de Molière, de Racine, de Boileau, de la duchesse de Bouillon et de Mme de La Sablière chez laquelle il demeura vingt ans, il se fit connaître en 1664 par ses Contes et Nouvelles, pages quelque peu licencieuses où perce l’influence de Boccace. Quatre ans plus tard commencèrent à paraître ses Fables dont l’écriture est un des fleurons de la langue française. Elles eurent l’approbation des gens de goût mais non le succès qu’elles méritaient, et n’obtinrent jamais les faveurs de Louis XIV, qui reprochait au fabuliste la hardiesse de ses Contes. Il mourut à Paris en 1695, ramené vers la religion qu’il avait négligée toute sa vie.
LA FONTAINE, Jean de (Château-Thierry, 1621-Paris, 1695). Poète français. Il est resté célèbre pour ses Fables dont il fit un genre noble et qui constituent la forme poétique le plus originale du siècle classique mais aussi la plus populaire. Issu de la riche bourgeoisie, La Fontaine fit des études d'avocat puis reprit la charge de son père, maître des Eaux et Forêts. Fonctionnaire négligent et mari indifférent, il fut successivement le protégé du surintendant Fouquet, de la duchesse d'Orléans, de Mme de La Sablière et de Mme d'Hervart. Auteur de textes érotiques (Contes et Nouvelles, condamnés pour immoralité), il publia surtout les Fables (12 livres, 1668-1694), créées à partir des Fables attribuées au Grec Ésope qui servaient de thème aux écoliers et de recueil d'anecdotes morales aux orateurs.