La diatribe de Calliclès
« Calliclès: Or, d'elle-même la nature, au rebours, révèle, je pense, que ce qui est juste, c'est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capacité supérieure, sur celui qui est davantage dépourvu de capacité. Qu'Il en est ainsi, c'est d'ailleurs ce qu'elle montre en maint domaine: dans le reste du règne animal comme dans les cités des hommes et dans leurs familles, où l'on voit que le signe distinctif du juste, c'est que le supérieur commande à l'inférieur et ait plus que lui. En vertu de quelle sorte de justice, dis-moi, Xerxès a-t-il fait une expédition contre la Grèce, ou son père contre les Scythes ? sans parler de mille autres exemples analogues que l'on pourrait alléguer. Eh bien! cette conduite de la part de ces gens-là est conforme à une nature, à la nature du juste, et, par Zeus ! conforme en vérité à une loi qui est celle de la nature; non point toutefois, sans doute, à celle que nous, nous avons instituée. Modelés à façon, les meilleurs et les plus forts d'entre nous, pris en main dès l'enfance, sont, tels des lions, réduits en servitude par nos incantations et nos sortilèges, apprenant de nous que le devoir est l'égalité, que c'est cela qui est beau et qui est juste! Mais, que vienne à paraître, j'imagine, un homme ayant le naturel qu'il faut, voilà par lui tout cela secoué, mis en pièces: il s'échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos Incantations et ces lois qui, toutes sans exception, sont contraires à la nature; notre esclave s'est insurgé et s'est révélé maître. C'est à cet instant que resplendit la justice selon la nature. » - « GORGIAS » de Platon, 483b-484a, trad. Canto, Garnier-Flammarion, 1987, pp. 212-213.
Dans le Gorgias, Socrate et ses interlocuteurs dialoguent à propos de la rhétorique, art de persuader. Or, si elle est capable de faire passer l'injuste pour le juste, le mal pour le bien, c'est quelle est avant tout une technique de mensonge, de tromperie. Mais Calliclès conteste la conception socratique. Pour lui, l'idée même de justice n'est que la manifestation d'un désir de cocher sa propre faiblesse en voulant imposer aux forts un ordre moral contraire à leur nature.
Problématique
Selon Calliclès, la justice et les exigences de la morale sont le fait d'hommes incapables de vivre selon la nature. La véritable injustice, c'est la dépendance. Or, réprimer ses passions, c'est accepter un ordre extérieur, et donc artificiel, qui interdit le bonheur de 'être humain authentique, le fort.
Enjeux
1 ° La logique de Calliclès aboutit à ce constat paradoxal : seul le tyran peut être heureux, puisque seul il peut assouvir absolument toutes ses passions. On retrouve ici l'idée d'âme tyrannique développée dans La République : la vie de la cité est le reflet agrandi de la nature de l'âme des hommes qui la composent. 2° Calliclès se réfère à la nature. Or, il n'est pas sûr que la condition humaine se limite essentiellement aux exigences d'une nature dont on ne sait pas vraiment ce quelle peut. Car la maîtrise des passions est tout aussi naturelle que leur libre exercice, puisque l'homme est naturellement doté de la faculté de les penser.
La diatribe de Calliclès
Comment un homme pourrait-il être heureux, s'il est esclave de quelqu'un ? Voici ce qui est beau et juste suivant la nature [...]. Pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de les réprimer et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous les désirs à mesure qu'ils éclosent. Mais cela n'est pas à la portée du vulgaire. De là vient qu'il décrie les gens qui en sont capables, parce qu'il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l'intempérance est une chose laide, essayant par là d'asservir ceux qui sont mieux doués par la nature et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l'éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a fait capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu'il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s'imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu'ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu'à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant.
Garnier-Flammarion, 1967, trad. Chambry.