LA CONSCIENCE ET LE PROBLÈME DE L'INCONSCIENT
L'image la plus populaire de la conscience est celle d'une lumière ou d'un pinceau lumineux qui éclaire telle ou telle partie du « champ plurisensoriel ». Au « foyer » de la conscience serait l'objet actuel de l'attention et, tout autour, des zones d'ombre de plus en plus épaisse où se passent des phénomènes actuellement non conscients. Si je regarde par la fenêtre au lieu de m'appliquer à mon travail, celui ci et tout ce qui s'y rapporte rentre dans l'ombre, et si une douleur subite de mon pied me rappelle qu'il est dans le plâtre à cause d'une fracture, le paysage de la fenêtre disparaît à son tour. La conscience se déplacerait ainsi comme un plot lumineux sur un tableau. Cette image est à la fois dangereuse et erronée. Dangereuse parce qu'elle est un piège : elle implique que, sans la lumière, le panorama continuerait d'exister et que la conscience est un épiphénomène. Erronée car la conscience est à la fois ce qui illumine et ce qui est illuminé ; et rien ne dit que la lumière ici soit simplement lumière et que son action ne fasse pas surgir des formes dans un champ instructuré et sans significations. La thèse de l’épiphénoménisme, c'est à dire l'opinion que la conscience est un phénomène surajouté (épi = en plus, en trop) fut soutenue par Thomas Huxley (1823 1895), Maudsley (1835 1918), Le Dantec, Godfernaux et même Théodule Ribot. Pour eux, les véritables phénomènes sont toujours organiques (le fait psychologique est un fait physiologique) : certains sont « accompagnés » de conscience, mais celle ci n'intervient jamais dans la chaîne des causes. Pour éviter cette position trop intransigeante, d'autres psychologues ont soutenu le parallélisme psycho physiologique (Taine, Hoffding, Wundt et plus récemment Claparède) selon lequel les phénomènes organiques et les phénomènes psychiques se correspondent terme à terme sans qu'il y ait de rapport de causalité de l'un à l'autre. Ainsi dans l'émotion, il y aurait d'une part un « état physiologique » (par ex. battements de cœur, pâleur, esquisses de mouvements de fuite) et d'autre part un « état de conscience » (la peur) sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur la relation de causalité.
Cette conception transpose naturellement dans l'étude de la conscience, des habitudes de penser venues de la physicochimie et admet l'existence d'« états » de conscience, d'« éléments » de conscience (atomisme psychologique).
— I — Les définitions de la conscience.
1 — Selon William James, il y aurait 4 caractéristiques de la conscience. C'est dans son « Précis de psychologie » que le psycho logue américain William James (1824 1910) lance l’offensive contre l'atomisme psychologique. Il distingue 4 caractères de la conscience. A — Chaque état tend à s’intégrer à une conscience personnelle, à un « moi » qui est la donnée première et immédiate de la psychologie. Il n'y a pas d'« états » séparés. B — Il n’y a pas d’éléments restant identiques à eux mêmes. Ce qui reparaît, c'est le même « objet », mais la conscience, elle, ne cesse de changer. La 2e fois que je vois un objet, il est différent parce que le contexte a changé et que c'est la 2e fois. C — Il y a un courant de conscience continu : lorsque j'entends un coup de tonnerre, dit James en exemple, je n'entends pas seulement le tonnerre mais « le tonnerre qui rompt le silence et contraste avec lui ». D — La conscience est sélective. Elle ne reçoit pas également et passivement toutes les sollicitations : dans un même champ perceptif, 2 individus différents remarqueront des choses différentes. 2 — Selon Bergson, la conscience est une fonction au service de l'action. « Matière et Mémoire » (1896) est l'ouvrage où se développe surtout cette thèse, présente d'ailleurs dans l'ensemble de l'œuvre. Pour bien comprendre l'interprétation bergsonienne, il faut remarquer d'abord qu'il y a 2 grands types de conscience : A — la conscience au présent et au réel, dont le type est l’attention dans l'accomplissement d’une tâche; B — la conscience dans la rêverie, souvenirs ou images de possibles, impliquant le détachement par rapport au réel, le désintérêt pour le réel. Si l'on veut, on peut tout simplement parler de la « conscience attentive » et de la « conscience rêveuse » . De l'une à l'autre, il y a une différence de tension (la 1re est tendue, la seconde est détente), une différence d'orientation (la 1re est fixée sur le présent et le réel, la 2e s'en détache), une différence de rendement (la 1re « travaille », la 2e est inutile, distraite, oisive). Selon Bergson, seule le premier type (tension de la conscience, être au présent et au réel, adaptation active à une tâche) est révélateur de la nature de la conscience. Lorsqu'on passe de la 1re à la seconde, on va au contraire vers une perte de conscience dont l'aboutissement naturel est le sommeil. On comparera utilement la théorie de la conscience chez Bergson avec son interprétation du rêve comme conscience à son maximum de détente ou de désintérêt à l'égard du réel présent et de l'action. En analysant le « travail » de la conscience tendue dans une tâche actuelle, Bergson y voit : * une sélection; * une projection. La conscience est choix incessant de souvenirs et projection de ces souvenirs sur les perceptions actuelles. Ce travail est indispensable à l'action puisqu'il permet de reconnaître le présent en l'assimilant à ce qui a déjà été perçu ou fait. La conscience est donc une fonction utile à l’action. Rêver, c'est ne pas agir. Agir, c'est être au présent et au réel avec toute sa conscience, c'est à-dire avec tous ses souvenirs utiles. Par exemple : j'écris cette page sur Bergson, c'est ma tâche actuelle : ma conscience est tendue c'est à dire qu'elle appelle, qu'elle choisit parmi tous mes souvenirs, ceux de mes lectures et de mes cours antérieurs sur Bergson, les formules de Matière et Mémoire, les pages sur « le rêve », et d'autre part, les souvenirs de mon enseignement, l'ensemble des mécanismes de l'expression et de l'écriture, et enfin, au fur et à mesure que j'écris, le souvenir des lignes précédentes. Pendant tout ce temps, tous les autres souvenirs, ceux qui ne sont pas utiles à l'action présente, sont inhibés et restent inconscients, inconscients c’est à dire inutiles. Mais que je m'arrête, que je sorte en ville, un autre « pan » de la mémoire sera sélectionné par la conscience pour me permettre de circuler et de reconnaître mon chemin. A ce moment, tout ce que je sais de Bergson est devenu inconscient. Si par hasard, je me mets à penser à Bergson pendant que je circule en ville, je cesse aussitôt d'être entièrement au réel et au présent, ma conscience se détend, mon action actuelle (circuler) est perturbée parce que je m'en désintéresse ; me voilà « distrait ». 3. Selon Pierre Janet, la conscience est une activité de synthèse. L'auteur de l'« Automatisme psychologique » (paru en 1889) démontre d'abord par ses observations de malades mentaux que « être inconsciente » pour une structure psychologique, c'est « être indépendante », c'est à dire non rattachée au Moi, non contrôlée par le Moi. L'exemple le plus frappant est celui de l'« écriture automatique » : le malade est assis à un pupitre et sa main peut écrire. Un écran horizontal est disposé entre ses yeux et ses mains. Il est dès lors capable d'avoir 2 conversations : l'une consciente par la parole avec un interlocuteur qu'il voit, l'autre avec un interlocuteur invisible qui murmure à son oreille des questions auquel le malade répond par écrit. Dans ce phénomène pathologique de l'écriture dite « automatique », l'acte de répondre par écrit est inconscient, c'est à dire que le malade n'en a pas le contrôle. La conscience est la disponibilité des automatismes, la synthèse et l'unité de ces automatismes. Plus il y a unité plus il y a conscience ; plus il y a de « morceaux » moins il y a de conscience. Ces « morceaux » peuvent d'ailleurs être assez importants pour constituer des unités plus petites et séparées. Nous aurons alors les phénomènes pathologiques de double consciences, de dédoublement de personnalité, etc... Cette activité de synthèse qui caractérise la conscience est inséparable de l'adaptation au réel : c'est la totale disponibilité des automatismes qui fait la vigilance et l'adaptabilité au réel présent. Cette adaptabilité au réel, Janet l'appelle le sens du réel.