La connaissance scientifique
La connaissance scientifique
La connaissance scientifique est abstraite. Elle s’oppose à l’opinion, à la connaissance par les sens ou par l’imagination. Bachelard n’hésite pas à affirmer le caractère d’obstacle "présenté par l’expérience soi-disant concrète et réelle, soi-disant naturelle et immédiate". La connaissance scientifique du réel exige que soient déjouées les illusions des données sensibles et immédiates. Elle requiert donc le détour par le concept, la loi, la théorie. La connaissance scientifique se veut rationnelle. La preuve est apportée soit par la rigueur d’un raisonnement déductif, comme dans les mathématiques, soit par la vérification expérimentale des hypothèses, comme dans les sciences de la nature. Les problèmes de la spécificité et de l’autonomie des concepts scientifiques par rapport au sensible, les conditions de la formation de l’esprit scientifique interrogent la philosophie.
I.— La formation des concepts scientifiques
A. Image et concepts
La connaissance par les sens ou par l'imagination a pour matériel, l'image. Le propre de l'image est d'être concrète et singulière. Le concret, c'est, d'après l'étymologie du mot, ce qui est donné en même temps comme un tout. Ainsi, par exemple, l'image d'une table me donne un très grand nombre de renseignements le nombre de pieds, la forme, la couleur... C'est donc la chose dans tous ses 'aspects qui m'est donnée dans l'unité de l'image. De plus, qui dit connaissance par les sens ou par l'image dit connaissance de l'individuel, du particulier. C'est cette table-ci que je vois et elle n'est semblable à nulle autre. L'objet comme objet de sensation ou d'image est donc l'objet pris dans sa particularité. A l'opposé, le concept est abstrait et universel. Il laisse tomber l'image avec tous ses détails et ne retient que l'essentiel. Ainsi, par exemple, le concept de table dégage l'horizontalité de la surface, les pieds, mais abandonne la couleur, la forme, le nombre de pieds. L'abstraction est une opération mentale qui consiste à isoler par la pensée ce qui, dans la réalité, est agglutiné, aggloméré. C'est une sorte de distillation qui retient ce qui est précieux, c'est-à-dire certains caractères universels. Ainsi le concept de table abandonne un grand nombre de particularités sensibles et concrètes mais retient ou conserve certains éléments communs à toutes les tables : est table, tout objet qui a une surface horizontale et des pieds. L'abstraction est donc un appauvrissement mais elle est aussi en même temps un enrichissement. En effet, à l'opposé de l'image qui est toujours l'image d'un objet particulier, le concept est général et a donc une grande portée. Ainsi, par exemple, l'abstraction table se rapporte à l'ensemble des tables possibles, c'est-à-dire à une classe de choses. Le concept est ainsi à la fois compréhension et extension. La compréhension d'un concept, c'est l'ensemble des caractères intelligibles qui définissent l'appartenance à une classe. Ainsi, la compréhension du concept « homme», c'est « vertébré», « mammifère», «bipède», « langage articulé», «intelligence», etc. L'extension d'un concept, c'est la somme des objets qui appartiennent à la classe qu'il connote ou désigne. Ainsi, l'extension du concept « homme», c'est l'ensemble de tous les hommes. On peut définir avec M. Viaud le concept comme« un symbole abstrait et général qui est la. somme de toutes les connaissances que nous possédons sur une classe de choses ou d'êtres». En résumé, le concept est une abstraction et une généralisation. Il est tiré par nous de nos sensations et de nos images, mais de telle manière que ne passe en lui absolument rien .de l'objet pris dans son . individualité, tel qu'il est comme objet d'image ou de sensation, sinon les caractères qu'il possède en commun avec tous les autres objets de sa classe.
B. Autonomie des concepts scientifiques et monde réel
Les concepts et les lois scientifiques se situent à un niveau d'abstraction très élevé et sont donc très éloignés de la perception et de l'image. Ainsi, par exemple, la formulation scientifique par Galilée de « la loi des espaces»: e = 1/2gt2 introduit des rapports rigoureux et précis entre des grandeurs mesurables qui sont loin des données communes de la perception de la chute des corps. Mais le savoir que contient cette formulation est infiniment plus riche que celui que peut fournir la simple perception visuelle. Pour Léon Brunschvicg, la conceptualisation scientifique, loin d'être un appauvrissement du concret, nous met au contact «d'un monde» auquel convient «authentiquement le qualitatif de concret, car il est l'univers de la vérité». Selon lui, la civilisation moderne «s'est constituée définitivement sur les ruines de la cosmologie médiévale», « à partir du moment où, avec Copernic et Galilée, il est devenu certain que l’univers de l’observation immédiate, de l’évidence sensible, l’univers d’Aristote et de Ptolémée, où le globe rayonnant du Soleil tourne autour de la Terre, est faussement concret» et« se résout en apparences trompeuses, en fantômes inconsistants». C’est dire que la science, avec son appareillage conceptuel mathématique, ne s’arrête pas à l’apparence trompeuse des phénomènes mais atteint leur réalité intelligible, leur vérité objective. Ainsi en est-il, par exemple, de la représentation conceptuelle du Soleil qu’élaborent les astronomes : « Le Soleil dont les astronomes ont réussi à préciser les dimensions et la masse, à évaluer les températures depuis les couches superficielles jusqu'aux régions centrales, n'est rien d'autre qu'un système d'équations qui a sans doute une attache dans les données sensibles, mais qui s'en est affranchi progressivement et finit par défier tout 'effort de représentation figurée. » Ainsi, à un certain degré de leur développement, les concepts et les lois scientifiques, tirées du monde réel par abstraction, s’en détachent et s’y opposent comme quelque chose d’autonome. Au monde approximatif des qualités et des perceptions sensibles, la connaissance scientifique substitue le monde précis et objectivement concret de la loi quantitative et des mesures exactes.
C. De l’origine des concepts scientifiques et de leur application
Cet affranchissement de la pensée scientifique par rapport au monde réel est tel qu’on finit par oublier qu’elle a une « attache dans les données sensibles». Ainsi, toute une tradition philosophique, depuis l’Antiquité grecque, affirme que les concepts et les lois scientifiques existent a priori et indépendamment de l’expérience sensible. Ainsi, pour Platon, le monde de l’expérience sensible est celui des apparences, des copies imparfaites. Les Idées ou concepts mathématiques existent dans un monde supra-sensible. La connaissance scientifique n’est donc pas une activité qui se déploierait à partir de l’expérience, même rectifiée, elle est contemplation passive des essences idéales. Il est vrai que, comme le montre J.-P. Vernant, la raison grecque, « c'est celle qui permet d'agir de façon positive, réfléchie, méthodique sur les hommes, non de transformer la nature». Elle n'a donc pas « beaucoup emprunté à l'observation des phénomènes naturels; elle n'a pas fait d'expériences». Ce n'est donc pas encore « cette raison expérimentale de la science contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation théorique». Elle a bien, dit Vernant, « édifié une mathématique», donc une « première formalisation de l'expérience sensible»; mais « elle n'a pas cherché à l'utiliser dans l'exploration du réel physique». La raison grecque « ne se découvre pas dans la nature » mais est « immanente au langage» : c'est l'« art de l'avocat», « du professeur», « du rhéteur», « de l'homme politique». Ainsi, « dans ses limites, comme dans ses innovations, elle apparaît bien fille de la . Cité». Ce qui importe, c'est donc « la recherche dans le discours, d'une cohérence interne». On comprend dès lors qu'un Platon ait pu concevoir la science comme une contemplation passive des Idées. Au XVIIe siècle, la science n'est plus seulement théorie pure, elle est aussi efficacité pratique. En témoignent, par exemple, les découvertes en astronomie qui permettent un meilleur repérage graphique et une meilleure navigation. La cohérence rationnelle et l'efficacité pratique expliquent l'enthousiasme d'alors pour la science. Mais si un philosophe comme Descartes, par exemple, a une très forte conscience de l'utilité des connaissances scientifiques, allant même jusqu'à affirmer que celles-ci peuvent rendre l'homme « maître et possesseur de la nature», il n'en conçoit pas moins les concepts scientifiques comme de « vraies et immuables natures» ou « idées innées». Les idées vraies, les concepts de la raison ne viennent pas des sens. La raison est innée et irréformable. Certes, Descartes n'a pas totalement négligé l'expérience sensible. Son mérite est d'avoir affirmé que l'expérience sensible doit toujours être préparée et suivie par la raison. En cela, il est le précurseur de l'esprit scientifique moderne. Mais en niant que les idées vraies puissent avoir leur origine dans le monde extérieur et en méconnaissant du même coup ce que l'expérience peut infliger comme démenti à la raison, le Descartes physicien a commis beaucoup d'erreurs. Ainsi, par exemple, Descartes a réfléchi sur le problème du vide. Il connaissait cette expérience : deux forts chevaux n'arrivent pas à décoller deux demi-sphères à l'intérieur desquelles on avait fait le vide. Le vide expérimental existé donc. Mais Descartes essaie de penser le vide et ne peut admettre son existence. D'un côté, les faits attestent, de l'autre, la raison refuse. Le vide, c'est le néant et le néant n'existe pas. Affirmer l'existence du vide, c'est affirmer celle du néant. Aussi, pour tenter d'expliquer le vide expérimental, Descartes a-t-il recours à une hypothèse : on enlève effectivement l'air, mais, dit-il, à la place de celui-ci une matière subtile s'écoule et le remplace. Pour Descartes, il ne peut y avoir de matière sans espace et d'espace sans matière. Les deux sont inséparables. Un espace vide ne peut donc exister. S'il y a une montagne, il y a une vallée. Si l'espace est plein, la matière pour avancer doit tourbillonner. Descartes élabore ainsi l'aérodynamisme, le mécanisme des fluides. C'est là le côté positif de sa physique. Mais la négation du vide est une attitude peu scientifique. En maintenant le principe contre le fait, Descartes met en doute et néglige une notion expérimentale importante. En second lieu, il fait une hypothèse absurde. Pendant longtemps, les physiciens, héritiers de Descartes, vont rechercher cette matière subtile. Les cartésiens persisteront dans l'erreur et s'opposeront aux démentis de l'expérience. Cinquante ans après, à la fin du siècle, la science cartésienne est périmée. Descartes est resté prisonnier de la pensée médiévale qu'il combattait. Au XVIIIe siècle, à l'époque de la physique newtonienne, Kant, s'interrogeant sur les conditions de possibilité de la science, défend aussi la thèse du caractère a priori des concepts scientifiques. Selon lui, il existe des concepts ou «catégories» «a priori» qui permettent d'organiser et de planifier l'expérience. Ainsi, par exemple, la catégorie de cause est un a priori rationnel qui structure notre perception de la succession des phénomènes. Autrement dit, il y a un a priori, donné antérieurement à l'expérience, un principe de notre raison qui est : « Tous les changements arrivent suivant la liaison des causes et des effets. » Ainsi, le déterminisme ne peut être décelé dans la nature que parce que notre entendement possède, avant toute expérience, ce concept de cause. Kant, comme Platon et Descartes, nie que les concepts fondamentaux de la science puissent provenir du monde réel. Marx et Engels montreront que si les concepts et les lois scientifiques peuvent s'appliquer au monde extérieur, c'est précisément parce qu'ils en sont «de facto» tirés. Ainsi, par exemple, la causalité est une loi objective de la nature. Ce n'est que parce que les hommes ont observé à plusieurs reprises que le phénomène B suit le phénomène A qu'ils ont pu, en faisant abstraction de toutes les autres particularités de ces phénomènes, dégager leur lien causal. Le concept de cause n'existe donc pas « a priori» ni dans un ciel intelligible ni en notre raison. Il est tout simplement abstrait, par notre entendement, de la réalité objective. Quant à la capacité d'abstraire, elle est « le résultat d'un long développement historique, fondé sur l'expérience». La connaissance scientifique n'est donc par une contemplation passive, ni une activité pure « a priori» de l'entendement. Elle est un processus dont le point de départ est l'expérience sensible. La connaissance part des phénomènes pour parvenir à l'essence. La perception sensible directe des phénomènes constitue le degré empirique de la connaissance. La réflexion théorique, sous la forme indirecte ou médiatisée de l'abstraction, permet de découvrir l'essence cachée derrière les phénomènes.
II. — La formation de l'esprit scientifique
A. Rien n’est donné, tout est construit
Dans "La formation de l’esprit scientifique", Bachelard affirme que « c'est dans les -termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique». La connaissance scientifique ne se fait pas « ex nihilo». Elle se fait toujours contre « une connaissance antérieure», c'est-à-dire par la destruction « des connaissances mal faites». L'esprit scientifique ne peut donc se former que par une rupture radicale avec les préjugés, l'opinion et plus généralement avec « tout ce qu'on croyait savoir clairement». De plus, la science ne procède pas par addition de vérités positives mais seulement par rectification d'erreurs. En témoignent les ruptures : géométrie non-euclidienne, relativité non-newtonienne, chimie non-lavoisienne, logique non-aristotélicienne, etc. Le vrai n'est donc pas quelque chose de donné mais il se construit sur « fond d'erreurs», par la découverte, l'analyse et la maîtrise de ce que Bachelard nomme « les obstacles épistémologiques».
B. Les « obstacles épistémologiques »
Le premier obstacle, c'est « l'expérience première » : «L'esprit scientifique, dit Bachelard, doit se former contre la Nature, contre ce qui est en nous et hors de nous, l'impulsion et l'instruction de la Nature, contre l'enchaînement naturel contre le fait coloré et divers 1. » Un deuxième obstacle est « la connaissance générale». Pour Bachelard, il convient d'éviter les généralisations hâtives et faciles du type : « tous les corps tombent » ou encore : « tous les êtres vivants sont mortels». De telles lois générales, en effet, ne stimulent pas la pensée mais, au contraire, la «bloquent». De plus, dit Bachelard, « une connaissance générale est presque fatalement une connaissance vague». Un troisième obstacle est l'« image généralisée». Le danger des images est d'autant plus grand que, souvent, « elles poussent à une pensée autonome; elles tendent à se compléter et à s'achever dans le règne de l'image». Bachelard nous donne l'exemple d'un auteur du XVIIIe siècle qui, pour expliquer le tonnerre, comparait la matière de celui-ci à de la poudre à canon. Loin d'en rester là, il poursuivait son explication en élaborant une théorie selon laquelle des tourbillons formaient un long canon le long duquel la matière du tonnerre coulait avec « une extrême rapidité». Le quatrième obstacle est « la connaissance unitaire et pragmatique». Elle se caractérise par « le besoin de généraliser à l’extrême », par la tentative de rechercher un principe d'explication unique. Bachelard nous donne l'exempte d'un auteur du XVIIIe siècle qui prétendait « expliquer tous les phénomènes de l'univers par l'action du fluide électrique». Un tel obstacle est, pour Bachelard, significatif de l'esprit «pré-scientifique». Un cinquième obstacle est celui de« la substantialisation». C'est une opération mentale qui consiste à attribuer à une seule substance « les intuitions les plus dispersées et mêmes les plus opposées». On tente ainsi d'expliquer les choses par leurs «qualités occultes et intimes». On parle, par exemple, de « la vertu dormitive de l'opium» ou de «la vertu humide de l'eau». On affirme sans sourciller que l'or guérit « les maladies vénériennes, la lèpre» qu'il « fortifie le Cœur, le Cerveau, la Mémoire»... De fait, dit Bachelard, ces affirmations ne signifient rien. Un sixième obstacle est l'«animiste». Il consiste notamment dans «la vitalisation du Cosmos», dans «l'anthropomorphisme». Il repose sur de vagues analogies. Ainsi, par exemple, on applique le concept de maladie « aux objets du monde matériel», ou bien on compare la terre au corps humain. Bachelard nous cite un auteur qui affirmait que la terre avait des entrailles, des viscères, des philtres, des colatoires et même un foie, une rate, des poumons... Un autre obstacle est constitué par la libido. Il se caractérise par la présence d’un « inconscient scientifique», d’une « sexualisation» dans de nombreux domaines de la recherche, en particulier dans la pharmacopée du XVIIIe siècle et dans les recherches électriques de la même époque. Bachelard nous donne l’exemple de Lacépède qui, en 1871, écrivait dans un essai sur l’électricité naturelle et artificielle : « Le fluide électrique est pour les végétaux ce que l’amour est pour des êtres sensibles... » Le dernier obstacle et le plus inattendu est celui de « la connaissance quantitative». Bachelard critique ici « l’excès de précision dans le règne de la quantité ». En fait, la mesure ne prend de sens que par rapport à l’objet mesuré et à la méthode de sa mesure. Il faut, dit Bachelard, « réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir». Aussi faut-il prendre garde aux « précisions exceptionnelles» qui prétendent « épuiser d’un seul coup la détermination quantitative» d’un objet. Ce qui importe, ce sont les relations des objets entre eux. Or dès qu’elles sont nombreuses, l’approximation, dit Bachelard, devient « une nécessité méthodologique». Ainsi, ce que propose Bachelard dans "La formation de l’esprit scientifique", c’est « une psychanalyse de la connaissance objective» permettant de surmonter les obstacles épistémologiques. Entre le savant et l’objet de sa recherche s’interposent des images, des mots, des mythes, des sentiments, des pulsions, etc. Cette sorte d’« inconscient de l’esprit scientifique» requiert « une lente et pénible psychanalyse».
Sujets de dissertation
1. Qu'est-ce qu'un concept scientifique? ' 2. L'esprit scientifique est-il quelque chose de donné? .
1. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, P.U.F.
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