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LA CONNAISSANCE DE LA VIE

Mécanisme ou finalisme ?

Démocrite, Empédocle, Hippocrate : la vie, produit spontané de la nature

Selon le matérialiste Démocrite (Ve siècle av. J.-C.), s’indigne le chrétien Lactance (II-III siècles ap. J.-C.), «les hommes sont sortis de terre, comme de petits vers, sans nul auteur et sans nulle raison» (DK, A 139). La vie serait donc apparue spontanément (en grec : automatôs), c’est-à- dire en vertu des seules lois de la nature, et sans intervention des dieux. La même idée traverse les traités médico-philosophiques rédigés aux Ve et IVe siècles avant J.-C. dans l’école du médecin Hippocrate de Cos.

Quant a Empédocle (Ve siècle av. J.-C.), il allait jusqu’à imaginer que, d'abord, « sur la terre, poussaient en grand nombre des têtes sans cou, erraient des bras isolés et privés d'épaules et que des yeux vaguaient tels quels, que n’enrichissait aucun front. » (DK, A 72).

Aristote : l’organisation du vivant révèle la sagesse de la nature

Anaxagore (Ve siècle av. J.-C.), rapporte Aristote, « prétend que c’est parce qu'il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel, plutôt, c est de dire qu’il a des mains parce qu’il est le plus intelligent. Car la main est un outil ; or la nature attribue toujours, comme le ferait un homme sage, chaque organe à qui est capable de s’en servir. [...] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. » (Aristote, Les Parties des animaux, IV, 10).

On tient, dans ce beau passage, une parfaite illustration de ce qu’on appelle le mécanisme (Anaxagore) et le finalisme (Aristote) en matière d’études biologiques.

Enjeux philosophiques de l’étude du vivant

Il va de soi que l’étude du vivant engage assez vite le chercheur sur le terrain philosophique. La matière ou, pour le dire autrement, la nature peut- elle suffire à rendre compte des propriétés extraordinairement complexes du vivant ? Un Dieu, une Providence est-elle requise pour expliquer la vie ?

Voyez comme sur une question plus spéciale — les animaux ont-ils une âme ? - deux philosophes différents engagent toute leur philosophie. Pour Descartes, comme on va le voir, les bêtes ne pensent pas et n’ont donc pas d’âme : «si elles pensaient ainsi que nous, écrit-il, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous», et « les huîtres, les éponges, etc. » seraient, comme les hommes, immortelles ("Lettre à Newcastle", 23 novembre 1646). Accorder que les bêtes ne sentent rien et que «ce qui est capable de sentiment peut périr», déclare à l’inverse Leibniz (1646-1716), c’est faire le jeu de l’athéisme ( Théodicée, § 10).

Descartes : organisme et machine

Descartes, préoccupé de physique et, en particulier, de mécanique (= étude de l'enchaînement des causes, qui se dit en grec : mékané, a considéré curieusement que les animaux sont des machines naturelles. « C’est la nature qui agit en eux, écrit-il, selon la disposition de leurs organes ; ainsi qu’on voit qu’un horologe (= une horloge), qui n’est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence », c’est-à-dire avec toute notre science ("Discours de la méthode", 1637).

Le corps de l’homme lui-même serait lui aussi comparable, selon Descartes et les autres philosophes mécanistes du XVIIe siècle, à une machine naturelle. « Qu’est-ce que le cœur, demandera Thomas Hobbes en ce sens, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues ? » (Le "Léviathan", 1651). Corps animal ou corps humain (ce dernier étant, selon Descartes, joint à une âme toute spirituelle), le corps vivant est pensé ici sur le modèle de l’automate.

L’insoluble question de l’union de l’âme et du corps

Comment expliquer alors l’union vécue de la «substance étendue» (= la matière du corps) et de la «substance pensante» (= l’âme) ?

Descartes localise bizarrement dans la glande pinéale (petite glande située au-dessus du cerveau moyen, que nous nommons aujourd’hui : épiphyse) le point de jonction entre les volitions de l’âme et les mouvements du corps de l’homme. « Toute l’action de l’âme consiste en ce que, par cela seul quelle veut quelque chose, elle fait que la petite glande à qui elle est étroitement jointe se meut en la façon qui est requise pour produire l’effet qui se rapporte à cette volonté. » ("Traité des passions", art. 41 ; 1649). Inversement, toutes les passions qu’éprouve l’âme résultent de l’agitation des esprits animaux (= particules de sang) qui viennent heurter la petite glande (ibid, § 37).

Kant : la merveilleuse complexité du vivant

Il faut, dit Kant (1724-1804), tout à l’inverse, admettre un dessein, un plan d’organisation, un «principe téléologique» (Critique de la faculté de juger, 1790), pour rendre compte de la structure d’un être vivant et, particulièrement, de trois propriétés fort singulières.

Kant insiste notamment sur la capacité d’autorégénération des êtres vivants. « Une montre, écrit-il, ne remplace pas d’elle-même les parties dont elle est privée. » (ibid).

Pensons à la cicatrisation. Pensons aussi au fait que nous renouvelons plusieurs fois, au cours de notre vie, l’ensemble des cellules qui constituent notre corps, alors que nous restons le même individu.

« Un être organisé (= un être vivant) n’est pas seulement une machine [...], mais il possède une énergie formatrice qu’il communique même aux matières qui ne la possèdent pas (il les organise) » {ibid).

Pensons à l’assimilation par l’animal des aliments qu’il a ingérés.

Reproduction

Enfin, « un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres montres » {ibid). Un arbre, au contraire, produit un autre arbre de même espèce : il se reproduit ainsi lui-même, et cette reproduction ne s’observe guère que chez le vivant.

L'évolution des espèces, la découverte de la cellule

Deux découvertes fondamentales au XXe siècle

Darwin a exposé de façon systématique, et à l’aide de preuves abondantes, la doctrine transformiste déjà suggérée par Lamarck. La théorie de l’évolution des espèces (1859) affirme que toutes les espèces animales dérivent d’un phylum unique, et qu’en particulier, l’homme et le singe ont un ancêtre commun.

La découverte de la cellule (Schwann, 1839), «brique» universelle de la matière vivante - du règne végétal à l’homme - militait d’ailleurs déjà en faveur de la théorie évolutionniste.

Tout animal apparaît ainsi comme la somme d’unités vitales dont chacune porte en elle tous les caractères de la vie. «Avec la cellule, déclare le biologiste François Jacob, la biologie a trouvé son atome» {La Logique du vivant, 1970).

Pas d’hérédité de l’acquis

Lamarck croyait encore à la transmissibilité des caractères acquis, et il y voyait le moteur de l’évolution animale.

Darwin, et les biologistes modernes après lui, tiennent ce dogme séduisant pour une pure vue de l’esprit. L’enfant humain de l’an 2000 ne naît pas plus «doué» que l’enfant humain de l’âge de pierre.

Il n’y a pas de transmission de l’acquis. Et le mécanisme de l’évolution reste encore assez mal connu. Ce qui est vrai, écrit Darwin, c’est que les individus les mieux pourvus « ont les plus grandes chances d’être épargnés dans la guerre qui résulte de la concurrence vitale ; et, en vertu du puissant principe d’hérédité, il y aura chez eux une tendance prononcée à léguer ces mêmes caractères accidentels à leur postérité » ("De l’origine des espèces par sélection naturelle", 1859). Cette loi de conservation, ou survivance du plus apte, « je l’ai nommée, poursuit Darwin, sélection naturelle » (Ibid) .

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