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LA BRUYÈRE (JEAN DE)

LA BRUYÈRE (JEAN DE)
Moraliste français né à Paris en 1645, mort à Versailles en 1696. Après des études de droit, il achète, en 1673, un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. En 1684, introduit par Bossuet, il entre dans la maison des Condés comme précepteur du jeune duc de Bourbon. Libéré de cette tâche ingrate, il reste comme gentilhomme du duc et peut consacrer son temps à l'observation et à l'écriture. C'est en 1688 qu'il fait paraître Les Caractères qui lui valent autant d'approbateurs que d'ennemis. Ses remarquables portraits sont le fruit d'une observation rigoureuse et la verve satirique qu'il y déploie s'impose dans un style souple, précis et par l'extraordinaire richesse du vocabulaire. Des personnages de son temps s'y sont, avec plus ou moins de plaisir, reconnus.
Moraliste né à Paris; Avocat, sans enthousiasme, au barreau de Paris, il abandonne la robe à la suite d’un héritage, mène une existence studieuse et solitaire, observe les menus faits de la ville, mais n’écrit encore rien ; bref ne fait quoi que ce soit de saillant jusqu’à son arrivée à la cour sur l’entremise de Bossuet (1684), en qualité de précepteur du duc de Bourbon, petit-fils de Condé. De ce jour, il va mettre à profit le nouveau champ d’observation que constitue pour lui la vie des « grands », tant à l’hôtel de Condé qu’à la cour de Chantilly ou de Versailles. Quatre ans plus tard, à l’âge de quarante-quatre ans (1688), il publie les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle, qui sera son seul livre. Il aura donc passé la première partie de sa vie à Paris, sa ville natale (« la Ville » comme on dit alors) ; et la seconde partie, essentiellement, à la cour. Il meurt à Versailles, alors qu’il s’apprête à publier la huitième édition des ; Caractères. Ces deux notions de la « cour » et de la « ville » vont jouer un rôle déterminant dans son tableau des Mœurs de ce siècle, de même qu’elles sont au cœur de son livre (chapitre VII, « La cour », et chapitre VIII, « La ville »). Au-delà d’une rivalité des « deux capitales », c’est en fait la lutte de deux classes (de deux races, même, puisque l’une d’elles, si on veut bien l’en croire, « a le sang bleu ») ; et La Bruyère, traité comme un domestique par les Condé, suit non sans un secret plaisir le changement qui déjà s’opère sous ses yeux : Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires [...], des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, deviennent puissants... Ainsi donc, au moment exact où il observe ces deux mondes, la cote des valeurs morales, de l’un à l’autre, est en train de basculer. Quatre années avant la publication des Caractères, le bréviaire de l’honneur mondain, l’Oraculo manual de Baltazar Graciân, avait rencontré un succès général dans sa traduction française par Amelot de La Houssaye, sous le titre significatif de L’Homme de cour. Chez La Bruyère, déjà, le critère n’est plus la valeur décorative, mais la valeur morale, l’utilité. En un mot : le mérite personnel (titre d’un des chapitres de son livre). Il prend à partie, sans plus de précautions désormais, cette caste de jolis désœuvrés qui dégouttent l’orgueil, l’arrogance, la présomption. Il va plus loin : les grands n’ont point d’âme. (Et encore : le pauvre est bien plus proche de l’homme de bien.) Il serait aventureux, cependant, de faire passer La Bruyère pour un réformateur (comme l’est, à la même époque, Fénelon) qui cacherait savamment des idées trop périlleuses sous les fleurs de rhétorique, sous les arabesques d’un simple livre de croquis. D’abord, parce qu’en fait il ne cache rien. Mais, plus encore, parce qu’il est incapable de développer une vue d’ensemble un peu cohérente. (On le voit bien dans le chapitre XVI et dernier, Des esprits forts, où il se lance dans une argumentation suivie ; emprunte pêle-mêle à Pascal, à Bossuet, voire à Descartes ; et, pour finir, ennuie tout le monde, même les dévots de son temps.) La Bruyère n’est pas un homme à idées, il n’a que de brèves et puissantes bouffées de mépris, de colère, d’enthousiasme. Il le sait ; et nous le comprenons à demi-mot quand il parle de ces écrivains qui écrivent par humeur, et que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles, tout ce qu’ils expriment sur le papier. Impulsif, frémissant, il passe d’un extrême à l’autre, se contredit sans y prendre garde. Se sent-il irrité par l’égoïsme des courtisans qu’il côtoie (Ce garçon si frais est seigneur d’une abbaye et de dix autres bénéfices...), alors il nous peindra, par contraste, la misère des paysans de son temps, ces animaux farouches, noirs, livides et tous brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible, etc. Développement célèbre, et, ce qui est mieux encore, animé par une conviction profonde. Mais on connaît moins cette autre tirade (n°21 du chapitre « De la ville ») où notre auteur, ému cette fois à l’idée des choses rurales et champêtres, comme il dit, et soulevé non plus par l’indignation du justicier mais par un grand élan d’exaltation lyrique, nous représente ce que nous perdons tous à ignorer la nature, ses progrès, ses dons et ses largesses, ou à nous préférer au laboureur qui Jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos et qui fait de riches moissons. La Bruyère, par contre, convainc à tout coup sitôt qu’il renonce à démontrer et se borne à montrer, à faire vivre un personnage. Alors prend naissance chez cet homme renfermé, voire mélancolique, une excitation, une pure joie verbale, sans exemple sauf chez Rabelais (portraits de Ménalque le distrait, d’Iphis l’efféminé, de Cimon et Clitandre dont la profession est d’être vus et revus). Les deux portraits du riche et du pauvre, à première vue, se présentent à nous comme des « peintures de caractères » (dans le sens où l’on dit « comédies de caractères » ; type : Le Misanthrope ou L’Avare). Peut-être entend-il peindre les hommes pour les corriger? (et n’est-ce pas son collègue Santeul, précepteur et domestique des Condé, qui a forgé la devise chère à tous les peintres de « caractères » : « châtier les mœurs en riant » ?). Mais je croirais plutôt qu’il se dissipe, qu’il oublie en cours de route son noble dessein proclamé dès le seuil du livre d’être utile aux hommes. L’interminable cascade de « gestes manqués », par exemple, qu’il prête à Ménalque est gratuité pure ; il la prolonge à plaisir. Et son plaisir est contagieux. Prenons, par exemple, la série des « amateurs » : l’amateur de tulipes, l’amateur de prunes, l’amateur d’oiseaux (ce dernier, surtout, où La Bruyère réussit, vers la fin, à nous communiquer une véritable impression de malaise, si ce n’est de panique). Qui songerait à faire passer ces tableaux pour édifiants? En définitive, plus que l’âme des hommes, ses faiblesses, ses défaillances et ses chutes, la matière de son livre est l’extravagance (les Jolies, dit-il explicitement dans sa préface).
La Bruyère, avant toute chose, est un amateur d’extravagances, de folies, de comportements exceptionnels ; ou, tout au moins, pittoresques, hauts en couleur. J’avoue, dit-il d’ailleurs dans sa préface, que je n’ai ni assez d’autorité, ni assez de génie pour faire le législateur. Et puisque aussi bien La Bruyère se défend à mots couverts dans cette dernière déclaration d’avoir voulu rivaliser avec l’auteur des Maximes, il va nous falloir sacrifier à la tradition du « parallèle La Rochefoucauld-La Bruyère » : Le premier, plus large dans son compas, plus « universel », pénètre aussi plus loin : en profondeur. Il veut déceler sous la perruque ou sous l’habit notre point vulnérable, notre tare ; il veut arracher le masque. La Bruyère n’en demande pas tant. Il se soucie peu de nous mettre tout nu puisqu’il sait nous reconnaître à notre extérieur. À nos vêtements, à nos gestes. Pour un œil amusé et toujours aux aguets comme le sien, tout est graphologie : le tracé d’un pas, l’angle d’un salut, le trajet d’un crachat jusqu’au sol. Car c’est en fonction du crachat que la condition sociale peut le mieux se mesurer (le riche, note-t-il, crache loin ; le pauvre crache presque sur soi). La science récente dite « psychologie du comportement » est tout entière dans son livre. Et aussi la physiognomonie du romantique Lavater : on a, dit-il, les commissures des lèvres et les pattes d’oie que l’on mérite ; et c’est pour cette raison même qu’un beau visage est le plus beau des spectacles. Par un point cependant notre auteur ne peut supporter la comparaison avec La Rochefoucauld. Il n’a pas de système. Rien qui tienne lieu, ici, du superbe axiome : « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés », d’où se déduit l’un après l’autre chacun des théorèmes successifs du livre des Maximes. La Bruyère l’a si bien vu que, pris de honte, dans la préface de son Discours de réception à l’Académie (1691), il s’avise après coup de donner un but unique à ses notations éparpillées. Le XVIe et dernier chapitre, véritable apologie de la religion, dit-il, constitue le point d’aboutissement des quinze premiers chapitres, qui tous, par conséquent, visent à démontrer la faiblesse de l’homme ; mais personne, qu’il soit athée ou bien chrétien, n’a pu retrouver dans les quinze autres chapitres la confirmation d’un tel plan. Sans doute serait-il plus simple de reconnaître, au contraire, dans le mode d’écriture fractionnée, nerveuse, capricieuse, qu’il crée ici, une de ses belles réussites sur le plan de l’art et une des innovations les plus fécondes sur le plan de l’histoire littéraire française. C’est par là - et seulement par là que La Bruyère est déjà un homme du siècle suivant.



LA BRUYÈRE (JEAN DE) Moraliste français né à Paris en 1645, mort à Versailles en 1696. Après des études de droit, il acheta, en 1673, un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen. En 1684, introduit par Bossuet, il entra dans la maison des Condé comme précepteur du jeune duc de Bourbon. Libéré de cette tâche ingrate, il resta comme gentilhomme de Monsieur le duc et put consacrer son temps à l’observation et à l’écriture. C’est en 1688 qu’il fit paraître les Caractères qui lui valurent autant d’approbateurs que d’ennemis. Ses remarquables portraits sont le fruit d’une observation rigoureuse, et la verve satirique qu’il y déploie s’impose dans un style souple, précis et par l’extraordinaire richesse du vocabulaire. Des personnages de son temps s’y sont reconnus.

LA BRUYÈRE Jean de. Moraliste français. Né à Paris, dans l’île de la Cité, où il fut baptisé dans l’église Saint-Christophe le 17 août 1645, mort d’apoplexie à Versailles le 10 mai 1696. Son père, Louis, était contrôleur général des rentes de l’Hôtel de Ville. Sa mère, Elisabeth Hamonyer, appartenait, elle aussi, à une famille bourgeoise. Le trisaïeul du moraliste, Jean, était un gros commerçant, apothicaire épicier à l’enseigne du Petit-Cerf, en la rue Saint-Denis. Lui et son fils Mathias figuraient parmi les membres actifs de la Ligue; l’un fit partie du « Conseil des Seize », l’autre fut lieutenant civil de Paris (c’est-à-dire président du tribunal). Lorsque le parti de Henri de Navarre fut vainqueur, Jean et Mathias furent exilés, leurs biens confisqués. Les premières années de La Bruyère se passèrent dans la Cité sur la paroisse Saint-Christophe, proche de Notre-Dame, puis sur la paroisse Saint-Merry, enfin dans la rue Grenier-Saint-Lazare. Il eut deux frères et une soeur, morts jeunes, deux autres frères et une soeur qui survécurent. Son éducation se fit au collège des oratoriens. Après avoir passé sa licence ès droits à Orléans il se fit inscrire au barreau comme avocat, puis acheta un office de trésorier à Caen tout en demeurant à Paris et en ne s’astreignant pas ainsi à l’obligation de la résidence. Les années qui suivirent sont peu connues : un historien de l’Oratoire prétend qu’il entra pendant quelque temps dans cet ordre. En tout cas, il finit par être obligé de réduire son train de vie et d’occuper une chambre sous les toits, avec un seul laquais pour tenir son ménage. Il fit toujours preuve de désintéressement, et de dévouement pour sa famille. La fortune des parents de La Bruyère était modeste pour le temps. Son père et sa mère avaient reçu chacun en dot 6 000 livres. Mais ils eurent sept enfants et en élevèrent quatre. Les ressources du contrôleur général des rentes auraient été insuffisantes si son frère Jean (l’oncle du moraliste) n’était venu habiter avec lui. La Bruyère n’hérita rien de ses parents (peut-être pour avantager sa soeur). Il hérita de l’oncle en même temps que ses frères et soeur, mais les biens, des biens-fonds, restèrent indivis et gérés par le frère cadet, Louis : c’étaient une terre à Roureau dans le Vendômois et une maison de campagne à Saulx-les-Chartreux, près de Palaiseau — toutes deux sans grand rapport. Le même frère prit l’office paternel. La Bruyère vécut avec lui après la mort de leur mère, ce qui lui permit d’avoir un certain luxe. Quand il acheta sa charge de trésorier général de France au bureau des Finances de la Généralité de Caen, La Bruyère dut faire un emprunt à sa mère, et, pour le garantir, il lui constitua une rente. A son entrée dans la maison de Condé où il lui fallait attendre douze mois pour toucher ses gages, il fit un nouvel emprunt de 2 000 livres. Il éteignit ses deux dettes mais ne put faire de grandes économies. Ses neveux ne trouvèrent dans sa succession que 2 129 livres d’argent comptant mais pas de titres de rente. Il avait été en 1679 volé de 2 490 livres par un domestique. Et en 1694 il se porta caution de son frère Louis pour environ 3 000 livres. Il eut donc des soucis d’argent. Cependant, il aimait les belles choses; ainsi il acheta 1 400 livres, à la mort de son oncle Jean, une « tenture en tapisserie de verdure des Flandres ». Mais il écrivait que pour se meubler convenablement il ne suffit pas de penser et d’écrire juste : « On paye au tuilier sa tuile, et à l’ouvrier son temps et son ouvrage. Paye-t-on à un auteur ce qu’il pense et ce qu’il écrit ? » Connu pour ses sentiments religieux, il attira l’attention de Bossuet qui, en août 1684, le fit nommer précepteur du petit-fils de Condé, le duc Louis de Bourbon, pour lui enseigner particulièrement la philosophie de Descartes, l’histoire moderne et nobiliaire, la géographie; trois autres personnes, dont deux jésuites, étaient chargées du reste de l’éducation (histoire sainte, histoire ancienne, mathématiques). L’élève n’était pas inintelligent ni inculte mais son caractère était plein de perversité; un an après, il se maria, mais le Grand Condé demanda à La Bruyère de continuer son préceptorat qui ne prit fin qu’en décembre 1686, à la mort du premier. C’est alors que l’élève nomma son maître gentilhomme de sa maison et le chargea de conserver la bibliothèque de Chantilly. La Bruyère demeura célibataire et dans la première partie de sa vie vécut assez seul, fréquentant les jardins du Luxembourg et des Tuileries, observant et écrivant pour lui-même. L’ambition lui vint plus tard. Il avait commencé à écrire des pensées que lui inspirait le spectacle des hommes, au témoignage d’un contemporain, Brillon, longtemps avant de publier son livre : « Je surprendrais bien des personnes si je leur disais que l’auteur de l’ouvrage en ce siècle le plus admiré a été dix ans au moins à le faire, et, presque autant à balancer s’il le produirait. » L’auteur avait lu son ouvrage a M. de Malezieux, précepteur du duc du Maine, qui lui dit : « Mon ami, il y a là de quoi vous faire bien des lecteurs et bien des ennemis. » L’éditeur fut un libraire nommé Michallet, chez qui La Bruyère allait feuilleter les nouveautés et dont il avait pris en amitié l’enfant, une petite fille. Un jour, dit Maupertuis, La Bruyere tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet : « Voulez-vous imprimer ceci ? Je ne sais pas si vous y trouverez votre compte; mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Le libraire, plus incertain de la réussite que l’auteur, entreprit l’édition, mais à peine l’eut-il exposée en vente qu’elle fut enlevée et qu’il fut obligé d’imprimer plusieurs fois ce livre qui lui valut 2 ou 300 000 francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux. Le succès du livre fut immense dès la parution (mars 1688) et, dans la même année, il y eut une deuxième et une troisième édition, avec le même nombre de « remarques », soit 418. La quatrième (en 1689) comprend 351 remarques nouvelles, la cinquième (en 1690) 154, la sixième (en 1691) 75, la septième (en 1692) 77, la huitième (en 1694) 42; la neuvième (en 1696) ne contenait aucune addition. Le titre : Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les caractères ou les moeurs de ce siècle, signifie que l’ouvrage se présente comme une traduction de l’auteur ancien qui, en effet, avait dessiné des types humains — traduction à laquelle le nouvel auteur aurait ajouté des « caractères » observés parmi ses contemporains. La Bruyère, partisan des Anciens contre les Modernes, ne pensait pas qu’il y eût de véritable nouveauté dans les moeurs des hommes; et il croyait, comme il l’écrit au début de ses propres Caractères, que « tout est dit » et qu’il ne reste plus qu’à « glaner ». Mais il avait d’abord eu l’intention d’écrire des maximes générales (des « remarques ») en appendice à sa traduction de Théophraste, maximes inspirées par la lecture de Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, Méré, etc. C’était la mode du temps et les livres de Graciàn et de Castiglione étaient très répandus. Mais, dès la quatrième édition, ces maximes sont enrichies de portraits, c’est-à-dire de descriptions de personnages singuliers dans lesquels le public crut reconnaître tout de suite un certain nombre de contemporains. C’est pourquoi des « clefs » circulèrent, manuscrites puis imprimées, après la mort de l’auteur, dans son livre en marge de chaque caractère. La Bruyère se défendait d’avoir voulu viser certaines personnes en particulier. Beaucoup de clés sont erronées en effet; et pour celles qui sont exactes, il est certain que l’auteur avait en vue un type plutôt qu’un individu. Brillon écrivait : « On est persuadé que dans l’ébauche il représentait quelqu’un. L’auteur, qui craignait qu’on ne reconnût l’original, a grossi les traits, chargé les couleurs, et a si fort défiguré la copie qu’elle ne ressemble à personne. » Cependant le type est beaucoup plus individualisé, grâce à des traits appartenant à une époque et à un milieu déterminés, que chez les auteurs classiques qui précédèrent La Bruyère. Ce dernier cherche avant tout le trait qui porte et il s’attache aux travers et aux ridicules qui fixent l’attention des sens encore plus que celle de l’esprit. Les Caractères ont un tour satirique qui ne vise pas seulement les hommes atteints de défauts incurables mais aussi la société qui est profondément corrompue. Cette corruption n’est pas seulement celle de l’époque, elle découle de la faute originelle et n’a de remède véritable que dans la religion. Aussi la critique de La Bruyère est-elle plutôt celle d’un révolté que d’un révolutionnaire : il appartient au parti de Bossuet. Il n’en est pas moins hostile à tout ce qui dans les institutions est susceptible d’accroître la méchanceté naturelle de l’homme. La droiture et la bonté naturelles de La Bruyère étaient d’ailleurs alliées à une humeur solitaire et mélancolique qui l’inclinaient à l’amertume, d’autant plus qu’il n’avait ni une figure ni une allure qui pussent plaire. Dans la maison de Condé, d’après Valincour, on se moquait de lui; et lorsqu’il essayait de se rendre aimable, il n’y réussissait pas. « C’est un fort bon homme à qui il ne manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. » (Boileau.) Un officier de la maison de Condé, Galande, disait « qu’il lui prenait des saillies de danser et de chanter, mais fort désagréablement ». Il était laid : son cou était très court, sa tête très grosse; les traits du visage étaient contractés comme de quelqu’un qui fait effort. On sentait aussi qu’il éprouvait un vif déplaisir de n’avoir pas un rang social qui correspondît à sa valeur personnelle et de se sentir préférer dans la maison de Condé le chanoine Santeul, le poète, qui n’avait pas d’amour-propre, lui, et qui supportait avec le sourire toutes les avanies que lui faisaient ses protecteurs. La Bruyère se présenta à l’Académie plus d’une fois avant d’y être élu. Il était soutenu par Bossuet, Racine, Boileau, Régnier-Desmarets, mais combattu par ceux qui croyaient se reconnaître dans les Caractères et par les Modernes, Benserade, Charpentier, Fontenelle. La première fois celui-ci fut élu grâce à Benserade. La seconde fois ce fut un auteur de poésies badines et de lettres galantes, Pavillon. Peut-être se présenta-t-il encore en 1692, et sans succès, contre M. de Tourreil. Enfin il fut élu en 1693 grâce à l’intervention du secrétaire d’Etat Ponchar-train. Dans son discours de réception (15 juin 1693) La Bruyère dit : « Vous m’avez admis dans une compagnie illustrée par une si haute protection (celle du roi). Je ne le dissimule pas, j’ai assez estimé cette distinction d’écrire des maximes générales (des fleur et dans toute son intégrité, je veux dire de la devoir à votre seul choix; et j’ai mis votre choix à tel prix, que je n’ai pas osé en blesser, pas même en effleurer la liberté, par une importune sollicitation... » Ce n’était pas complètement vrai, puisqu’on tout cas les amis du nouvel académicien avaient fortement sollicité en sa faveur. Le discours de La Bruyère contenait de grands éloges de ses amis, Boileau, Racine, surtout Bossuet qui était appelé un « père de l’Eglise ». Les vers de Boileau étaient « faits de génie », sa critique « judicieuse et innocente » (or les victimes du satirique étaient présentes), le parallèle entre Racine et Corneille était peu avantageux pour le second (et cela devant le frère de celui-ci, Thomas Corneille, et son neveu, Fontenelle). Le Discours souleva des protestations nombreuses et vives, entre autres de la part du Mercure galant visé par La Bruyère, et de Fontenelle. Les Académiciens projetèrent de supprimer, dans l’édition du Discours, le parallèle entre Corneille et Racine. Mais le maréchal de Luxembourg et Mme de Maintenon intervinrent auprès du roi. Racine se formalisa de la désinvolture de l’Académie. Le Discours parut donc in extenso, mais La Bruyère y ajouta une préface désobligeante pour ses adversaires. La Bruyere mourut subitement à Versailles le 11 mai 1696 d’une attaque d’apoplexie. La duchesse d’Orléans donne quelques détails sur sa mort dans une lettre écrite le surlendemain : il s’était promené dans le jardin jusqu’à sept heures, alla souper à neuf heures de bon appétit; à dix heures il se sentit mal et rendit tout son repas; à onze heures il était mort. Peu avant sa mort il avait pris parti pour Bossuet contre Fénelon et écrit des Dialogues sur le quiétisme — cinq seulement alors qu’il en était prévu sept — qu’il confia à Antoine Bossuet et qui parurent en décembre 1698 grâce à Elliès du Pin. Dans la pensée de l’auteur, cet ouvrage devait être le pendant des Provinciales. L’abbé d’Olivet, académicien au XVIIIe siècle, qui avait composé l'Histoire de l'Académie à la suite de Pellisson, représente La Bruyère « comme un homme qui ne songeait qu’à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant les plaisirs; toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d’ambition, même celle de montrer de l’esprit ». Saint-Simon le voit comme « un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé ». Bossuet écrit après sa mort : « Toute la cour le regrette. » L’abbé Renaudot, ami de La Bruyère, dit sans doute avec justesse, pour compléter le portrait, qu’il aimait chaleureusement ses amis, mais qu’il haïssait avec non moins de rigueur le prochain qui ne lui plaisait pas. ♦ «Tout esprit orgueilleux qui s’aime / Par ses leçons se voit guéri / Et dans son livre si chéri / Apprend à se haîr lui-même. » Boileau. ♦ « La Bruyère pensait profondément et plaisamment; deux choses qui se trouvent rarement ensemble... C’était un bonhomme dans le fond, mais que la crainte de paraître pédant avait jeté dans un autre ridicule opposé, qu’on ne saurait définir; en sorte que pendant tout le temps qu’il a passé chez M. le Duc, où il est mort, on s’y est toujours moqué de lui. » Valincour, 1725. ♦ « On peut compter parmi les productions d’un genre unique, les Caractères de La Bruyère. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n ’en blesse pas les règles, frappèrent le public, et les allusions qu on y trouvait en foule achevèrent le succès. » Voltaire. ♦ « Personne n’a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d’imagination dans l’expression, qu’on n’en voit dans ses Caractères.» Vauvenargues. ♦ « Aucun homme n ’a su donner plus de variété à son style, plus de formes diverses à sa langue, plus de variété à sa pensée... Théophraste conjecture, La Rochefoucauld devine, La Bruyère montre ce qui se passe au fond des coeurs. » Chateaubriand. ♦ « La Bruyère était d ’une génération plus jeune que celle des purs écrivains du XVIIe siècle; venu le dernier, il avait à renchérir un peu à sa manière, à s’efforcer. Il le faisait en écrivant; il le montrait aussi dans sa personne; il avait des saillies, des fougues et comme des poussées d’agrément qui passaient la limite.» Sainte-Beuve. ♦ « Il me semble d ’abord que sa pensée était plus forte qu ’é-tendue, et qu’il avait moins d’originalité que de verve. B n’apporte aucune vue d’ensemble, ni en morale, ni en psychologie... il tente mille sentiers et ne fraye pas de route; de tant de remarques vraies, il ne forme pas un ensemble. » Taine. ♦ « Je relis les Caractères de La Bruyère. Si claire est l’eau de ces bassins, qu’il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur. » André Gide.

LA BRUYERE, Jean de (Paris, 1645-Versailles, 1696). Écrivain français. Il fut précepteur puis secrétaire du duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé. Auteur des célèbres Caractères (1688-1696) conçus à partir d'une traduction du Grec Théophraste, il dépeignit sans pitié, à travers des maximes, des portraits et des réflexions, la société française de la fin du XVIIe siècle.