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Kant et le Kantisme

Kant

(Emmanuel, 1724-1804.) Né et mort à Königsberg, Kant ne quitta pratiquement jamais sa ville natale où il enseigna à l'université, s'imposant un mode de vie d'une régularité absolue, troublée seulement deux fois, dit-on : par la publication du Contrat social (1762) et par l'annonce de la Révolution française. Outre l'influence de Rousseau qui s'exerça sur sa conception de la conscience morale, citons celle, déterminante, de Hume qui le réveilla de son « sommeil dogmatique », sans oublier le climat religieux de son enfance (protestantisme piétiste de sa mère), ni l'environnement universitaire rationaliste de l'Aufklârung (philosophie des Lumières).

♦ Dans un passage célèbre, Kant délimite, par les questions suivantes, le domaine de la philosophie : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Qu'est-ce que l'homme ? » La réponse à la première question a pour objet la métaphysique, pour laquelle l'auteur va adopter une méthode critique, c’est-à-dire une réflexion qui remonte de la connaissance à ses conditions. Or l'examen de la nature des jugements permet de justifier le fondement des vérités scientifiques nécessaires et universelles. Outre les jugements analytiques (nécessaires et a priori) et les jugements synthétiques (non nécessaires et a posteriori), Kant découvre l'existence de jugements synthétiques et a priori comme ceux que l'on utilise pour une démonstration géométrique : quel que soit le lieu choisi pour opérer la démonstration, celle-ci s'effectue dans l'espace qui est un cadre a priori, nécessaire et universel, appartenant à la structure même de notre esprit. L'espace - comme le temps - constitue une forme a priori de la sensibilité - où s'insère notre expérience, dont Kant affirme l'idéalité transcendantale. Les phénomènes ne sont pas seulement perçus selon la forme de l'espace et celle du temps, ils sont aussi pensés, c’est-à-dire reliés par l'esprit selon d’autres exigences - également a priori - que sont les catégories de l'entendement : la matière de la connaissance est ordonnée selon la cohérence des catégories, qui est la même pour tous les hommes. Ainsi, ce sont les choses qui se règlent sur notre esprit - et non l'inverse comme on l'admettait auparavant : d'où le nom de « révolution copernicienne » attribué à cette doctrine [relativisme kantien). Sans les catégories, les intuitions sensibles seraient « aveugles », et sans les « intuitions sensibles », les catégories seraient vides : la raison ne peut donc rien appréhender en dehors du monde de l'expérience, sinon elle se perd dans des constructions chimériques, des antinomies*. Il en résulte que si la science des phénomènes est fondée, la nature profonde des choses, les noumènes, nous échappe.

♦ La raison ne peut donner sa pleine mesure qu'en morale : la raison pratique c'est-à-dire éthique fournit la réponse à la question « Que dois-je faire ? », en commandant l'obéissance au devoir qui sera déterminé par des maximes d’action que l'on pourra transformer en lois valables pour tout sujet raisonnable sans jamais rencontrer de contradiction. L'action accomplie par devoir est précisément morale dans la mesure où, ne s'appuyant pas sur les mobiles empiriques de la sensibilité - qui peuvent éventuellement produire une action matériellement bonne -, elle procède au contraire de l'impératif catégorique qui exprime la victoire de la raison sur les inclinations. Le sujet sera déterminé à agir moralement par respect pour la loi morale, concept dépouillé ici de toute signification affective - d'ordre pathologique -, car l'être moral ne respecte rien d'autre que son propre pouvoir législatif. Ainsi le fondement de la morale repose sur l'autonomie de la volonté qui institue l'individu seul législateur de ses règles d'action et responsable rationnellement de son choix ; l'hétéronomie - par soumission notamment de la volonté aux impératifs de la sensibilité - est vaine et trompeuse puisqu'elle impose à la morale un principe qui lui est extérieur. L'homme appartient à deux mondes : en tant qu'être temporel et empirique, il est soumis à la causalité naturelle, mais en tant qu'être intelligible et rationnel et dans la mesure où ses actes expriment cette nature intelligible, il est libre. Or la morale appartient à ce monde intelligible ; elle ne peut pas s'épanouir dans la contrainte, elle postule la liberté. Les deux autres postulats de la raison pratique portent sur l'immortalité de l'âme et sur l'existence de Dieu, justicier qui assure dans l'au-delà l'harmonie entre vertu et bonheur. Ainsi la morale retrouve-t-elle trois réalités nouménales majeures, que la métaphysique classique ne peut atteindre, comme le montre la critique de Kant.

♦ La dernière question du programme philosophique renvoie au problème anthropologique. L'anthropologie philosophique n'oubliera pas le caractère transcendantal dé l'homme qui, loin de se réduire à l'empirique, possède, en tant que personne*, une dignité l'élevant au-dessus des lois de la nature - ainsi que le prouve déjà le sentiment du beau qui, échappant à l'égoïsme, se révèle être une satisfaction désintéressée que procure la beauté, définie comme une « finalité sans fin ». Une telle anthropologie, qui ne peut se contenter d'étudier la nature humaine enracinée dans le monde de l'expérience et du devenir historique, doit être indissociable d'une sagesse prenant en compte le perfectionnement de l'humanité à travers les développements de la civilisation.

Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)

Cet ouvrage peut être lu comme une esquisse de ce que sera trois ans plus tard la Critique de la raison pratique, rédigée dans l'intention de parer au plus pressé : dans la mesure où l'être humain est soumis à de nombreuses sollicitations qui peuvent l'écarter de la moralité, il s'agit de fournir sans attendre les concepts fondamentaux permettant de raffermir la conscience morale. Il y est donc question, non pas de proposer de nouvelles règles morales, mais plus radicalement de fonder philosophiquement et ainsi de rendre possible une meilleure compréhension de ce qui a lieu en quiconque lorsqu'on s'interroge non sur ce qui se passe, mais sur ce qui doit se passer - puisque tel doit être l'objet, affirmé dans la Préface, de la philosophie morale pure. Aussi la première partie est-elle consacrée à une analyse de la conscience morale commune, insistant sur les notions de bonne volonté, d'action faite par devoir (et pas seulement conformément au devoir) et de loi morale qui s'y trouvent spontanément, mais risquent en permanence d'être occultées par des motifs empiriques. Le passage de cette « philosophie morale populaire » à la métaphysique des mœurs a lieu dans la deuxième partie, qui établit la relation entre volonté et raison pratique, souligne que le devoir s'énonce non dans le contenu de la loi, mais bien dans sa forme universelle, et opère la distinction entre impératif hypothétique et impératif catégorique. L'expression de ce dernier se ramène à la formule : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle » - ce qui équivaut à faire de la volonté du sujet une capacité législatrice universelle et définit l'autonomie comme principe de la moralité. Par opposition à cette autonomie, Kant opère une classification (qui sera précisée dans la Critique de la raison pratique) des principes hétéronomiques de la moralité -tous insuffisants en ce qu'ils font dépendre celle-ci d'une fin qui lui est extérieure. La troisième partie de l'ouvrage commente la critique de la raison pure pratique, et montre que « le concept de la liberté est la clef de l'explication de l'autonomie de la volonté ». On aborde là le domaine de la métaphysique classique - ce qui confirme que, du point de vue kantien, c'est la raison dans son versant pratique qui, davantage que dans son versant théorique, parvient à en connaître quelque chose.

Critique de la faculté de juger (également intitulée Critique du jugement, 1790).

Il s'agit, avec cette troisième critique, de « jeter un pont » entre les deux premières : la Critique de la raison pure a en effet montré le rôle fondamental du déterminisme dans la connaissance, alors que la Critique de la raison pratique a insisté sur la présence radicale, dans l'homme, de la liberté. Comment concilier déterminisme et liberté ? C'est en approfondissant l'analyse des principes a priori et du jugement que Kant élabore une solution. À côté des principes a priori de la connaissance et de la moralité, il existe dans l'homme une troisième faculté fondamentale : le sentiment de plaisir et de déplaisir. D’autre part, au jugement déterminant, qui constitue l'univers de l'expérience, on peut opposer un jugement réfléchissant, qui est à l'œuvre dans la schématisation : si le premier applique des lois déjà connues à des cas nouveaux, le second dépasse les lois ou les concepts acquis vers une synthèse inédite. Or ce jugement réfléchissant s'exerce dans deux domaines : il peut être téléologique* ou esthétique - d’où les deux parties principales de l'ouvrage, consacrées à l'étude du beau et à celle de la vie. L'analyse de la beauté, outre son insistance sur le rôle de la finalité* interne dans l'œuvre d'art et le repérage de celle-ci, indépendamment de toute connaissance et de tout intérêt, comme forme non conceptualisable d’universalité, finit par proposer deux valeurs esthétiques. Du beau il convient en effet de distinguer le sublime, sous ses deux aspects possibles (mathématique et dynamique). De surcroît le beau est symbole de moralité, non par son éventuel contenu, mais par son mode de constitution : de même que la loi morale universelle transcende les intérêts particuliers, l'œuvre unifie dans sa propre structure les éléments divers qui la constituent. La seconde partie de l'ouvrage montre que le jugement téléologique est nécessaire dès que l'on prétend comprendre - au-delà des mécanismes physiques en jeu dans la nature - la particularité des corps vivants, dans lesquels les organes paraissent bien coordonnés en vue de la survie de l'organisme lui-même. Cette finalité interne présente dans le corps vivant, qui provoquait l'admiration de Goethe, se révélera ultérieurement d'une rare fécondité dans les sciences biologiques - tout comme l'esthétique kantienne reste aujourd'hui encore une référence obligatoire pour toute réflexion sérieuse sur l’art. De façon globale, l'ensemble des trois Critiques constitue ainsi le repérage d’une raison qui apparaît comme l'instance fondatrice des différentes dimensions de l'être humain. Le travail de Kant n’a rien perdu de son actualité, malgré les rectifications auxquelles nous contraint le développement du savoir scientifique (cf. espace, temps), si, comme l’affirmait Jurgen Habermas en 1984, « nous sommes, aujourd'hui encore, confrontés au problème qui exige que nous expliquions où la conscience objectivante, l’attitude morale et la puissance du jugement esthétique trouvent l'unité de leur processus logique ».

Projet de paix perpétuelle (1795)

Cet écrit, bref, établit clairement que la politique doit être soumise à la réflexion et à des exigences morales. Dans leurs rapports mutuels, les États sont dans une situation semblable à celle des individus dans l'état de nature, c'est-à-dire avant que leurs relations se trouvent organisées juridiquement. Aussi, pour établir une paix réelle - une paix qui mette fin non seulement aux guerres de fait, mais à la possibilité même de la guerre - conviendrait-il que soit instaurée, au-dessus des États particuliers, une fédération. Ce qui rend la constitution de cette dernière difficile est que les États connaissent bien une coercition interne, mais non externe : ils ne sont soumis en apparence à aucune autorité qui les transcenderait. Une telle autorité peut cependant exister : c'est la volonté de l'universel. Celle-ci est déjà à l'œuvre dans la vie morale. Il convient de lui accorder du pouvoir dans la vie politique, puisqu'elle seule peut aller au-delà des égoïsmes propres à chaque État, comme elle va au-delà des égoïsmes individuels. Les relations internationales dépendent donc, non du plan simplement politique, mais bien du plan éthique. Ainsi Kant peut-il affirmer, sans tracer de projet utopique comme de nombreux auteurs de la première moitié du xviiie siècle, que l'idéal et la réalisation de la paix universelle dépendent de la raison pratique.

Autres œuvres : Dissertation de 1770 ; Critique de la raison pure (1781, deuxième édition 1787) ; Prolégomènes à toute métaphysique future (1783) ; Critique de la raison pratique (1788) ; La Religion dans les limites de la simple raison (1793) ; Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798).

KANTISME

Le kantisme désigne la philosophie de Kant et de ses disciples, parmi lesquels figurent à la fin du xviiie siècle des commentateurs (Schmid, Jakob, Beck) et des auteurs plus critiques (Reinhold, Maimon, Jacobi, Herder).

♦ Les post-kantiens sont des philosophes qui, à la fin du xvme siècle et surtout au début du XIXe, partant de l’idéalisme transcendantal de Kant, vont le modifier profondément pour aboutir à un idéalisme soit subjectif (Fichte), soit objectif (Schelling), soit enfin absolu (Hegel). ♦ Les néo-kantiens sont ceux qui, dans la seconde partie du xixe siècle, font retour au criticisme de Kant (néocriticisme).




néo-criticisme ou néo-kantisme

, mouvement philosophique issu de Kant (né en Allemagne vers 1860) et se développant jusque vers 1914. — Il groupe de nombreuses écoles : physiologiste (avec Helmholtz, F. A. Lange), métaphysique (avec Lieb-mann, J. Volkelt), réaliste (avec A. Riehl), relativiste et positiviste (avec H. Cornélius), enfin et surtout l'école de Marbourg, ou école logique (avec H. Cohen, P. Natorp, E. Cassirer, A. Lieber), et l'école de Bade, ou école axiologique (avec Windelband, Rickert, Lask). Il faut distinguer le « néo-kantisme » du « postkantisme », qui lui est bien antérieur (Fichte, Schelling, Hegel); le néo-kantisme est même issu d'une réaction contre la « métaphysique » postkantienne; il se présente comme un « retour à Kant », à la théorie des sciences positives (épistémologie) et à une morale fondée sur le devoir (et non sur l'inspiration) : il se définit comme une philosophie «rigoureuse et méthodique », qui se situe entre la métaphysique spéculative et l'empirisme pur et simple.



Philosophe allemand (1724-1804).

• Emmanuel Kant est à la philosophie ce que Copernic est à l’astronomie : après lui, on ne voit plus les choses comme avant. De même que Copernic modifie notre point de vue en nous obligeant à prendre pour centre le Soleil et non plus la Terre, Kant soutient que l’objet à connaître se règle sur le sujet connaissant, plutôt que le sujet sur l’objet. • À l’origine de cette philosophie nouvelle, appelée « philosophie critique », on trouve le souci de ramener la paix sur le terrain de la métaphysique, où se livrent des combats sans fin. • Examinant les conditions de possibilité des sciences, Kant découvre que notre faculté de connaître façonne, antérieurement à toute expérience, les objets que nous sommes susceptibles de connaître. Ainsi, tout donné empirique est nécessairement appréhendé dans le temps et l’espace, qui sont des formes pures de notre intuition sensible ; ce donné est ensuite organisé par l’entendement, qui lui applique ses catégories ainsi que ses principes a priori (dont le principe de causalité, ainsi réhabilité par Kant). • Pour ne pas tomber dans d’inextricables contradictions, la raison doit donc se résigner à connaître les choses telles qu’elles nous apparaissent (les phénomènes), et abandonner toute prétention à les connaître telles qu’elles sont en soi (les noumènes). • Il est inutile, par conséquent, de chercher à fonder la morale sur des principes extérieurs à notre propre volonté : la « bonne volonté » se définit par sa seule disposition interne, par le souci d’agir par devoir, et non par inclination ou intérêt. Ainsi, l’« impératif catégorique » nous commande de toujours vérifier si la maxime de notre action peut valoir universellement. • Bien que la moralité soit indépendante du bonheur, Kant finit par relier bonheur et vertu dans le Souverain Bien, grâce à l’introduction, sous la forme de « postulats de la raison pratique », de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. • « Deux choses, conclut Kant, remplissent mon cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles [...] : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Principales œuvres : Critique de la raison pure (1781), Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (1783), Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Critique de la raison pratique (1788), Critique de la faculté de juger (1790), La Religion dans les limites de la simple raison (1793), Projet de paix perpétuelle (1795), Métaphysique des mœurs (1797).

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