JUNGER Ernst. Écrivain allemand
JUNGER Ernst. Écrivain allemand. Né à Heidelberg le 28 mars 1895. Peut-être la nature profonde d'un être est-elle tout entière inscrite dans une attitude, à un instant donné de sa vie, surtout si cette vie en est à son début et l'instant marqué de la précarité du danger : au printemps de 1917, le lieutenant Jünger lit l'Arioste, pendant les « pauses », tandis que shrapnells, obus et mines pilonnent les lignes allemandes... Attitude admirable autant qu'inquiétante. Elle suppose une certaine distance, prise vis-à-vis de soi et du monde, dans les pires moments de l'existence. Nul doute aussi qu'elle permet la connaissance des choses, même les plus difficiles d'accès, que ces dernières nécessitent courage ou intelligence, en raison de ce même sang-froid. Toute sa vie, Jünger pousse celui-ci jusqu'à ses extrêmes limites, chance et prudence mystérieusement conjuguées, pour appréhender l'exceptionnel ou l'insaisissable, mais il en devient lui-même aussi insaisissable que son objet, par le mécanisme bien connu de la contemplation, qui absorbe aussi le sujet. Si Jünger est inquiétant, c'est qu'il aime fréquenter ce qui inquiète la plupart des gens : les insectes par exemple exemples de monstruosité, de splendeur, d'étrangeté... Ou qu'il tente d'expérimenter des aventures considérées comme périlleuses, voire nocives : les drogues... Le combat n'ayant été alors qu'une fréquentation plus mortelle que les autres, une « relation » en quelque sorte, connue par approches successives. La vie naît donc de l'absence de rejet de la mort, la beauté du non-refus de la laideur. Cette conduite place notre homme entre le joueur et le chasseur, au plus haut niveau du jeu ou de la chasse. Le nazisme ne le fera donc pas fuir et lui-même ne le « cherchera » pas, au double sens du terme. Quoi qu'il en soit, Jünger est toujours en première ligne, avec un maintien si singulier que le soldat qui attaque donne toujours en même temps l'impression d'un poète qui musarde. Toutes les interprétations à propos de l'écrivain Jünger sont donc allées leur train. Paradoxalement, enfant, à l'école de Rehburg, près de Hanovre, il est au dernier rang. Cancre ou surdoué, dirait-on aujourd'hui. En 1913, il fait une fugue en France. Son père le rattrape au collet, en douceur, à Sidi-Bel-Abbès, dans la Légion Etrangère. Il se « rattrape », lui, en s'engageant comme volontaire en août 1914. Soldat régulier cette fois, non seulement il ne sera pas tué dans la boucherie de la Somme, mais il sera héroïque, accumulant hauts faits, blessures et distinctions. Il restera officier de la Reichswehr jusqu'en 1923. En 1919, paraît son premier livre, mise en forme de son journal de guerre : Orages d'acier dont le succès sera retentissant. Le public des survivants dut se reconnaître dans cet ouvrage dont le regard porté sur les événements était déjà unique. En effet, Jünger avait tout remarqué dans les tranchées, même les oiseaux continuant leurs allées et venues innocentes au milieu des explosions. On songe à Goethe, penché avec une loupe au-dessus des flaques d'eau colorées, sous les boulets de la bataille de Valmy. L'association n'est pas gratuite. Une vue plus intérieure complète ce premier livre, le document cédant à la méditation. Ainsi, le sentier de la guerre se creuse avec La Guerre notre mère (1920), Le Boqueteau 125 (1922), Feu et sang (1923). Jünger étudié alors la zoologie et même la philosophie. Il compose à Berlin des articles pour des revues d'extrême-droite dans lesquels il manifeste un nationalisme singulier, aux relents révolutionnaires. Il fait la connaissance de Ernst von Salomon, Bertolt Brecht, Goebbels et Otto Strasser, mais s'il écrit beaucoup, il ne « milite » pas du tout. Le cabinet d'étude lui convient, le salon ou la Gaststube peu, la rue encore moins. Dans ces conditions, mieux vaut quitter souvent la ville. De plus, la fécondation de sa pensée passe par le Midi. Son « voyage en Italie », aspiration de tous les artistes et auteurs allemands, sera constitué d'étapes qui esquissent à chaque fois un pas plus avant vers Le Mur du temps (ici nous anticipons : ce livre ne verra le jour qu'en 1959) : la Sicile, d'où naît Le Coeur aventureux (1928), les Baléares avec La Mobilisation totale (1931), la Dalmatie avec Le Travailleur, domination et forme (1932), portail de toute la vision jüngerienne, qui va aller désormais s'approfondissant, s'élargissant certes et surtout resplendissant, perforant tels la chaleur et l'éclat d'un rayon laser. En 1933, c'est l'avènement de Hitler. Ce sinistre couronnement sonne le glas de la liberté et de la dignité humaines. Jünger refuse les avances du parti nazi que fascine le héros de la Première Guerre mondiale ou qui espère en tirer profit. L'écrivain s'installe à Goslar, dans le Harz. Cet exil volontaire, intérieur, favorise les phantasmes du poète, les méditations du penseur, les recherches de l'entomologiste. Et tandis que Kniebolo, pseudonyme dérisoire de Hitler dans le Journal de Jünger « fait monter à la surface la bêtise brutale, la couche la plus basse de la volonté », celui-ci pérégrine en Norvège, au Brésil, aux îles Canaries, au Maroc, en quête de l'insecte rare, qu'il trouvera un jour (sa pierre philosophale) sous la forme d'un petit papillon qui portera dorénavant son nom : le Trachydora juengeri. Goethe avait bien découvert aussi un petit os inter-maxillaire de la face humaine... Mais la face abstraite de l'homme, la plus démoniaque, monte les décors de l'une des plus grandes tragédies criminelles de l'Histoire. Jünger, qui n'a rien d'un doux rêveur rêveur méticuleux et hardi qu'il est publie un essai significatif : De la souffrance [1934], puis Jeux africains (1936) qui relate sa fugue dans la Légion, et enfin Sur les falaises de marbre (1939), livre-bombe qui aurait pu équivaloir à un suicide si le symbole de la Tyrannie n'avait justement pas été un symbole, c'est-à-dire parlant, criant, mais insaisissable. On pouvait toujours en saisir l'auteur. Kniebolo s'y opposa. « Hitler avait réfléchi un instant, puis décidé qu'on devait me laisser la paix. » (Années d'occupation, 1958). Pourquoi cette indulgence du dictateur ? Staline non plus n'a pas fait exécuter Pasternak, alors que tant d'autres... Jünger a répondu à la question, tout en se définissant lui-même devant l'éditeur Marcel Jullian : « La contrepartie positive de l'anarchiste, c'est l'anarque. Celui-ci n'est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l'homme que le puissant n'arrive pas à saisir; bien que lui aussi soit dangereux. Il n'est pas l'adversaire du monarque, mais son pendant. » Un tel jeu de balance, à base d'honnêteté et de rigueur, peut néanmoins éviter la potence. En 1940, Jünger fut rappelé sous les drapeaux. Il prit part à la campagne de France (Jardins et Routes) et fut affecté ensuite à Paris à l'Êtat-Major du Commandant militaire de la place, en qualité de censeur du courrier des personnels militaires. Pendant ce séjour à Paris, l'écrivain rédige son fameux Journal. Outre le tableau qu'il brosse de la vie en France sous l'Occupation, il relate ses rencontres avec Cocteau, Braque, Picasso, Guitry, Jouhandeau, Céline, etc., et note ses rapports avec des compatriotes non moins importants mais dangereux pour sa sécurité, Heinrich von Stülpnagel, Speidel, Hofacker. Dès 1943, circule sous le manteau une brochure intitulée La Paix (1945), fruit de son expérience d'homme blessé dans son amour pour deux nations qui lui sont chères et qui pourtant s'affrontent. Après l'attentat manqué contre Hitler, l'exécution de ses amis les plus compromis dans le complot, l'arrestation de Speidel, Jünger fut chassé de l'armée pour « indignité »... On croit rêver. Nous comprenons mieux cependant tant de paradoxes, tant de surprises, parce que nous sommes dans les rêves, lucides, de Jünger et dans sa vie : il perd également son fils Ernstel le 20 novembre sur le front d'Italie. Ces rêves ont produit des livres d'images intérieures et extérieures, avec une étroite corrélation entre elles, pendant les années qui ont suivi la guerre, et qui tous sont tournés vers l'avenir, sur les rivages d'une terre sortie de l'Histoire, vu que s'il existe une pré-Histoire, se profile également une post-Histoire. « Passé le Cap de Bonne Espérance... sort du ventre du navire un nouveau pilote, qui prend place sur le pont. » Qui est ce pilote ? Le Travailleur ? Jünger ne nous dore pas la pilule : auparavant est venu, vient ou viendra le « temps des assassins ». Mais la Terre-mère rassemble ses forces, tendant dans tous les domaines à l'indifférencié, pour surmonter la grande épreuve. La succcession des ouvrages de Jünger se déroule dans ce sens, un sens d'anticipation, qu'il pousse plus loin que certaines oeuvres un peu voisines de ses pairs : son Héliopolis (1949) a pour « parents » le Docteur Faustus de Thomas Mann et Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse qui sont aussi des visions d'un au-delà universel. Mais au-delà vont encore : Passage de la ligne (1950), brochure dédiée à Martin Heidegger, Traité du rebelle (1951), Visite à Godenholm [1952] comme filmé par la caméra d'Ingmar Bergman, Traité du sablier (1954), Les Abeilles de verre (1957) d'un futurisme poétique si franchement inquiétant, L'Etat universel (1960), petit précis d'histoire hypothétique sans Histoire, Chasses subtiles [1967], mémoire baroque et signifiant de l'entomologiste qu'il a toujours été, Approches, drogues et ivresse [1970], où le vin, Wagner et le L.S.D. sont soumis au même examen attentif et attentionné que la cicindèle, Le Lance-pierre [ 1973], roman-souvenir construit autour du thème du double enfantin, et enfin Eumeswil (1977), produit de l'équation « Héliopolis + l'Êtat universel » trouvée par les « nouveaux Titans » sur le point de « rencontrer les dieux... » En 1978, Jünger a 83 ans. Toujours actif, dans l'ancienne maison forestière du château des Stauffenberg, qu'il habite, à Wilflingen-über-Riedlingen, en Souabe, que pense l'écrivain à l'heure du bilan ? « C'est un tour de force en ce siècle... Personnellement, jamais je n'avais songé à un tel âge, ni même ne l'avais espéré. » Quant à nous, songeons à la définition qu'un poète japonais donna de la personnalité d'André Malraux : « Il fut le grand prédicateur de notre temps. » Ernst Jünger alors en fut et en demeure encore le plus grand prophète. ? « Le livre d'Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d'acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j'aie lu. » André Gide, 1942. ? « ... Je donnerais presque toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu connu d'Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre... » Julien Gracq, 1950. ? « Dans Le Travailleur, cet auteur nous a donné l'analyse la plus aiguë de notre milieu technique. La valeur de cet ouvrage ne sera reconnue que dans vingt, trente ou cinquante ans. » Kurt W. Marek (Ceram).
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