Julien GRACQ Louis Poirier, dit.
Très éloigné des cercles littéraires et des salons à la mode, avare de déclarations sur sa vie et ses occupations, Julien Gracq fuit délibérément les lumières douteuses du vedettariat. Refusant la diffusion de ses ouvrages en édition de poche, il est resté fidèle à l’éditeur José Corti qui lui fit confiance dès 1938 en publiant Au château d’Argol que Gallimard avait refusé. Animé par le sentiment très fort du « ne me touchez pas ! >>, Gracq ne prétend ni communiquer des impressions ni délivrer un message, mais « tout bonnement » écrire. Cet auteur protège sa sensibilité et son originalité en gardant ses distances vis-à-vis des institutions, des médias, des critiques professionnels. La fierté qu'il affiche n'est pas vanité, mais respect du lecteur et conscience de son art. L’artiste, en effet, doit constamment brouiller les pistes et donner le change. Ne doutons pas qu’ici Gracq fasse sienne la phrase de Breton dans les Pas perdus :« Jusqu’à nouvel ordre, tout ce qui peut retarder le classement des êtres, des idées, en un mot entretenir l’équivoque, a mon approbation. » Gracq réussit ainsi à échapper à tout catalogue et à tout étiquetage. Ce « poète narrateur », selon le mot d’André Pieyre de Mandiargues, « vint en 1938 s’abattre dans la littérature comme un très grand oiseau, marin sans doute, mais d’une espèce inconnue ». Révélé d’abord comme romancier, il donne en 1946 un petit recueil de poèmes, Liberté glande, sous-titré alors « Poèmes en prose » et, la même année, une pièce de théâtre qui sera jouée en 1949, le Roi pêcheur, inspirée par la légende du Graal. Trois romans, largement espacés, poursuivent l’exploration d’un univers mystérieux : Un beau ténébreux (1945), le Rivage des Syrtes (1951), Un balcon en forêt (1958). Parallèlement, Gracq rédige des études sur la littérature, des notes critiques, des souvenirs de voyages et de promenades : André Breton, quelques aspects de l’écrivain (1948), Lettrines (1967), Lettrines 2 (1974), En lisant en écrivant (1981), la Forme d’une ville (1985), de courts récits enfin : la Presqu’île (1970), les Eaux étroites (1976). « Liberté Grande » Diversité foisonnante de l’œuvre donc, qui manifeste une liberté d’allure à laquelle Gracq reste fermement attaché. Venu relativement tard à la littérature, il se plaît à souligner qu’une heure avant de tracer les premières lignes de Au château d’Argol, il ne se préoccupait nullement d’écrire un livre. Significative également la démarche créatrice de Gracq qui avance dans son récit sans plan préétabli, « à l’aventure». C’est pourquoi chacun de ses romans, de ses poèmes ou de ses textes critiques, invente sa propre forme. N’ayant souci de respecter ni règles traditionnelles, ni programme donné (l’attachement au surréalisme est un acte d’amour, non l’inscription à une école), le récit progresse au gré des tableaux et des émotions, semble parfois perdre une unité que l’auteur, en toute confiance, laisse au lecteur le soin de retrouver : « On se préoccupe trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La fonction de l'esprit est entre autres d’enfanter à l’infini des passages plausibles d’une forme à l’autre. C'est un liant inépuisable. » Au château d’Argol, par exemple, le plus construit pourtant des romans, présente une suite de scènes centrées chacune sur un lieu précis, closes sur elles-mêmes mais irriguées par une sève unique qui donne à l’œuvre sa tension propre et son homogénéité. La liberté fonde l’écriture de Gracq qui se réclame, à cet égard, de deux figures tutélaires : Rimbaud et Breton. Sous le signe du premier, dont une citation en exergue du recueil poétique donne le ton, est cherchée la « liberté grande ». Dans tous les textes de Gracq naissent des images qui s’enchaînent avec « la désinvolture des décharges électriques » (André Breton). Pour le roman précisément, l’auteur revendique une « liberté illimitée » : le roman est songe, et, comme tel, « parfaitement établi dans sa vérité » (Lettrines). Contrairement à l’image cinématographique qui exclut de son champ tout ce qui lui est extérieur, l’écriture éveille des émotions qui s’enchaînent naturellement les unes aux autres. « Le mot, pour un écrivain, est avant tout tangence avec d’autres mots [... ] : l’écriture, dès qu’elle est utilisée poétiquement, est une forme d’expression à halo » (Lettrines 2). Le roman de Gracq est avant tout un monde de résonances et de vibrations. D’où le désir de privilégier l’émotion personnelle, propre à chaque lecteur. Dans un texte important, la Littérature à l’estomac (1950) où le prestissimo du style accuse vigoureusement la profondeur de la réflexion, Gracq reproche aux Français de déléguer leur liberté de lecteurs aux critiques officiels et aux jurés des prix littéraires, restant ainsi seuls habilités à authentifier l’œuvre d’art qui sombre par là même, au terme d’un processus minutieusement analysé, dans les eaux troubles du commerce le plus mercantile. Dès lors, l’opinion s’empare de l’œuvre qui se voit classée une fois pour toutes au rang assigné, au détriment des réactions individuelles. Curieusement, le jury Goncourt donna son prix à Gracq l’année suivante pour le Rivage des Syrtes; un refus poli répondit, bien sûr, à cette distinction, Gracq n’ayant cessé de répéter que seule l’émotion éprouvée à la lecture d’un livre peut être gage de valeur, fondant du même coup en véritable « société secrète » le public de l’écrivain et donnant à ce dernier son statut : « C’est par elle seule qu’il est, s’il est quelque chose. » Splendeur et mystère Gracq lecteur met en œuvre ses principes. Après avoir salué Jules Verne pour qui il garde une vénération filiale, il présente ses « seuls véritables intercesseurs et éveilleurs » : « Il y a eu pour moi Poe quand j’avais douze ans — Stendhal quand j'en avais quinze — Wagner, quand j’en avais dix-huit — Breton, quand j’en avait vingt-deux » (Lettrines). Selon lui, on ne peut parler d’un auteur que dans la perspective d’une « critique de ...