Julien Gracq
De son vrai nom Lucien Poirier, Julien Gracq est né le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire). Après des études à l’Ecole Normale Supérieure, il passe l’agrégation d’histoire en 1934 puis enseigne dans un lycée parisien. Bien que ses premiers livres soient d’inspiration surréaliste, Gracq n’a jamais appartenu au groupe, se contentant d’une amitié partagée avec Breton auquel il consacrera un important ouvrage en 1948. L Itinéraire de Gracq a toujours été solitaire, en marge des modes et des milieux littéraires. Son pamphlet de 1950, La littérature à l’estomac, a fait date. Et son refus du Prix Concourt l’année suivante pour son grand roman Le Rivage des Syrtes plus encore. Toujours fidèle à son éditeur d’origine, José Corti, Gracq n ’a pas cessé de mener à bien, dans le silence et loin de la facilité, une œuvre intransigeante que les jeunes générations placent au tout premier rang si l’on en juge par les revues qui lui ont consacré des numéros spéciaux. En 1971 aussi, le cinéaste belge André Delvaux porte à l’écran une adaptation du Roi Cophétua, l’un des trois récits de La Presqu’île (1970).
Julien Gracq, comme André Breton, a toujours refusé le romanesque, toutes les formes de romanesque. Mettant dans le même sac les diverses formes narratives contemporaines, de l’engagement sartrien au Nouveau Roman, Gracq a cherché « l’éblouissement de la fureur ». Et pourtant, les critiques qui lui ont été adressées de tous bords n’ont pas manqué de souligner le caractère rhétorique de son écriture. Le paradoxe, comme nous allons le voir, n’est qu’apparent. Le thème récurrent de toute son œuvre, c’est l’attente. Tous ses romans, tous ses récits se présentent sous l’aspect de lents et fascinants préludes à une action qu’on ne verra jamais, à peine soupçonnée, annoncée à la fin. Ce qui intéresse Gracq, ce n’est pas l’acte, c’est ce qui le précède. Ses sujets n’appartiennent ni à la réalité ni à l’actualité. Nous sommes toujours dans un univers de « rêve », de merveilleux, où le temps semble être arrêté, ou en tout cas considérablement ralenti, épaissi, densifié. D’où le côté irréel, quasi fantastique d’une prose chargée d’épithètes descriptives. Avec Au Château d’Argol et la pièce Le Roi pêcheur, Gracq réexplore le mythe du Graal. Ces œuvres retracent le cheminement d’une quête indéfinie qui débouche sur le silence ou la mort. On y trouve déjà les décors privilégiés qui seront ceux de tous les récits à venir : châteaux, mer, forêt, tout le contexte romantique allemand. Argol est placé sous le signe d’Hegel, de Wagner, du celtisme et du surréalisme. L’essentiel n’est pas l’intrigue, mais cet univers a-historique que l’écrivain évoque dans des phrases diaprées dignes du poème en prose. Dans Le Roi Pêcheur, Perceval parvenu au bout de sa quête ne posera pas la question qui sauverait Amfortas et gagnerait le Graal. L’attente se solde par le silence. « L’attente n’est que le revers de la quête. Et la main qui trace des signes pour porter son ombre au-delà de l’ombre, n’en trace en réalité qu’un seul, qui est la boîte du Sang » (Bernard Noël *). Cette quête, on la retrouve dans les poèmes en prose de Liberté grande ou encore dans Un beau ténébreux. Mais dans ce dernier roman, il s’agit davantage d’une quête « en creux ». Le bord de mer du décor romantique devient plage mondaine. Allan, héros au narcissisme destructeur, va semer le trouble parmi les touristes qui s’ennuient dans l’attente d’on ne sait quoi. Après avoir poussé Christel au désespoir, Allan sera lui-même acculé au suicide. Cette angoisse latente et pesante constitue encore le thème dominant du magnifique Rivage des Syrtes. Aldo, un jeune officier, est déchiré : d’un côté sa mission militaire qui consiste à rallumer la guerre entre la cité d’Orsenna, sorte de Venise orientale, et le Farghistan, de l’autre, sa quête du salut. Le temps semble arrêté sur ce paysage de marais et de plages. Aldo, à bord du « Redoutable », provoquera le Farghistan en allant jusqu’à ses rivages. Le sacré passe par la transgression des interdits. On ne verra pas la guerre, l’armée n’aura pas encore franchi la frontière, mais la certitude sera là. « Je savais pourquoi désormais le décor était planté. » La drôle de guerre sert ainsi de cadre à Un balcon en forêt. Seul dans un blockhaus des Ardennes, l’aspirant Grange vit dans l’attente, dans l’imminence d’une catastrophe qu’il ne sait nommer. Jusqu’au jour où le grondement du premier char se fera entendre... Les récits de La Presqu’île sont encore dès « levers de rideau » sur l’inconnu, l’insondable, l’infini. Le récit central qui donne son titre au recueil se déroule dans une petite gare de Bretagne du midi au crépuscule. Une femme attend le narrateur. Dans Le Roi Cophétua, ce dernier est isolé dans une propriété de la région parisienne alors que le canon de la première guerre mondiale tonne dans le lointain. Invité par un ami mystérieusement absent, le narrateur ne trouvera de sens à cette attente que dans l’observation du tableau qui donne son titre au récit. Quand à La Route, premières pages d’un roman inachevé, il s’agit de la confrontation d’un monde invisible, celui qui borde le chemin tracé par les hommes, au milieu d’une nature sauvage et déserte, et de la conscience du narrateur qui se croit observé. L’univers gracquien peut être résumé par une phrase du Beau ténébreux : « Un monde suspendu aux apparences brouillées dont l’existence même, l’armature, à y regarder de près, ne tient qu’à la révélation qui s’y embusque. » Et Gracq lui-même avoue dans Préférences que ce qui compte pour lui « se présente toujours en imagination au bout d’un voyage. » Ces références initiatiques, ce penchant marqué pour l’attente rapprochent Gracq du surréalisme. Pourtant les exclusives et le terrorisme du groupe l’ont toujours rebuté. «Mes relations avec le surréalisme ont été surtout des relations avec Breton, des relations d’admiration et d’amitié, mais qui n’ont jamais été d’adhésion totale ». Gracq n’a jamais été intéressé par l’action collective. Et son individualisme forcené, quasi aristocratique, est sans doute à la source des nombreuses réticences manifestées par la critique à son égard. Son écriture a été souvent jugée comme « solennelle » et empesée. On lui a reproché son trop grand souci de « style », sa maîtrise du verbe, sa phrase lente et irréelle. Comme ses héros, Gracq vise à l’absolu, à la plénitude du rêve. Baroque, il use de traits multiples pour essayer d’enserrer le réel dans la frondaisons drues d’une langue désirante. Dans un article publié en 1947 dans Les Cahiers de la Pléiade, Maurice Blanchot justifie ainsi la rhétorique de Gracq : « lenteur, lourdeur, embarras sont les effets d’un style qui mine le mot par les soutiens trop nombreux qu’il lui donne ». « Un écrivain, dit-il, peut avoir envie d’être pesant. Il lui est peut-être nécessaire d’avancer sur un chemin qu’il encombre à mesure qu’il le dégage. » Blanchot saisit ici admirablement l’essence de l’écriture gracquienne, voire de l’écriture tout court. « Le monde de Julien Gracq est un monde de qualités, c’est-à-dire magique. » L’univers est instable et irrationnel, les formes indéfinies, l’attente imprécise, la visée infinie. Et au terme de cela, l’aboutissement unique : la mort. On ne peut juger de l’œuvre et du style de Gracq par rapport aux normes classiques, aux référents critiques traditionnels. Maurice Nadeau, qui lui reproche son côté appliqué d’auteur à dictée, reconnaît cependant que « sous l’apparente glace des phrases bouillonne un monde de désirs, de rêves, d’incantations, plus ou moins infernales ». Nulle psychologie ici, pas de sentiments, tout est de l’ordre de la fascination. Gracq à propos de Jünger dont il admire l’œuvre a parlé de roman « emblématique » ; le terme s’applique parfaitement à ses propres textes, tissu de mythes et d’obsessions transfigurées par la magie du verbe. Les eaux étroites, dernier et petit livre — par le nombre de pages, du moins — paru en 1976, renouvellent cette apologie de la puissance poétique. Remontant à travers les souvenirs comme il remontait dans l’enfance, à bord d’une barque solitaire, la rivière Evre, affluent de la Loire, Gracq nous invite une nouvelle fois à un voyage initiatique aux sources bachelardiennes de l’inspiration : l’eau et le feu. Mais à la rêverie romantique s’ajoute une réflexion sur la place et la fonction de la poésie aujourd’hui. Après avoir dit dans La littérature à l’estomac que l’écrivain, au sens « mondain » du terme, n’est pas sérieux, Gracq revendique la haute charge d’inquiétude fondamentale que la poésie recelle et exprime. Rejetant formalisme et linguistique dans lesquels l’écriture se complaît aujourd’hui, il s’affirme encore à contre-courant. Démarche salutaire, s’il en fût, surtout quand elle conduit à faire naître la poésie du « litige de l’homme avec le monde »... ► Bibliographie
(L'ensemble des œuvres de J.G. a été publié chez José Corti). Romans, récits : Au château d'Argot, 1938 ; Un beau ténébreux, 1945 ; Le rivage des Syrtes, 1951 ; Un balcon en forêt, 1958 ; La presqu'île, 1970 ; Les eaux étroites, 1976. Théâtre : Le Roi Pêcheur, 1948. Poésie : Liberté grande, 1958. Essais : André Breton, quelques aspects de l'écrivain, 1948 ; La littérarature à l'estomac, 1950 ; Préférences, 1961 ; Lettrines, 1967 ; Lettrines II, 1974. Traduction : Penthésilée, de Kleist. Études : Revue Givre, n°1, mai 1976 : Julien Gracq. Cahier de l'Herne, n° 20,1973 : Julien Gracq.
Romancier, pamphlétaire et essayiste, né dans le Maine-et-Loire. Admirateur d’André Breton, Gracq n’est pas pour autant une survivance du surréalisme, mais une résurgence du plus lointain « supema-turalisme » dont parlait Nerval à propos des romantiques allemands. Tout prend les couleurs de la légende dans ses lents et somptueux récits : Au château d’Argol (1938), Un beau ténébreux (qui se passe pour-tant, comme par défi, au bord d’une plage mondaine, 1945). Dans Le Rivage des Syrtes (1951), la ville irréelle d’Orsenna rappelle Venise, sans aucun doute, mais elle évoque (et peut-être plus encore) tous les ports de mer impossibles de Claude Lorrain ; dans Un balcon en forêt (1958), les faits bien précis de la guerre seront rendus méconnaissables et véritablement métamorphosés par l’art, c’est-à-dire tout à la fois par la vertu du verbe et d’une vision du monde, entièrement neufs. Ces quatre récits répartis sur vingt années révèlent un auteur peu soucieux d’entretenir le tapage autour de son nom ; mais ce sage est, en vérité, l’homme de tous les excès de sens contraire, ainsi qu’en témoigne La Presqu’île, recueil de trois récits (1970), en particulier Le Roi Cophetua, qui termine le livre. Au reste, lorsque l’envie vint l’en prendre, il assena sur les augures les plus dignes, voire les plus redoutables, des coups redoublés et retentissants (La Littérature à l’estomac, paru en revue, 1950). Il a en outre rassemblé des essais sur les romantiques entre autres dans Lettrines (1967) et surtout, dès 1961, dans Préférences. On y retrouve son célèbre pamphlet de 1950 et un texte (encore plus violent) contre notre littérature sans sève, dit-il, et sans respiration ; ce qu’il souhaite, pour sa part, c’est une littérature qui maintienne à leur point extrême de tension les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement et la fureur.
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