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judiciaire

Le genre judiciaire est l’un des trois grands genres de l’éloquence. Il se définit par la matière du discours : il s’agit toujours de discuter sur le vrai ou le faux, contradictoirement. Le judiciaire correspond donc à plusieurs états de la cause. En littérature générale, on considérera que la thématique et le motif narratif du procès, constitutif aussi bien de certains contes folkloriques archétypiques, que de la plus ancienne production romanesque, comme des mises en œuvre les plus fortes, à l’époque moderne, de l’art baroque, reposent sur le genre judiciaire. Pour Aristote, il faut considérer trois points : la nature et le nombre des causes de l’acte injuste, les dispositions de ceux qui le commettent, le caractère et les dispositions des victimes. On est donc d’abord conduit à définir l’acte injuste : l’injustice consiste à nuire volontairement, en violation de la loi. Le préjudice s’apprécie du point de vue moral (et sa matérialité est alors sans conséquence), ou du point de vue de son importance pratique. Il peut arriver que certains torts excèdent tout châtiment, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire d’en appliquer un ; la réparation est parfois impossible, et le tort irrémédiable. Quelquefois, le tort a entraîné une conséquence si désastreuse pour la victime, indépendamment même de la réalité matérielle du fait, qu’il faut imposer au coupable un châtiment égal au préjudice total effectivement et finalement subi de son fait. L’illégalité consiste à agir contrairement à ce que prescrit ou à ce que permet la loi. On rappelle qu’il y a deux sortes de lois : les lois particulières à chaque État, qui sont forcément écrites, et les lois, éventuellement non écrites, qui expriment le droit naturel universellement reconnu. Les exemples de cette seconde catégorie sont clairs : avoir de la reconnaissance pour son bienfaiteur, être secourable à ses amis ; il y a aussi des lacunes dans les lois écrites. Les actions volontaires sont celles que l’on accomplit en connaissance de cause et sans contrainte. Tout ce qu’on fait volontairement, on n’a pas forcément choisi préférentiellement de le faire; mais tout ce qu’on a choisi préférentiellement de faire, on en est conscient : car personne n’ignore l’objet de ses choix. C’est l’intention qui détermine la nocivité et l’injustice d’un acte. On peut dès lors examiner les causes des actes injustes. Dans l’ensemble, c’est le vice et l’intempérance. Ceux qui ont un vice sont en outre injustes par rapport à ce vice : par exemple, l’avare pour l’argent, l’intempérant pour les plaisirs, le lâche pour les dangers (il laisse tomber ses amis en pleins périls, à cause de la peur), l’ambitieux pour les honneurs, etc. Ce sont là des causes générales ; il y a aussi des causes particulières, qui sont soit extérieures au sujet, soit intérieures à lui. L’accusateur doit chercher à faire valoir le maximum de causes poussant à l’injustice, et le défenseur doit chercher à faire valoir le maximum de causes qui peuvent inversement pousser à ne pas commettre un acte injuste. Quand le sujet n’est pas lui-même la cause, celle-ci peut être soit la fortune, soit la nécessité, qui peut être elle-même une contrainte soit humaine soit naturelle. Quand le sujet est lui-même responsable de l’action, celle-ci peut être due à une habitude, ou à une tendance appuyée ou non sur un calcul ou sur une réflexion : la volonté pousse au bien (on ne veut que ce que l’on considère comme un bien) ; on est poussé en revanche à agir sans réflexion soit par la colère soit par le désir. On pourrait concevoir d’autres causes particulières, mais Aristote souligne que cela ne saurait former tout au plus que des causes secondes, accompagnatrices ou apparentes. S’il arrive par exemple en effet que les jeunes gens soient emportés par la colère ou submergés par leur désir, ce n’est pas leur jeunesse qui les fait agir de la sorte, mais la colère ou le désir. De même, ni la richesse ni la pauvreté ne sont des mobiles en soi : mais il arrive aux pauvres de désirer de l’argent, parce qu’ils en manquent, et aux riches de désirer des plaisirs non nécessaires parce qu’ils peuvent se les procurer; mais leurs actions viendront non pas de la richesse ni de la pauvreté, mais de leurs désirs. Pareillement pour les justes et pour les injustes, et pour tous ceux dont on dit qu’ils agissent selon leurs dispositions : ils agissent ou par réflexion ou par passion ; mais les uns sont mus par des caractères et passions honnêtes, d’autres à l’inverse. Il est certain que telles dispositions de mœurs entraînent davantage telles dispositions par rapport aux désirs. Cette mise au point faite, il est possible de revenir, pour une brève récapitulation systématique, sur les causes des motifs fondamentaux de toute action. La chance ou la fortune, comme cause extérieure, est celle de tous les faits dont la cause est indéterminée, qui ne se produisent pas en vue d’une fin quelconque, ni toujours, ni la plupart du temps, ni régulièrement. La cause naturelle entraîne les faits dont la nécessité est interne à ces phénomènes (ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il s’agisse d’une causalité interne à un sujet responsable humain, au contraire), et qui se produisent régulièrement : ils se réalisent toujours ou la plupart du temps de la même façon ; en effet, toutes les choses qui sont par nature ont manifestement en elles un principe de mouvement et de fixité les unes par rapport au lieu, les autres par rapport au développement ou au déclin, les autres par rapport au changement. Pour les actes contraires à la nature, leur cause peut être aussi bien naturelle que hasardeuse. Quant à la dernière cause extérieure, la contrainte, elle fait agir les sujets eux-mêmes, mais contre leur réflexion ou leur désir. Parmi les causes intérieures, l’habitude est le motif qui fait agir en raison de la répétition antérieure du comportement. Le calcul et la réflexion font accomplir des actes qui semblent utiles en tant que fins, ou en tant que moyens d’arriver à des fins; c’est ainsi que même des voluptueux peuvent accomplir des actes utiles, dans la mesure où c’est une utilité en vue de leurs plaisirs. La colère et l’impulsivité poussent aux actes de vengeance, qui touchent spécialement la victime; Aristote définit spécifiquement la colère dans l’examen des passions. Le désir, enfin, entraîne à faire tout ce qui paraît agréable ; l’accoutumance et l’habitude y sont pour quelque chose, car bien des actes qui ne sont pas naturellement agréables le deviennent par suite de l’habitude. On accomplit en général plus volontiers ce qui dépend de soi : on voit donc spontanément dans les actes que l’on accomplit ou de l’utilité ou du plaisir pour soi ; ainsi, les actes volontaires, qui sont pour chacun les plus directement motivés intérieurement, sont toujours, ou en apparence ou en réalité, des biens ou des agréments. On range dans cette catégorie autant la délivrance de maux ou de peines que l’échange contre des maux ou des peines moindres. Les deux grandes motivations majeures de toute action sont donc l’utile ou l’opportun, qui est spécialement examiné à propos du genre délibératif, et l’agréable, dont la catégorisation générale est le plaisir. Il convient dans ces conditions d’examiner le plaisir, pour pouvoir en pratiquer les principaux lieux. On peut admettre que le plaisir est un mouvement de l’âme particulier impliquant une adéquation totale, sensible, à l’état fondamental de sa nature ; le contraire définit la peine. Si c’est bien en cela que consiste le plaisir, il est évident qu’est également agréable tout ce qui peut produire cette disposition de son être, et pénible ce qui peut l’altérer ou produire son contraire. Tendre vers l’état de sa nature est donc généralement agréable ; cela n’est pas sans parenté avec l’habituel, en raison du rapprochement entre le perpétuel et le fréquent, qui instaure l’habitude comme une image de la nature. Agréable est ce qui n’est pas dû à la contrainte, car la contrainte est contraire à la nature. Le souci, l’application et l’effort sont pénibles, car ce sont des faits de contraintes, à moins qu’ils ne soient habituels, ce qui peut les rendre agréables. Au contraire, sont en soi agréables la bonne vie, le confort, l’insouciance, les loisirs, la détente et le sommeil : nulle contrainte en tout cela. Est agréable tout ce dont on a un désir spontané : le désir est en effet une pulsion vers l’agréable. On distingue les plaisirs raisonnables et les plaisirs animaux. Les plaisirs animaux sont tous ceux qui ne viennent pas d’une conception intellectuelle ; tels sont tous ceux qu’on appelle naturels, comme ceux qui tiennent au corps : ainsi, pour la nourriture, la soif et la faim, avec les variantes appropriées à chaque type de nourriture, les désirs relatifs au goût, les désirs sexuels et tout ce qui concerne le contact, ceux qui concernent l’odorat, l’ouïe et la vue. Les désirs raisonnables sont tous ceux qui viennent d’une persuasion : souvent en effet, c’est la parole et l’idée qui poussent à désirer tel spectacle ou telle possession. Aristote présente à ce point de son développement une très intéressante et fascinante analyse des rapports du plaisir avec l’imagination et avec la mémoire. Éprouver du plaisir consiste à ressentir une impression ; l’imagination est une sensation faible, un mouvement de l’être produit par une sensation en acte : toujours le souvenir et l’espoir s’accompagnent d’une imagination de ce dont on se souvient ou qu’on espère. Donc, les plaisirs sont concomitants au souvenir et à l’espoir, puisque la sensation est aussi un plaisir.

Dès lors, tout ce qui est agréable forme soit un présent dans la sensation, soit un passé dans le souvenir, soit un futur dans l’espoir. Le présent se ressent, le passé se rappelle, le futur s’espère. Les choses dont on peut se souvenir sont agréables : non seulement celles qui l’ont effectivement été, mais même certaines qui ne l’étaient pas, mais dont la suite a été agréable ; c’est que l’absence vive d’un mal est un plaisir. Agréables sont les choses que l’on espère, dans la mesure où leur actualisation paraît produire grande joie et grande utilité, surtout si ce doit être sans aucune peine. En général on a plaisir à se rappeler ou à espérer tout ce dont la réalisation est source de joie. C’est ainsi qu’il y a quelque plaisir même à se mettre en colère, car cette réaction devant une situation scandaleuse, si on la compare à la résignation désespérée, semble préjuger d’une possibilité de redressement du mal. De même, la vengeance est agréable, car ce qu’il est pénible de ne pouvoir obtenir est agréable à obtenir ; quand on ressent de la colère, on éprouve de la peine à ne pouvoir se venger sur-le-champ, mais on se plaît à espérer pouvoir le faire un jour. Et vaincre est agréable, pas seulement pour ceux qui ne pensent qu’à gagner, mais pour tout le monde : car il se produit alors une imagination de supériorité, que chacun désire plus ou moins. Et comme on a plaisir à vaincre, on a aussi plaisir dans tous les jeux ou divertissements, soit sportifs soit intellectuels, où s’exercent compétition ou rivalité : cela va de la lutte au tournoi poétique, en passant par la chasse ou le barreau. Où il y a lutte, il y a aussi victoire. Il y a donc un plaisir du même ordre dans la pratique de la rhétorique. Et, conséquemment, les honneurs et la réputation : ce sont parmi les biens les plus agréables, car ainsi chacun s’imagine faire partie des gens de bien, surtout si l’affirment ceux que l’on croit de bonne foi (les voisins, les intimes, les concitoyens, les personnes sensées, les contemporains). La plupart des désirs s’accompagnent d’un certain plaisir : en effet, à se rappeler le plaisir qu’on a eu ou à espérer celui qu’on aura, on est heureux. Par exemple, ceux qui, en pleine fièvre, sont saisis de soif, sont heureux de se rappeler comme ils buvaient et d’espérer comme ils boiront. Les amoureux sont heureux à parler de l’objet aimé, à le dessiner, à faire des vers pour lui : par ces moyens, on s’imagine avoir l’objet aimé sous les yeux, à portée de la main. L’amour commence toujours ainsi : non seulement on est heureux quand l’objet aimé est là, mais on est malheureux quand il n’est pas là, et il y a quelque plaisir même dans ce chagrin et dans ces larmes que suscite son absence. Le malheur, c’est que celui qu’on aime ne soit pas là ; le plaisir, c’est de se le rappeler, de le voir d’une certaine façon, ses actes, son allure. Un ami aussi fait partie des choses agréables : avoir de l’affection et en faire l’objet sont agréables. On s’imagine alors posséder un bien désirable par tous les êtres doués de sentiment : susciter de l’amitié, c’est être aimé en soi et pour soi. On aime également être admiré, pour le plaisir de l’honneur. On aime aussi la flatterie et les flatteurs, qui se donnent les couleurs de l’amitié. On aime la répétition et l’habitude, comme on aime le changement et les intervalles dans le cours du temps. Apprendre et admirer sont en général agréables : l’admiration implique le désir, l’admirable est désirable ; et apprendre, c’est se rapprocher de la nature. De même, faire du bien et être bien traité : recevoir un bienfait, c’est obtenir ce qu’on désire ; faire du bien, c’est signe de possession et de supériorité, toutes choses désirables. Comme apprendre et admirer sont agréables, les analogues le sont aussi, par exemple les arts de représentation, la peinture, la sculpture, la littérature, et toutes les belles représentations, même si le sujet représenté n’est pas agréable. Car le plaisir ne vient pas de ce sujet; mais on fait un raisonnement concernant la représentation, ce qui fait découvrir quelque chose : et c’est en cela que consiste le plaisir artistique. On est également heureux après les tribulations et les dangers : on admire d’en être sorti. La nature constituant l’homogénéité, le semblable naturel fait plaisir à son homologue : qui se ressemble s’assemble, et l’on prend plaisir à trouver son semblable ; on se plaît donc entre soi. L’amour propre est ainsi le plus haut degré possible de ce plaisir naturel, dans la mesure où il fait aimer le plus que semblable à soi : le même identique, le soi-même. D’où, en dégradé continu et très proche, tout le plaisir, voire la tendresse que l’on éprouve, pour tout ce qui est presque soi-même : ses enfants, ses amants, ses amis, ses œuvres. Le commandement comme la sagesse, qui y président, sont agréables ; de même, la réputation qui fait passer pour capables de ces vertus. Et, bien sûr, l’ensemble du rire et du plaisant. Tels sont les principaux lieux du plaisir, qui constituent autant de fins de l’acte injuste (on peut renverser les arguments par rapport au motif du désagréable). Dispositions de ceux qui commettent l’injustice. Les hommes commettent des injustices quand ils croient qu’ils en ont la possibilité, parce qu’ils pensent que leur acte ne sera pas découvert, ou que, s’il est découvert, il restera impuni, ou que, s’il est puni, l’inconvénient de la peine sera inférieur en tout état de cause à l’avantage du gain réellement obtenu. Ceux qui croient pouvoir commettre l’injustice le plus impunément sont les gens éloquents, les hommes d’action, ceux qui ont l’expérience des procès, surtout s’ils sont riches et s’ils ont beaucoup d’amis. On peut être soi-même dans ces situations, ou avoir des amis qui y soient. De même, ceux qui sont les amis des victimes ou des juges : car on ne prend pas de précautions entre amis, et on est éventuellement prêt à tout accommodement; et un juge ami sera forcément indulgent. Sont assez facilement protégés ceux dont le caractère est l’opposé de celui qui prête aux imputations : les faibles relativement aux violences, les pauvres et les laids relativement à l’adultère. De même pour les actes qu’on accomplit à découvert, sous les yeux de tous : on ne prend aucune précaution à cet égard, parce qu’il est inimaginable que quiconque les commette. De même pour les actes si énormes et si monstrueux que personne apparemment n’oserait les entreprendre : on ne songe pas à se prémunir contre des tentatives exorbitantes, mais uniquement contre celles auxquelles on est habitué. Semblablement, les personnes qui n’ont pas d’ennemis, ou au contraire qui en ont beaucoup : les uns parce que sans doute nul ne se méfie d’eux ; les autres parce qu’on dirait que les risques d’accusation aussi plausible que malveillante sont si nombreux qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de se mettre dans une situation aussi fâcheuse. De même ceux qui ont tout pouvoir ou toute imagination pour cacher leur action; ceux qui peuvent empêcher, différer ou influencer le jugement ; ceux qui peuvent, en cas de condamnation à amende, ou payer ou obtenir un long délai ; ceux au contraire qui n’ont rien, car ils n’ont rien à perdre ; ceux pour qui l’avantage d’un gain certain est inférieur au risque d’une peine hypothétique, ou dont le châtiment serait purement moral, ou financier, ou civique, par rapport à une satisfaction bien supérieure en prestige ou en ressentiment ; ceux dont l’acte injuste n’est pas sans louange populaire. Ceux qui ont souvent commis l’injustice sans être découverts ou condamnés, ainsi que ceux qui ont souvent échoué : ils ont envie d’y arriver à toute force. Ceux qui n’envisagent qu’un châtiment lointain, pour un gain immédiat. Ceux au contraire qui préfèrent ainsi obtenir un avantage solide et prolongé, contre une peine passagère et immédiate. Ceux qui peuvent sembler agir sous l’effet du hasard, de la nécessité, de la nature, ou de l’habitude : dans l’ensemble, ceux qui paraissent se tromper, et non pas violer la loi. Ceux qui ont des besoins : de l’indispensable, comme les pauvres, du superflu, comme les riches. Ceux qui ont bonne réputation, et ceux qui sont perdus de réputation : les uns sont insoupçonnables, les autres ne semblent pas pouvoir tomber plus bas. Dispositions des victimes potentielles. Ceux qui possèdent ce dont on manque, ou pour le nécessaire, ou pour le superflu, ou pour les plaisirs, aussi bien au loin que tout près : pour les uns, le châtiment est long ; pour les autres, le vol est rapide. Ceux qui sont confiants, sans prendre précaution ni garde : il est facile d’agir à leur détriment. Les insouciants, car ils ne poursuivront pas ; les gens retenus, car ils ne sont pas âpres au gain. Ceux qui ont été souvent victimes, sans jamais poursuivre ; ceux qui ont été souvent victimes et ceux qui ne l’ont jamais été : les uns se disent que leur tour est vraiment passé, les autres qu’ils sont hors de danger. Ceux qui sont en butte à la calomnie : ils ne poursuivront pas, dans la crainte que les juges soient prévenus contre eux ; c’est le cas de tous ceux que visent la haine et l’envie. Ceux dont la famille, dans le temps ou dans l’actualité, a quelque grief contre l’agresseur potentiel ou contre son milieu. Les ennemis comme les amis : par facilité ou par plaisir ; ceux qui n’ont pas d’amis. Les incapables de parler ou d’agir : ou ils ne poursuivent pas, ou ils transigent, ou ils s’arrêtent en cours de procédure. De même ceux pour qui il est préjudiciable de passer du temps à suivre une affaire, comme les étrangers et les entrepreneurs ou exploitants directs. Ceux qui commettent souvent l’injustice : on ne voit presque que justice à leur rendre la pareille ; de même ceux qui ont fait du mal ou sont sur le point d’en faire : l’injustice à leur égard est une sorte de plaisir assez beau ; ceux dont le préjudice fera plaisir aux personnes à qui on veut être agréable. Ceux avec qui on entretient des relations telles qu’il ne peut en sortir qu’indulgence. Ceux qu’il faut léser pour pouvoir accomplir ensuite plusieurs actions justes, plus importantes que des torts antérieurs nécessaires et réparables. Il en est de même pour les délits fréquents ; ceux dont le produit se dépense vite, ou se transforme, ou se répartit facilement, ou se confond avec tant d’autres; ceux que les victimes ont honte de déclarer (comme les outrages sexuels) ; ceux qui sont sans importance. Les délits et l’équité. On peut préciser que les actes injustes se réalisent ou à l’égard de la communauté, ou à l’égard d’un individu, même si dans les deux cas il arrive que ce soit des individus qui soient concrètement lésés : dans les affaires criminelles, c’est à la fois des personnes et l’institution sociale qui sont lésées, parfois c’est uniquement une institution, parfois c’est uniquement un préjudice privé. Il importe de souligner le caractère conscient et volontaire de l’acte pour pouvoir parler d’injustice : subir l’injustice, c’est souffrir des actes injustes accomplis volontairement par le coupable. Le problème est celui de l’intention, mis à part les cas où le motif est dû à la passion. Il arrive souvent que le prévenu reconnaisse l’acte, mais non la qualité qui lui est donnée, ou le délit que cette qualité implique : par exemple, il avoue avoir pris, mais non volé ; frappé le premier, mais non outragé ; avoir eu des relations sexuelles avec une femme, mais non commis l’adultère ; avoir empiété sur une terre, mais non sur du domaine public; avoir conféré avec les ennemis, mais non trahi. Il s’agit donc chaque fois de la définition : il faut donner des définitions différentielles des cas pour pouvoir montrer que le délit existe ou n’existe pas. La discussion porte sur ce point : l’action est-elle injuste et malhonnête, ou n’est-elle pas injuste? C’est l’intention qui fait la délictuosité de l’acte injuste ; et, en même temps que les actes, les dénominations signifient l’intention : prendre en secret n’est pas toujours voler, il faut vouloir porter tort et s’approprier. On pourrait donc dire que l’équité est le juste, mais le juste qui dépasse les lois écrites de chaque État. Les lacunes de celles-ci sont parfois involontaires (le cas échappe au législateur), parfois volontaires, quand le législateur est forcé d’employer une formule générale couvrant la plupart des cas, sans pouvoir énumérer toutes les occurrences particulières imaginables et, justement, inimaginables. Les actes qu’il faut excuser relèvent de l’équité : il ne faut pas estimer dignes de la même sanction les erreurs et les délits, pas plus que les malchances. Celles-ci sont contraires à nos calculs, et sans méchanceté; les erreurs sont les actes calculés mais non inspirés par la nocivité ; les actes injustes sont ceux qui sont le fruit du calcul et de la volonté de nuire. Être équitable, c’est donc être indulgent aux faiblesses humaines ; c’est considérer non la loi, mais le législateur ; non pas la lettre, mais l’esprit du législateur; non pas l’action, mais l’intention; non la partie, mais le tout ; non l’état d’immédiate actualité, mais celui de la durée et de la généralité. C’est se rappeler plus des biens que des maux, plus des bienfaits reçus que des bienfaits rendus. C’est savoir supporter l’injustice. C’est consentir qu’un différend soit tranché plutôt par la parole que par l’action, préférer s’en remettre plutôt à l’arbitrage qu’à un jugement des tribunaux. On remarquera sans doute combien ces réflexions d’Aristote instaurent presque majestueusement la rhétorique, dans sa partie pourtant la plus technique, à la fois morale, dialectique et argumentative, dans le vaste et noble mouvement culturel de l’humanisme, dont elle est, au fond, consubstantielle. C’est bien en effet par rapport à la loi morale que doit s’apprécier justement la gravité du délit : la plus petite injustice peut être grosse de la plus importante. S’impose également la gravité des actes injustes dont l’auteur est le premier coupable dans l’histoire, ou l’unique qui en soit connu responsable ; il en va de même pour les actes répétés, prémédités, insoutenables à relater, ou ceux qui relèvent de la bestialité. On peut d’ailleurs amplifier ces griefs, indépendamment du recours au lieu du plus et du moins, en divisant le chef d’accusation en plusieurs sous-chefs, ce qui multiplie le reproche, en montant en épingle la sainteté éventuelle du lieu du crime (un bâtiment sacré, la maison paternelle, un tribunal), ou celle de la victime (par exemple le bienfaiteur du coupable), la violation de la loi morale universelle, ou encore celle de textes précis (à plus forte raison transgresserait-on allègrement des préceptes du droit naturel). D’une manière générale, on peut organiser le jeu du genre judiciaire autour des deux pôles défenseur-accusateur, en renversant les lieux de tous les arguments. C’est bien sûr le plus radicalement rhétorique des trois grands genres : la pratique logico-discursive y est entièrement positive. Mais on ne négligera pas l’importance des réflexions psychologiques qui servent de soubassement aux principaux lieux, ni la profondeur du mouvement d’anthropologie morale qui commande toute cette construction.

=> Éloquence, orateur, oratoire; genre; cause; délibératif, démonstratif; définition, dialectique, preuve, lieu, caractère, mœurs, passions; honnête, utile, opportun; plaisant, rire; amplification.

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