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Jean-Pierre Faye

Né à Paris le 19 juillet 1925, agrégé de philosophie en 1950, Jean-Pierre Faye se sépare en 1967 du groupe «Tel quel » auquel il appartenait, et fonde en 1968 la revue collective Change, dont il est aujourd’hui le principal animateur. Poète, romancier, essayiste, tels sont les statuts divers de Jean-Pierre Faye, l’un des écrivains les plus brillants de la littérature française d’avant-garde. Mais quel que soit son « terrain » d’écriture, l’esprit demeure toujours le même : attentif aux signes du réel, aux récits de l’histoire et à son langage, aux mouvements des hommes et à leur parole. Cela explique pourquoi chacun de ses écrits s’inscrit exactement dans le cadre d’une œuvre mais n’est jamais indépendant ni solitaire. Ainsi, les premiers poèmes de Jean-Pierre Faye (Orphée, sonnet en vers de neuf syllabes, Couleurs pliées, et le très bel opuscule Fleuve renversé) ont été écrits entre les fragments narratifs d’un « Hexagramme » sur lequel nous reviendrons : « C’est presque toujours dans les intervalles, dans les moments de non-écriture narrative, que surgissait une certaine séquence de ce qui se nomme poème », avouait-il lors d’une interview. Le triptyque de Couleurs pliées fait, en cela, figure de lieu central : entre les vingt-quatre voix de « Droit de suite » et les vingt-quatre traits de « Dessin inlassable » s’offre la palette des « Couleurs pliées ». Jean-Pierre Faye y donne le droit de dire à ceux dont le sang a tout exprimé — en des pages violentes où le poète s’affirme au cœur de l’oppression. Déjà Jean-Pierre Faye allait au-delà des impérities de la langue. A un moment (l’année 1965) où le verbe se cherchait sans parvenir à divorcer d’avec les opérations froides de la tradition, quand le poème s’épuisait au cœur d’une page où il ne trouvait sa place ni ne marquait d’ouverture au sens, l’auteur du précieux Fleuve renversé libérait l’écrire poétique de ses attaches et le plaçait au regard de l’à venir, face à sa signification et dans la liaison avec la seule pratique d’une certitude philosophique et politique. Pendant ce temps, le romancier mettait en place les jalons d’un « Hexa-gramme », découpé en six récits : Entre les murs, la Cassure, Battement, Analogues, l’Ecluse et les Troyens — à quoi se sont récemment ajoutés deux fictions : Inferno et l’Ovale. Dans un roman parlé, les Portes des villes du monde, Jean-Pierre Faye a eu l’idée de reparcourir oralement les lieux éparpillés, sur la terre et dans l’histoire, auxquels chacun de ses récits faisait implicitement allusion. Dans les romans de Faye, il n’y a pas la traditionnelle continuité héritée des classiques ni les interventions psychologiques propres aux fictions closes, mais bien plutôt une réalité toujours ouverte, découpée en plans, et sur laquelle opère une écriture non-interprétative. Tous les romans de Faye forment donc un unique roman, mais multiple dans sa substance — « rhizomatique », comme diraient Deleuze et Guattari. L’essayiste ne se départit pas non plus d’une continuelle attention portée aux lieux du monde où l’histoire se fait, depuis les Migrations du récit sur le peuple juif jusqu’aux luttes de classes à Dunkerque, en passant par le Portugal d’Otelo. On y retrouve aussi le linguiste, lecteur fidèle de Chomsky et auteur du monumental ouvrage : Langages totalitaires, s’interrogeant sur les différents sens que véhiculent les langages et mettant à nu leur « acceptabilité ». Dans tous ces domaines, Jean-Pierre Faye apparaît bien comme un précurseur audacieux, fidèle à lui-même et à son œuvre, droit et sincère dans sa recherche quand tant d’écrivains avant-gardistes se plaisent, littéralement et politiquement, à changer d’options comme de culotte. Mais davantage encore que le seul travail d’un homme courageux, les écrits de Jean-Pierre Faye sont le témoignage remarquablement intelligent et opportun d’une époque « mouvementée ».

► Bibliographie

Les six romans d'« Hexagramme » ont paru aux éditions du Seuil ; ce sont : Entre les rues, 1958 ; la Cassure, 1961; Battement, 1962 .Analogues, 1964 ; l'Ecluse, 1964 ;les Troyens, 1970. Les deux derniers romans, Inferno, 1975, et l'Ovale, 1975, ont paru chez Seghers-Laffont, et Les portes des villes du monde, chez Belfond, 1977. Les principaux recueils poétiques de Jean-Pierre Faye sont Fleuve renversé, G.L.M., 1960, et Couleurs pliées, Gallimard, 1965. Quant à ses essais, ils ont paru principalement chez Hermann : Langage totalitaires et Théorie du récit, 1972 ; chez Galilée : Luttes de classes à Dunkerque, la Critique du langage et son économie, 1973; chez Belfond : Migrations du récit sur le peuple juif. Jean-Pierre Faye est aussi l'auteur de traductions diverses et de pièces de théâtres ; il publie régulièrement des textes dans la revue Change.


Poète, romancier et essayiste, né à Paris. Il a tout juste vingt ans lorsque Les Cahiers de la Table ronde accueillent ses premiers poèmes, mais il fera ses vrais débuts avec un roman, Entre les rues (1958). Deux ans plus tard, c’est le recueil de vers Fleuve renversé (1960), et la critique relèvera alors l’inventivité rythmique et le divisionnisme (j’allais dire : le pointillisme) de son écriture. La même année va se constituer le groupe Tel Quel, et J.-P Faye y participera ; de façon décisive, féconde. Orageuse aussi, à l’occasion. Son roman L’Écluse (1964) obtient le prix Renaudot ; mais c’est la poésie qui reste son champ d’action véritable : Couleurs pliées (1965), recueil en trois parties (mais nous ne parlerons que de la deuxième, qui donne son titre au livre). Ce qui frappe d’abord, c’est, bien sûr, la façon de jouer avec l’espace ; c’est ensuite seulement que l’on voit que la signification du texte est ouverte sur l’infini des possibles (Mallarmé nous rappellerait ici, à point nommé, sa définition célèbre : « La parole retrouve chez le poète sa virtualité »). Au total, chaque page de ce livre peut se lire « dans tous les sens » (et ceci, dans les deux « sens » du terme) : les mots, presque trop détachés parfois l’un de l’autre, semblent éparpillés librement ; et un tel « tachisme » nous fait penser à ces feuilles de papier pliées en deux, puis en quatre, après adjonction de taches d’encre ou de couleurs multiples, que l’on utilise en psychiatrie sous le nom de « tests de Ror-schach » (d’où, peut-être, le titre très ambigu de l’œuvre. Couleurs pliées... ?) Et après tout, les « tests de Rorschach » en question n’ont-ils pas pour résultat, eux aussi, de laisser le champ libre à autant d’interprétations possibles qu’il y aura de lecteurs (ou de lectures d’un même lecteur selon son humeur, profonde ou passagère) ? Disons un mot, par acquit de conscience, des romans ou récits de J.-P. Faye non encore cités, tous ensemble devant être considérés, nous dit-il, comme liés entre eux (pour ma part, je ne l’ai pas du tout ressenti) : La Cassure, 1961, Battement, 1962 ; Les Troyens, 1970 ; Infemo, 1975; L’Ovale, 1975... Il reste que la doctrine, elle, est « une » : toujours hanté, dans ses romans comme dans ses poèmes, par la nécessité, en matière d’écriture, d’une « recherche » (et il a « trouvé », quant à lui ; sans effort apparent), il estime trop facile de fermer les yeux sur le monde. Il évoquera donc, dans ses œuvres de fiction, bien en face, dit-il (ou parfois en profil perdu, pour ainsi dire), un personnage géographique ou historique. Dans La Cassure, il nous montre la lutte ouvrière et, en particulier, syndicale ; dans L’Écluse, le couple plongé dans l’absurdité criminelle des États doubles, des villes doubles : Berlin, Jérusalem. L’essai de 1967, bizarrement intitulé Le Récit hunique - et qui se réfère, par jeu, à une thèse du philosophe des Lumières Bonnot de Mably sur le rôle positif des Huns, lors de leur très dynamique intervention auprès de nos paisibles ancêtres -, va préciser la position de J.-P Faye en matière de roman. Il cite à l’appui le Cervantès des Nouvelles exemplaires, et Charles Sorel, auteur de Francion (et aussi de L’Anti-Roman - au XVIIe siècle !). Jean-Pierre Faye s’oppose, comme Sorel, à un roman « romanesque » : il le veut tout à la fois stylisé comme un poème (comme ses poèmes) et enraciné dans la réalité si ce n’est dans l’actuel. Plus encore, il imagine la transformation radicale qui sera possible dans l’ordre littéraire (et en particulier dans le « récit ») une fois que sera opérée la transformation la plus urgente : dans l’ordre économique. D’ici là, il faut préparer, par la théorie autant que par la pratique, l’invention de notre temps. Mais la théorie n’est pas le point fort de Jean-Pierre Faye, qui y mêle un peu de tout, y compris la linguistique de l’Américain Chomsky ; et dans un flot d’abstractions très serré, bien éloigné de la « réalité » qu’il cultive avec succès, pourtant, dans ses récits. Il faudra laisser apparaître la politique dans l’imaginaire, dit-il. En attendant, l’incursion des Huns dans l’aire romanesque n’a pas, malgré leur élan indéniable, emporté la jeune littérature romanesque. L’année même de la publication du Récit hunique, en décembre, c’est la rupture avec le groupe Tel Quel et presque aussitôt la création par J.-P. Faye de la revue Change ainsi que de la collection (et du collectif) du même nom. Notre telquellien ne sera pas suivi (à une exception près, mais glorieuse : Maurice Roche), et Change était trop refermé sur ses principes pour faire acte de vassalité auprès des grands ancêtres (les Ponge, les Lacan, les Barthes, et autres hôtes occasionnels de l’autre jeune revue). Une chose est sûre, le poète Jean-Pierre Faye n’a pas fini de nous étonner ; et c’est son originalité foncière, naturelle, qui l’a plus d’une fois desservi.