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Jean Genet

Né à Paris le 19 décembre 1910, Jean Genet ne connut jamais sa mère. « Quand j’eus vingt et un ans, écrit-il dans le Journal du voleur, j’obtins un acte de naissance. Ma mère s’appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J’étais venu au monde au 22 de la rue d’Assas. » Rue d’Assas, il constata que « le 22 était occupé par la maternité ». Enfant de l’Assistance publique, Jean Genet fut confié à des paysans du Morvan, chez qui il se montra docile et pieux. Mais à dix ans, accusé injustement de vol, il fut mis en maison de correction. C’est à celle de Mettray qu’à seize ans, explique-t-il, pour lutter contre la honte qu’il éprouvait et le mépris des colons plus âgés, il choisit de répondre à l’injustice par le défi, de se reconnaître dans ce qu ’on voulait qu ’il fût. Dès lors, il mena une vie vagabonde, en France, en Espagne, à travers l’Europe, vie dominée par l’homosexualité et le vol et ponctuée de quelques séjours en prison. En 1942, alors qu ’il est en prison comme prévenu, Genet écrit son premier poème : le Condamné à mort, qui, publié peu après, porte pour toute mention d’origine : Fresnes. Genet est devenu écrivain. Un roman suit Notre Dame des fleurs, puis d’autres, le Miracle de la rose, en 1946, Pompes funèbres, en 1947. La même année, Louis Jouvet crée les Bonnes. En 1948, sur l’intervention de quelques écrivains célèbres, Genet échappe à la relégation qui le menaçait à la suite d’une affaire mineure. Désormais il n 'appartient plus qu ’à la littérature. Tandis que Sartre lui consacre une étude monumentale : Saint Genet, comédien et martyr, ses poèmes, ses romans et bientôt son théâtre (les Nègres, le Balcon, les Paravents) lui valent une réputation internationale. Disant l’essentiel dans son œuvre, Genet est un auteur discret, fuyant l’interview, vivant à l’écart des modes et des chapelles, quitte à intervenir ponctuellement et politiquement sur des problèmes qui lui tiennent à cœur, en faveur des Black Panthers ou (aux côtés de Michel Foucault et de Claude Mauriac) des prisonniers ou des travailleurs immigrés. A la représentation des Nègres ou des Paravents dans la mise en scène de Roger Blin, il était évident que la violence des situations et la beauté, superbe et vénéneuse, du verbe, concouraient à transformer le théâtre en lieu de célébration. La cruauté, mais aussi bien la parodie y prenaient les allures de rituels, devenaient exaltation, exorcisme, fêtes du désir et du crime, de l’amour et du sang, de la mort. Même les gestes meurtriers apparaissaient comme la répétition de toute tragédie et les mots réputés malsonnants s’inscrivaient dans une orchestration poétique, somptueuse et inquiétante. Pour Genet, le théâtre, loin d’être fantaisie de boulevard ou vulgaire pantalonnade, doit avoir la rigueur d’un cérémonial. Cérémonial de la provocation, peut-être, ou cérémonial inversé comme dans la magie noire, qu’importe : le modèle de toute représentation est dans cette répétition d’un acte originel qu’incarnent les rituels religieux : « Sur une scène presque semblable aux nôtres, sur une estrade, il s'agissait de reconstituer la fin d’un repas. A partir de cette seule donnée, qu 'on y retrouve à peine, le plus haut drame moderne s’est exprimé pendant deux mille ans et tous les jours dans le sacrifice de la messe » écrivait Genet dans une lettre à Jean-Jacques Pauvert pour la réédition des Bonnes. Quelques lignes plus loin, précisant sa propre esthétique, il ajoutait : « Sans doute l’une des fonctions de l’art est-elle de substituer à la foi religieuse l’efficace de la beauté. Au moins cette beauté doit-elle avoir la puissance d’un poème, c’est-à-dire d’un crime. » Et l’auteur ici fait écho à un de ses personnages, Archibald, qui, dans les Nègres, drame se déroulant autour d’un catafalque, dit : « Vous n 'avez pas le droit de rien changer au cérémonial, sauf naturellement, si vous découvrez quelque détail cruel qui en rehausserait l’ordonnance. » Cette volonté de faire du théâtre un rituel — et par là de renouer avec ses origines, avec la tradition tragique, les mystères ou le nô — s’inscrit dans une démarche plus profonde qui gouverne l’œuvre entière de Genet. Pour celui-ci, poète du vol, de l’homosexualité, du crime, de la trahison, il ne s’agit point de transformer le fait divers en récit ou le truand en héros de roman-feuilleton (la littérature populaire et la presse à sensations suffisent à cette besogne) ni même seulement de dire la beauté du mal ou, comme Baudelaire, d’en extraire les fleurs, mais bien de célébrer « l’envers du monde », de donner au trivial et au répréhensible, à la débauche et au crime, plus largement à tout ce qui est rejeté dans les marges ou les abîmes de notre société l’éclat et la splendeur que celle-ci réserve aux valeurs qu’elle vénère. Encore faut-il que ces valeurs conservent leur force et leur pureté, puissent apparaître comme intangibles et absolues pour que la mythologie noire qui exalte leurs doubles pervertis, qui fait des vices des qualités et « érige en théologales » dans le Journal du voleur ces trois « vertus » : la trahison, le vol et l’homosexualité, trouve à se déployer avec magnificence. Elle est constamment menacée par « la crainte que les honnêtes gens ne soient des voleurs qui ont choisi le plus habile et le plus prudent moyen de voler ». Dans toute l’œuvre, théâtre, romans, poèmes, la célébration du mal et celle des réprouvés (voleurs, travestis, traîtres, assassins, mais aussi putains, esclaves, marginaux, colonisés) suppose un jeu de miroirs entre le bien et le mal, la sainte et le criminel, le flic et le voleur, la loi et sa transgression. La grande ordonnatrice de cette mythologie noire, le lien entre toutes les figures de ce cérémonial que les mots du poète, du romancier, du dramaturge rendent somptueux et presque irréel, comme la représentation d’un en-deça ou d’un au-delà, c’est la mort. Dans la première de ses Lettres à Roger Blin sur les Paravents, Genet dit qu’il voudrait que cette fête théâtrale fût comme « une déflagration poétique » et « qu 'elle soit si forte et si dense qu 'elle illumine, par ses prolongements, le monde des morts ». Et plus loin : « Si nous opposons la vie à la scène, c’est que nous pressentons que la scène est un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles. » De fait, les Paravents ouvrent sur le monde des morts. Les morts (rebelles et parachutistes) parlent d’abord dans l’ombre des vivants puis, peu à peu, s’enfoncent dans cette ombre : dans la mort, l’absence, l’oubli. Et ce sont eux qui donnent à la pièce sa dimension mythique. Mais cette présence de la mort — des morts évoqués sur la scène, invoqués comme spectateurs — elle est partout dans l’œuvre. La cérémonie que célèbre l’écriture est toujours en quelque manière une cérémonie funèbre (à l’évidence dans Pompes funèbres ou les Nègres} ou sa réplique symbolique. Au début de Pompes funèbres, Genet s’interroge : « Pourquoi suis-je limité dans mon choix et me vois-je dépeindre bientôt le troisième enterrement de chacun de mes trois livres ? », mais pour reconnaître bientôt que cette structure cérémonielle s’impose à lui — et à ses livres — comme une sorte d’étrange fatalité : « Il est troublant qu’un thème macabre m’ait été offert il y a longtemps afin que je le traite aujourd’hui et l’incorpore malgré moi à un texte chargé de décomposer le rayon lumineux, fait surtout d’amour et de douleur, que projette mon cœur désolé... » Cette fatalité répond en fait chez Genet à une sorte de nécessité de l’écriture, de l’art. Tout ce qui est essentiel, pour lui, se joue dans la lumière ou le voisinage de la mort : la vie de ses héros qui se déroule dans l’envers de notre monde, qui tire son éclat du risque et de la transgression, de la violence pratiquée ou subie (les Nègres, les Paravents), du meurtre commis — ce rituel où se confondent « ces humeurs bouleversantes, le sang, le sperme et les larmes » — comme de la condamnation le sanctionnant ; mais aussi le texte et le spectacle qui disent ou montrent la geste des voleurs, des prostitués, des criminels, ou encore des opprimés, des révoltés, des rebelles, toujours des parias, geste indissolublement liée à celle de leurs adversaires — leurs semblables —, ces hommes, magistrats, flics, soldats, à qui la société confie les basses besognes de « nettoyage », de répression et de sang. Ce texte, ce spectacle, la lettre à Roger Blin l’indiquait, s’adressent autant aux morts qu’aux vivants, se déploient sous le regard de la mort. Mieux, pour Genet, il n’est pas d’authentique manifestation artistique qui ne dise une relation à la mort. Celle-ci par exemple est immédiatement lisible dans les sculptures de Giacometti ou illumine le numéro du funambule : « Narcisse danse ? Mais c 'est autre chose que de coquetterie, d’égoïsme et d’amour de soi qu’il s’agit. Si c’était de la Mort elle-même ? » Mais tout n’a-t-il pas commencé avec les premiers poèmes, à la fois germe, annonce, miroir de toute l’œuvre et dont les titres déjà étaient significatifs : le Condamné à mort, écrit — et dédié comme Notre Dame des fleurs — à la mémoire d’un assassin de vingt ans exécuté en 1939 à la prison de Saint-Brieuc, et Marche funèbre qui reprend le même thème et où il est dit dans une invocation à la mort : Et fort de cette force ô reine je serai Le ministre secret de ton théâtre d'ombres. En un sens, romanesque ou théâtrale, l’œuvre de Genet est bien un théâtre d’ombre. Cet envers de notre monde, qu’il a entrepris de nous montrer, de nous obliger à voir afin de déranger notre bonne conscience, ouvre par définition sur les ténèbres, et si dans celles-ci brillent quelques lueurs, c’est la lanterne du bordel, la torche du voleur, la lame de l’assassin, le petit matin où le condamné marche vers l’échafaud. Célébrer l’envers de notre monde, cette entreprise se situe chez Genet dans le droit fil de se reconnaissance à seize ans des fautes dont on l’accusait injustement. De même que le choix de l’abjection est manière de transformer la honte en gloire — le Journal du voleur nous rappelle que ce retournement est familier aux théologiens pour qui le plus grand saint est celui qui s’est arraché aux abîmes du péché — de même pour lui donner une dimension tragique, lyrique, pour l’égaler aux plus belles œuvres d’un monde qu’il a pour fonction d’infester, Genet illumine son théâtre d’ombres. La fête funèbre est une fête flamboyante, la descente aux enfers une quête somptueuse. L’univers de Genet est extraordinairement concret. Ses lieux sont précis, ses décors sulfureux, ses personnages inquiétants. Bars, bordels, prisons , rues louches, quartiers réservés, spectacles équivoques ; marlous, prostituées, casseurs, criminels, tout y est montré et dit, mis à nu. Odeurs, couleurs, gestes comptent énormément et un personnage s’impose — se livre — par sa démarche, un pantalon trop moulé, ou les accents de sa voix. Les mots mêmes ont saveur ou crudité, sont choisis comme des matériaux précieux en fonction de leur place dans l’orchestration. Mais en même temps, par le génie de la métaphore et du retournement, cet univers est celui de la métamorphose. Leurs surnoms angélisent les Voyous : Mignon, Notre-Dame des fleurs. Les bouges scintillent d’étranges feux ; les criminels rayonnent d’un éclat de diamant ; les travestis qui font du maquillage un chef-d’œuvre conjuguent, par leur présence quasi mythique, l’image de la femme et la splendeur de l’artifice, et les nommant les Carolines, Genet dit que les Carolines sont grandes parce qu’elles sont les filles de la honte. Les chaînes du bagnard Harcamone se changent en roses. Les drames enfin ont la puissance sacrée de la tragédie. Dans l’univers de Genet, tout est rite et tout est langage. Le langage est le lieu de la célébration, le texte et le spectacle prennent leur éclat vénéneux de la proximité du mal et de la mort, mais ce sont les mots qui donnent à l’ensemble de l’œuvre son apparence superbe et troublante qui, dans l’exaltation de l’excès, rendent identiques ou réversibles les contraires, le vice et la vertu, le fumier et la fleur : « Car mes livres, dit Genet dans Notre Dame des fleurs, seront-ils jamais autre chose qu’un prétexte à montrer un soldat vêtu d’azur, un ange et un nègre fraternels jouant aux dés ou aux osselets dans une prison sombre ou claire ? »

► Bibliographie

Poèmes : Le Condamné à mort, Fresnes, 1942 ; Chants secrets (le Condamné à mort, Marche funèbre}, l'Arbalète, 1945 avec une lithographie de Picq ; Poèmes (le Condamné à mort, Marche funèbre, la Galère, la Parade, Un chant d'amour, le Pêcheur du Suquet} avec 21 photographies de l'auteur, l'Arbalète, 1948, réédition, sans photos, l'Arbalète, 1966. Romans : Notre-Dame des fleurs, Monte-Carlo, sans date, l'Arbalète, 1948 ; Miracle de la rose, l'Arbalète, 1946 ; Pompes funèbres, à Bikini, aux dépens de quelques amateurs, 1947 ; Querelle de Brest, Gallimard, tome III des Œuvres complètes, 1953. Théâtre : les Bonnes, revue l'Arbalète, 1947, précédé d'une lettre à Pauvert, Pauvert, 1954 — précédé de Comment jouer les Bonnes, l'Arbalète, 1963 ; Haute Surveillance, Gallimard, 1949 ; le Balcon, l'Arbalète, avec une lithographie d'Alberto Giacometti, 1956 — avec un avertissement, l'Arbalète, 1960 ; les Nègres, l'Arbalète, 1958 ; les Paravents, l'Arbalète, 1961, réédition remaniée, 1976. Divers : le Journal du voleur, Gallimard, 1949; l'Enfant criminel et Adame Miroir, Morihien, 1949 ; l'Atelier d'Alberto Giacometti, les Bonnes, l'Enfant criminel, le Funambule, l'Arbalète, 1958. Œuvres complètes, tomes II -111 (romans, poèmes), IV (théâtre), Gallimard. A consulter : Jean-Paul Sartre: Saint Genet, comédien et martyr (tome I des Œuvres complètes de Jean Genet), Gallimard, 1952 ; Martin Esslin: le Théâtre de l'absurde, Buchet-Chastel, 1963 ; Geneviève Serreau : Histoire du nouveau théâtre, Gallimard, coll. Idées, 1966 ; Claude Bonnefoy : Genet, Editions-universitaires, coll. Classiques du XXe siècle, 1965 ; Jean-Marie Magnan, Genet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1967 ; Jacques Derrida .Glas, Galilée, 1974.