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Henri Michaux

Né à Namur en 1899, Michaux fit ses études à Bruxelles. En 1924 il se fixe à Paris où il rencontre surtout des peintres (Ernst, Chirico). De 1927 - date de la publication de Qui je fus — à 1939, il voyage beaucoup : Equateur, Amérique du Sud, Turquie; l’Inde et la Chine lui inspirent Un barbare en Asie. En 1937 il commence à dessiner sans avoir jamais appris. Mais c ’est en 1950, alors qu ’il est déjà reconnu comme un des poètes importants de l’époque, qu’il entreprend une œuvre graphique non figurative qui se constitue comme un réseau de signes, comme un véritable langage. Lorsque de 1956 à 1960 Michaux fait d’une manière délibérée, occasionnellement sous contrôle médical, l’expérience des hallucinogènes, notamment de la mescaline, le témoignage qu ’il donne de cette « connaissance par les gouffres » prend une double forme : graphique et verbale. En 1965 le Musée National d’Art Moderne consacre une exposition à l’ensemble de son œuvre graphique. La même année, Michaux dont la discrétion est célèbre refuse le Grand Prix National des Lettres. Pour bien parler de Michaux, il faudrait le génie d’Henri Michaux. On croit le saisir dans l’humour, il est dans le sérieux, le définir par sa rigueur, il vadrouille dans les paradis artificiels, le rejoindre dans les brumes du songe, il démonte en clinicien le mécanisme de ses visions, l’enfermer dans un mot, il en invente un autre qui fait vaciller langage, l’expliquer par son propre dictionnaire, en orbuse ou en émanglon, déjà il répond par des idéogrammes, tisse un réseau de signes énigmatiques et fascinants ou vous piège de nouveau avec le sourire de l’humour. Toujours il est là et il est ailleurs, en perpétuel mouvement à travers ses innombrables propriétés. Pour bien parler de lui il faudrait savoir, comme lui, faire face à ce qui se dérobe, c’est-à-dire apprivoiser l’absence, jouer avec les manques, percevoir l’envers des choses, écouter l’invisible, colorer l’ineffable, se couler dans la trame du changement, éprouver ce qui tremble dans l’immobile, ce qui se trouble dans l’être. Il faudrait le suivre dans tous ses trajets et métamorphoses: «J’écris pour me parcourir, peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. En somme, depuis plus de dix ans, /e fais surtout de l’occupation progressive » écrit-il en 1950 (Passages). Mais se parcourant, il peut aussi bien se mieux connaître (ainsi dans Face à ce qui se dérobe il explique comment à la suite d’un accident, une cassure du bras droit, il découvrit son « être gauche ») que s’égarer, se perdre de vue, devenir autre : «A force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement. Je fus toutes choses : des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes... » dit un texte de Mes propriétés (in La nuit remue). Se perdant, Michaux garde les yeux grands ouverts. Se perdre dans l’inconnu, l’inhabituel, c’est aussi explorer, et finalement connaître : bailleurs, la nuit, les gouffres. De ses expéditions, réelles, fantasmatiques, de ses visions provoquées par les hallucinogènes, Michaux ramène des prodiges. Le moins singulier n’est pas ce qu’il dit de sa démarche, des moyens de sa recherche, de la manière subtile, savante, dont il utilise, comme clés pour de nouveaux territoires, la fièvre, un trouble de perception, la vacuité de l’attente, dont il fait de l’accidentel une arme et retourne les données du hasard en matériau d’écriture, en éléments picturaux. Paradoxalement ce qui le trouble réveille son attention, le transforme en guetteur de ce qui va surgir du trouble. D’entrée de jeu, la méthode était au point. Ainsi dans Plume : «Avec simplicité les animaux fantastiques sortent des angoisses et des obsessions et sont lancés au dehors sur les murs des chambres où personne ne les aperçoit que leur créateur. La maladie accouche infatigablement d’une création animale inégalable. La fièvre fit plus d’animaux que les ovaires s ’en firent jamais. Dès le premier malaise, ils sortent des tapisseries les plus simples ... » Quelque quarante ans plus tard, dans un texte de Face à ce qui se dérobe intitulé Relations avec les apparitions, la seule disponibilité suffit pour que s’animent — ou qu’il anime -- des statues originaires de Nouvelle Guinée et installées dans une pièce familière :
« Et tout va vivre. Tout ce que je regarderai. Impossible de me, de le retenir. Je ne peux laisser un bout de bois sans le faire vivre. Moi si réservé d’habitude. »
Tout ensemble ou tour à tour Michaux est l’acteur, l’ordonnateur, le spectateur, et toujours le traducteur, le scribe impeccable de ce qui bouge, de ce qui se fait jour dans les choses, dans les mots ou en lui." On ne sait en quel lieu, dans quel rôle le piéger, mais ses textes, ses dessins sont là, témoins de ses traversées et de ses expériences, cartes de ses voyages — réels ou fabuleux — répertoires de ses songes, de ses souvenirs, de ses détours, dictionnaire d’une langue aux racines et aux fleurs toujours nouvelles. Sans doute il y a continuité dans son œuvre, et sa griffe est reconnaissable entre toutes. Mais peut-on dire sans défier la logique que ses textes sont reconnaissables justement à ceci qu’ils sont divers et toujours surprenants ? Il faut admettre que Michaux qui demeure le même en changeant sans cesse de visage (« J’ai cessé depuis vingt ans de me tenir sous mes traits... je regarde facilement un visage comme si c’était le mien, dit-il dans Passages) instaure une autre logique. Poète, peintre, son étrangeté tient à la précision de son regard, à la perfection de ses inventions verbales et de ses traits; sa diversité vient de sa promptitude à repérer les failles dans le tissu du quotidien. Ce qu’il révèle frappe d’autant plus que — fût-ce le phénomène le plus bizarre — cela semble aller de soi, s’imposer comme un théorème ou encore comme une sensation vive. Sa plume, son pinceau sont de véritables sismographes d’une sensibilité étonnante. Mais, a-t-on jamais vu un sismographe humoriste, une machine visionnaire, une taxinomie charmeuse ? Michaux se dérobe à toute définition qui ne serait pas contradictoire, plurielle, révisable. On peut seulement, et avec quel plaisir fasciné, tenter de suivre sa démarche, toujours semblable, toujours autre. Dès ses premiers livres, de Qui je fus (1927) au Voyage en Grande Garabagne (1936), Henri Michaux avait les allures d’un aventurier et les réflexes d’un savant. Il voyageait dans des pays lointains (et rapportait d’Extrême-Orient Un barbare en Asie) ou imaginaires (La grande Garabagne). Partout il observait les villes, les gens, les coutumes avec un regard d’ethnologue, il classait ses observations avec une rigueur de naturaliste. Il n’oubliait pas non plus le bestiaire qu’il traitait en zoologue. Et lui-même dans Mes propriétés se traitait avec le regard détaché au clinicien. Rien n’est plus précis que mes descriptions. Seulement il ajoute — et c’est ce qui fait vibrer le texte, lui donne une résonance singulière — au détachement exigé par la science la distance de l’humour. Tout passe par le génie du dédoublement. En Asie, il est à la fois comme le Persan à Paris et le poisson dans l’eau, épousant les rythmes orientaux mais conservant son pouvoir d’être surpris. Dans le territoire imaginaire de Garabagne il décrit minutieusement une réalité insolite qui est comme le miroir de notre quotidien. Enfin dans Qui je fus, dans Ecuador, dans Plume, dans le Voyage en Grande Garabagne, Michaux se révélait comme un aventurier de la langue, un savant créateur de vocabulaire. Il faisait dire aux mots plus qu’à l’ordinaire, il dévoilait leurs secrètes ressources si bien que les termes les plus usuels se coloraient de fantastique. Surtout il créait des mots, inattendus, savoureux, mais dont le sens s’imposait aussitôt : «Il l’emparouille et l’endosque contre terre «Il le raque et le roupète jusqu’à son drâle; « Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais; écrit-il dans un poème de Qui je fus; et dans une prose de Lointain intérieur : « Les embasses et les ranoulements de la mer s’entendaient au loin ... » Depuis Voyage en Grande Garaba-gne, chronique ethnologique et poétique d’un pays imaginaire, Michaux n’a cessé d’approfondir sa manière, d’explorer dans un double et continuel mouvement le territoire du réel et celui du songe ni d’utiliser l’écriture comme moyen de déployer ce qui se cache, de capturer ce qui s’évanouit, de photographier le mystère, de conter l’impossible, de raconter les mille histoires ou de dresser le catalogue des rapports de l’homme avec ses angoisses, ses désirs, ses rêves, avec l’absence et la présence, l’être et la parole. Pour élargir le champ de sa recherche, de 1956 à 1960, Michaux fit l’expérience de la drogue, principalement de la mescaline. Il se garda de toute accoutumance, trop soucieux de se lucidité pour s’abandonner à de vagues délires. Volontairement il se fit spéléologue de l’inconscient, spectateur d’une perception élargie. Pêcheur d’images, traqueurs de sensations et d’idées, il entreprit cette exploration la plume et le pinceau à la main, dessinant ses impressions, le plus souvent des rythmes, des cadences graphiques, notant des couleurs, des formes, écrivant sous une sorte de dictée intérieure. Ensuite, reprenant ses notes, ses croquis, rassemblant ses souvenirs, commentant ses expérien ces, il donna dans L’infini turbulent, La connaissance par les gouffres et Misérable miracle le récit scientifique, poétique, lucide, fantastique, de ses plongées ou de ses ascensions dans les paradis artificiels, de ses dissolutions dans la sensation pure, dans l’infini, et de ses retours à soi-même, à son corps, à sa différence : «Double toujours est le mouvement : du bout du monde vers moi, vers le centre de ma vision, puis du centre de ma vision vers les extrémités du monde (ou si l’on veut vers la périphérie du champ de la vision), ce dernier mouvement devient plus apparent et, à y réfléchir, plus extraordinaire » dit-il dans L’infini turbulent. Mais, s’il rapporte et analyse objectivement ses expériences, citant dans la marge ses notes, donnant à lire textes et dessins réalisés sous l’emprise de la mescaline, il retrouve souvent aussi le mouvement qui l’emporte et le restitue (comme ailleurs le marché chinois ou la fête en Garabagne) : «Au même moment, c’est-à-dire dans les vingt moments qui sont un moment ordinaire, dans un tiers de seconde peut être, je sens un frisson, je vois frissonner le mot, je vois de petits « friss » écrits à l’infini, et des « s » en sifflent quoique sans faire de bruits, en même temps on me ratisse, je suis tiraillé, j’échoue sur des brisants, je veux proclamer très haut, et tout ce qui se passe c 'est depuis le début du monde... » Et comme toujours chez Michaux le texte se fait poème, le vertige connaissance, l’imaginaire enrichit notre réalité. Toute son œuvre ne semble nous détourner de l’ordinaire que pour nous ramener à une plus juste, plus vive — plus inquiétante ou plus joyeuse — appréciation de ce qui est. Il y a plus d’une leçon chez ce poète qui pulvérise les savoirs et réinvente la connaissance.
► Bibliographie
Qui je fus, 1927, Gallimard. Ecuador, 1929, Gallimard. Mes propriétés, 1929, Éd. Fourcade. Un certain Plume, 1930, Éd. Carrefour; Un barbare en Asie, 1933, Gallimard. La nuit remue, (suivi de Mes propriétés), 1935, Gallimard. Voyage en Grande Garabagne, 1936, Gallimard, coll. Métamorphose; Au pays de la magie, 1941, Gallimard. Plume, précédé de Lointain intérieur, 1937, Gallimard. . Épreuves, Exorcismes, 1945, Gallimard. Apparitions, 1946, Point du Jour. La vie dans les plis, 1948, Gallimard. Ailleurs (Voyage en Grande Garabagne, Au pays de la magie, Ici Poddema) 1948, Gallimard. Meidosems, 1948, Gallimard. Passages, 1949, Gallimard. Mouvements, 1951, Gallimard. Face aux verrous, 1954, Gallimard. Misérable Miracle, 1956, Éd. du Rocher, 1973, Gallimard. L'infini turbulent, 1957, Gallimard. Paix dans les brisements, 1959, Flinker. Connaissance par les gouffres, 1961, Gallimard. Vents et poussières, 1962, FIinker. Les grandes épreuves de l'esprit, Gallimard. Façons d'endormi, Façons d'éveillé, 1969, Gallimard. Poteaux d'angle, 1971, L'Herne. Émergences/Resurgences, 1972, Skira. Quand tombent les toits, 1973, G.L.M. Moments, 1973, Gallimard. Par la voie des rythmes, 1974, Fata Morgana. Idéogrammes en Chine, 1975, Fata Morgana. Coup d'arrêt, 1975, Le Collet de buffle. Face à ce qui se dérobe, 1976. Choix de poèmes, 1976, Gallimard.
A consulter :
André Gide : Découvrons Michaux, 1941, Gallimard. Robert Bréchon -.Michaux, Gallimard, coll. 1959, La Bibliothèque Idéale. Raymond Bellour : Henri Michaux ou une mesure de l'être, 1965, Les Essais, Cahiers de l'Herne, n°8, consacré à Henri Michaux, 1966. Napoléon Murat : Henri Michaux, Éd. Universitaires, 1967,coll. classiques du xxe siècle. Promesses, 1967, numéro spécial.