Databac

Hegel: Spéculatif

Spéculatif

• La philosophie de Hegel s’oppose à la philosophie réflexive de Kant et Fichte, pour qui la réflexion constitutive d’un Soi le séparerait à jamais de l’être lui-même, comme une philosophie spéculative de la pensée promue en miroir reflétant l’être dans lui-même. À une philosophie de la relativité de la connaissance vient ainsi faire face une philosophie de la connaissance absolue, affirmant que l’absolu est auprès de nous parce qu’il est originairement manifestation de lui-même à lui-même à travers tout ce qui est. Une telle conception du statut de la pensée humaine comme pensée de soi de l’absolu implique une certaine constitution interne d’elle-même, comme organisation de moments parmi lesquels le moment dit spéculatif joue le rôle décisif. •• Si la pensée requiert d’abord l’identité à soi d’un sens, tandis que la réalité s’impose comme telle par la richesse surprenante de sa diversité ou différence, la pensée conforme au réel, c’est-à-dire vraie, doit satisfaire aux exigences de cette identité-là, de cette différence-ci, et de leur identité. D’où les trois moments de toute pensée vraie de l’être. D’abord, le moment de l’entendement, qui identifie à soi-même tout ce qui a sens et être, mais qui, par là, le différencie de tout le reste, et donc nie, plus radicalement encore qu’il ne l’affirme, l’identité de ce qui est. L’affirmation véritable de l’identité, au niveau même des différences, par conséquent comme identité différenciée ou déterminée en elle-même, donc concrète, ou comme totalité, est alors l’œuvre de la raison en tant que telle, principe des deux moments suivants. Dans le deuxième moment de l’acte de pensée, la raison affirme l’identité concrète des déterminations fixées, ou figées, par l’entendement, en creux, négativement, en mobilisant l’auto-négation de chacune d’elles, que son abstraction, au fond l’abstraction d’elle-même par elle-même, fait se renverser dans son opposée : le moment « négativement rationnel » qu’est le dialectique, en niant l’être-différent des différences, affirme en fait, en soi, leur identité concrète. Mais c’est seulement dans le troisième moment de l’activité pensante que la raison affirme positivement cette identité concrète. Ce n’est possible que si les opposés réunis reçoivent, avec leur forme nouvelle de moments ou aspects idéaux intégrés à leur identité alors concrète ou totalité, seule réelle, un contenu lui aussi renouvelé par cet enrichissement relationnel. Par exemple — et pour nous en tenir au début de la spéculation — l’être pris pour lui-même et se renversant dans le néant et le néant pris pour lui-même et se renversant en l’être se réunissent dans le devenir, mais en ayant désormais le sens d’être, le premier, l’être advenu ou devenu à partir du néant : l’apparaître, et le second, le néant advenu ou devenu à partir de l’être : le disparaître ; or, tout apparaître est bien aussi, en son sens, un disparaître (si A apparaît à partir de B, B disparaît en A). Ce troisième moment du penser est dit « positivement rationnel » ou « spéculatif » : « Le spéculatif ou positivement-rationnel appréhende l’unité des déterminations dans leur opposition, l'affirmatif qui est contenu dans leur résolution et leur passage [en autre chose] » (E, SL, § 82, p. 344). Il peut bien être désigné précisément par le terme de spéculatif, puisqu’il réalise l’identité de l’identification du contenu alors pensable et de la différenciation de sa pensée même, alors comme telle réelle. Seul ce moment spéculatif assure l’unité du penser et de l’être constitutive de la spéculation, miroir de soi pensant de l’être. Assurément, une telle spéculation est dénoncée par l’entendement comme non-pensée, au motif que le spéculatif, désigné autrefois comme le « mystique » ou le « mystérieux » (E, SL, § 82, Addition, p. 517-518), nie le principe de l’identité (abstraite) en affirmant l’identité (concrète) des opposés. Mais la pensée qui veut être vraiment, absolument, identique à elle-même doit, puisque l’entendement est nécessairement en proie à la dialectique, surmonter celle-ci spéculativement. Penser absolument, c’est nécessairement spéculer. ••• La nécessité interne de la pensée spéculative, qui identifie la position d’une nouvelle détermination (par exemple le devenir) à la négation, moyennant leur totalisation, de l’auto-négation des déterminations antérieures séparées (par exemple l’être et le néant), est cependant portée, lors d’une telle position, par l’invention du contenu de la nouvelle détermination. Le moment dialectique a, certes, rendu nécessaire la position de la forme de celle-ci comme identité de ce qui, séparé, s’est annulé. Mais avoir ainsi prouvé que ce qui est, puisque l’exclusion réciproque des déterminations précédentes fait se nier chacune d’elles, c’est leur identité, ce n’est pas ipso facto trouver le contenu d’une telle identité, car celles-là ne peuvent être identifiées qu’en étant devenues les moments de celle-ci, donc comprises à partir d’elle dans le saut de son invention, de sa libre invention ; mais cette libre invention procède de la génialité du philosophe spéculatif. C’est cela qui fait apparaître, à chaque étape de la progression hégélienne, son discours comme arbitraire, si, rétrospectivement, une fois accomplie, cette étape, d’un autre côté, apparaît comme ne pouvant être que celle qu’exigeait le mouvement dialectique précédent. La spéculation, envisagée en sa démarche, concilie bien, à la cime de l’esprit absolu, la nécessité — l’objet— et la liberté — le sujet — de son discours, et cette conciliation ou identification de la liberté et de la nécessité est portée, comme il est nécessaire dans une philosophie qui a voulu être une philosophie du sujet, et non pas simplement de la substance, par la liberté elle-même.

Liens utiles