Hegel: Liberté
Liberté
• Maître-mot de la doctrine hégélienne, qui s’est constituée par l’élaboration pleinement rationnelle de l’idéal de réconciliation de l’existence au nom duquel le jeune Hegel, comme ses condisciples du Séminaire protestant de Tübingen : Hölderlin et Schelling, condamnait le déchirement général du présent. Le système spéculatif hégélien est bien la conceptualisation stricte, scientifique, de la liberté, qui est à la fois son fondement et sa clef de voûte, en tant qu’elle est l’identité du Soi et de l’être, l’« être-chez-soi » de celui-là en celui-ci : « La liberté consiste [...] a être chez soi dans son Autre [...]. La liberté est seulement là où il n’y a pour moi aucun Autre que je ne sois pas moi-même » (E, SL, § 24 Addition, p. 477). Si le Soi doit bien /affirmer singulièrement pour se réconcilier avec tout ce qui est, avec l’universel — ce qui enthousiasma Hegel et ses jeunes amis dans le « magnifique lever de soleil » de 1789 —, il ne faut pas qu’il se fixe à lui-même en se séparant (tâche au demeurant impossible, donc morbide) du tout ; la liberté libérale, individualiste, du quant-à-soi est ce dont l’absolutisation, dans le formalisme du libre arbitre, détourna ceux-là de la Révolution française. La vraie liberté est participation à l’être. Puisque le tout est toujours la puissance déterminante, c’est en intégrant concrètement son Soi, alors confirmé dans l’être, à lui, qu’on est soi-même aussi détermination de soi, auto-détermination, bref : liberté. La liberté est donc l’accomplissement de la réunion du Soi et du tout, de la singularité et de l’universalité, par-delà l’abstraction du « totalitarisme », d’abord exalté, de la vie antique, et celle, dénoncée dans la vie moderne, de l’individualisme. •• L’idéalisme kantien et post-kantien, ainsi chez Fichte, s’est toujours présenté comme une philosophie, et une philosophie scientifique, car systématique, de la liberté. Cependant, alors que Kant fait reposer l’affirmation de celle-ci sur celle de la loi morale, en voyant dans le libre arbitre le simple phénomène de l’autonomie comme détermination par la raison pratique, et que Fichte, définissant la raison comme le rapport à soi de l’universalité par là même singularisée en un Moi, fait du libre arbitre la racine de la liberté, Hegel conçoit celui-là comme un moment essentiel, mais subordonné, de celle-ci. Le libre arbitre s’actualisant dans le choix formel d’un contenu qui n’est pas une détermination, une différence du Soi s’identifiant à lui-même en la totalité signifiante ou en la raison concrète de sa vie spirituelle, présuppose le contenu de « son » être naturel : la liberté formelle consacre alors arbitrairement la nécessité sous-jacente de celui-ci. Cependant, le contenu naturel ne pouvant vraiment se totaliser, sa différence ou détermination échouant à s’identifier à elle-même dans une auto-détermination, celle-ci n’est possible comme réelle que si elle actualise la construction rationnelle ou spirituelle de l’existence humaine. C’est là la reprise consciente, dans le contexte moderne de l’affirmation du Soi singulier attaché à son libre arbitre, de l’organisation, en soi rationnelle, de la vie dans la cité antique ; le libre arbitre doit désormais animer, comme sa forme, le contenu rationalisé de l’existence, telle que cet Aristote des temps modernes qu’est Hegel s’emploie à le reconstruire dans sa « Philosophie de l’esprit ». Le hégélianisme veut ainsi réconcilier le principe antique de la liberté réelle en tant que totalisation organique de la vie et le principe moderne de la liberté formelle en tant qu’exercice du libre arbitre, dans l’auto-affirmation singulière ou individuelle de l’universel vrai ou du tout. La signification réelle, objective, éthico-politique, de l’entreprise est l’animation libérale moderne du totalitarisme antique. Sur le fondement de l’État restauré (après la tempête révolutionnaire) comme tout organique, mais proprement constitutionnel (à la différence de l’Ancien régime), assurant les droits des citoyens, laisser s’affirmer en ceux-ci les hommes dans une sphère socio-économique satisfaisant leurs intérêts privés et exaltant leur libre initiative, tel est bien le but qui fait s’accomplir, selon Hegel, au terme de l’histoire universelle, l’esprit objectivé dans cette seconde nature qu’est le droit. ••• Une telle conception de la liberté comme effectuation singulière ou subjective de l’universel substantiel se développe en sa vérité achevée, au-delà de l’esprit objectif, dans l’esprit absolu qui se dit religieusement et philosophiquement. La liberté hégélienne, en tant qu’accomplissement subjectif de la substance — le grand projet de Hegel fut bien d’élever la substance (l’universel) à la subjectivité (à la singularité) —, se fait anticiper par la religion absolue qu’est, à ses yeux, le christianisme. Le Dieu chrétien est pleinement libre en ceci qu’il n’ est pas son être, l’universel, mais qu’il l'a et le maîtrise en se faisant ce qu’il est par une activité, c’est-à-dire (puisque agir, c’est nier) une négativité qu’il s’applique d’abord à lui-même en posant l’Autre que lui en lui-même, le Fils trinitaire, et hors de lui (si l’on peut dire), le monde créé culminant dans l’incarnation christique. La représentation chrétienne exprime ce grand et beau thème qu’être libre, c’est, dans la création d’un Autre, se libérer de son propre être en faisant être un autre être lui aussi libre, et libre même à l’égard de son créateur ; être libre, c’est libérer. La liberté de Dieu consiste, pour l’universel qu’il est, à se singulariser, réellement en s’incarnant, la liberté de l’homme consistant, en retour, pour celui-ci, à s’universaliser ou diviniser à travers le sacrifice de sa singularité. La philosophie spéculative exprime conceptuellement une telle liberté qui, loin d’être alors seulement, comme la philosophie substantialiste de Spinoza le pensait, l’adhésion à la nécessité présupposée, s’aliène à elle-même en posant une nécessité à partir de laquelle elle se fait advenir pour elle-même, comme liberté. La liberté n’est pas une simple idéalisation de la nécessité ; la nécessité est bien plutôt un moment de l’auto-réalisation de la liberté.