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Hegel: Histoire universelle

Histoire universelle

• L’histoire universelle ou mondiale (Weltgeschichte) unifie progressivement les histoires particulières des peuples, dont elle accomplit le sens. Un sens fondamentalement politique. Les peuples, en effet, n’ont une histoire qu’autant qu’ils se constituent en des États, dont la totalité englobante ne peut se fixer que par l’unification temporelle à la fois réelle (l’histoire-fait, res gestae, Geschichte) et idéelle (l’histoire-récit, historia, Historie) des multiples actions successives des individus rassemblés. L’histoire universelle est bien elle-même essentiellement politique, même si elle abrite, pour s’en stimuler, le phénomène socio-économique de la réalisation du marché mondial. Ce sens politique de l’histoire universelle est celui d’une libération des hommes. Car, en tant que totalités fixées à elles-mêmes et donc exclusives, les États sont contraints à des rapports conflictuels qui se résolvent dans la domination de ceux dont la plus grande force exprime le plus grand avancement en eux de ce qui fait s’affirmer le plus intensément et vigoureusement l’homme, à savoir de sa conscience qu’il est libre et, en cela, maître de lui-même et de son monde : « L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté » (VG, p. 63). La liberté, comme être-chez-soi de l’homme dans son monde, étant une totalisation de l’existence concrète, c’est-à-dire sa rationalisation pratique, et celle-ci obtenant sa vérité éthico-politique dans l’instauration postrévolutionnaire de la monarchie constitutionnelle elle-même absolument assurée par le christianisme réformé et justifiée par la philosophie spéculative, le rationalisme optimiste de Hegel oriente tout le cours de l’histoire mondiale vers cette fin d’elle-même par laquelle celle-ci, dans son « jugement dernier » sur elle-même, s’absout de toute sa négativité (ses drames, ses guerres...) passée dans la jouissance de la liberté enfin pleinement actualisée. Alors se manifeste au monde l’esprit qui le régit, cet « esprit-monde » dont la réalisation extérieure ou extensive en une histoire repose sur son affirmation intérieure intensifiée comme esprit dans les consciences humaines. L’esprit du monde s’accomplit ainsi comme la manifestation de soi à soi mondaine de l’esprit enfin advenu à lui-même en son absoluité supra-mondaine, foncièrement religieuse : « L’esprit-monde est l’esprit du monde tel qu’il s’explicite dans la conscience humaine ; les hommes se rapportent à lui comme des individus singuliers au tout qui est leur substance. Et cet esprit-monde est conforme à l’esprit divin qui est l’esprit absolu » (VG, p. 60). •• La philosophie de l’histoire de Hegel ne se contente pas de l’affirmation générale que l’histoire est une, qu’elle a un sens de libération progressive de l’humanité. Elle se risque à exposer de façon détaillée la nécessité dialectique de l’auto-réalisation de la liberté. Celle-ci, toujours présente en soi dès qu’il y a de l’esprit, c’est-à-dire l’homme, se détermine en se faisant conditionner (seulement conditionner) par la nature ; il y a bien un conditionnement géographique de l’histoire, qui parcourt ainsi selon un certain ordre la géographie des continents. Avant le lever oriental du soleil de l’esprit, celui-ci sommeille dans le continent africain, dont la masse fermée sur elle-même, naturellement peu pénétrable, porte, tel Atlas, le reste du monde : il ne sera ouvert à l’histoire que plus tard. La grande journée de cette histoire va parcourir, en ses grandes novations, tout l’Ancien Monde, de l’Extrême-Orient à l’Europe occidentale, dans la succession des règnes oriental, grec, romain et chrétien-germanique, le Nouveau Monde ne faisant, essentiellement en Amérique du Nord, qu’exploiter l’acquis de l’Ancien. Le conditionnement de la liberté, comme réconciliation de l’universel et de la singularité, par la nature qui, en sa contradiction non résolue (l’unité du sens intérieur s’y inscrit comme extériorité à soi du sensible), empêche leur pleine identification, fait que l’histoire comporte en elle un négatif inéliminable. Elle est le lieu du malheur, des crises et des drames : ce négatif est même, par son autonégation, le moteur de la réalisation du positif ; mais il est aussi, dans le détail des événements, ce qui, sans compromettre, certes, la finalité d’ensemble, échappe à toute détermination rationnelle. Le philosophe comprend qu’il est rationnel qu’il y ait de l’irrationnel, et la raison historique tolère en elle de la déraison ; « Ici, le hasard, la particularité reçoivent du concept le pouvoir d’exercer leur énorme droit » (VG, p. 76). Cependant, en Hegel, il souligne surtout le rôle positif de la particularité, originellement naturelle en son existence, dans l’effectuation de la raison. C’est toujours un peuple particulier, le plus avancé dans la conscience de la liberté, qui incarne, à chaque étape du progrès historique de celle-ci, l’esprit du monde, comme l’atteste son triomphe sur les autres : « La conscience de soi d’un peuple particulier est [le] porteur du degré de développement à chaque fois atteint de l’esprit universel dans son être-là, et l’effectivité objective en laquelle cet esprit place sa volonté. Face à cette volonté absolue, la volonté des autres esprits-des peuples particuliers est sans droit, ce peuple-là est le peuple qui domine le monde » {E, Ph E, § 550, p. 332). Et, au sein de ce peuple, c’est la personnalité passionnée des « grands individus » ou des « héros » de l’histoire mondiale — un Alexandre, un César, un Napoléon — qui réalise un réquisit universel de l’objectivation de la liberté. En eux, l’énergie du caractère passionné se met immédiatement, de façon quasi animale, au service de l’idée universelle, et se trouve utilisée par la « ruse de la raison ». L’exaltation historique, par ces héros, de la réunion du tout et du Soi est elle-même consacrée absolument, fondée dans l’esprit absolu, au cœur religieux de lui-même, par l’incarnation christique, que Hegel considère bien comme « le gond autour duquel tourne l’histoire universelle » (WG, p. 722). ••• L’histoire universelle, qui a ainsi son centre à l’entrecroisement moyen-oriental des trois continents de l’Ancien Monde, à la mi-parcours par l’esprit du périple le conduisant de l’Extrême-Orient asiatique à l’Europe occidentale, atteint sa fin avec la conscience de son achèvement objectif dans l’État politiquement fort et socialement libéral de la monarchie constitutionnelle économiquement développée. Une telle fin de l’histoire réelle, essentiellement politique, dont la réalité confirme la fin de l’histoire de la philosophie (avec la spéculation hégélienne), ne signifie pas qu’il ne se passera plus rien dans la vie des peuples, mais seulement que la poursuite des vicissitudes socio-politiques ne fera pas surgir des déterminations fondamentales nouvelles de l’esprit objectif. L’histoire de l’universel est achevée au sein de l’histoire empirique de la réalisation de celui-ci. Une telle poursuite de l’histoire empirique, même dans un monde dont les États seraient devenus hégéliens (la guerre est un moment essentiel de leur destin), manifeste la nécessité rationnelle d’une élévation de l’esprit au-dessus de son objectivité accomplie dans cette histoire, c’est-à-dire de son accession à la vie absolue de l’art, de la religion et de la philosophie spéculative.

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