Hegel: Esprit
Esprit
• « L'absolu est esprit : c’est là la définition la plus haute de l’absolu » (E, Ph. E, § 384, p. 179), et « l’essence de l’esprit est [...] la liberté» (ibid., § 382, p. 178). L’esprit est bien la détermination vraie de l’absolu parce qu’il est lui-même, précisément, liberté ou auto-détermination, c’est-à-dire auto-limitation ou, dit plus radicalement, auto-négation. Absolutisant lui-même l’idée kantienne de l’esprit comme acte, et non plus comme simple être, Hegel souligne l’équation entre activité et négation (agir, c’est changer, donc nier ce qui est), et entre activité absolue, non limitée par un Autre sur quoi elle porterait, et négation de soi. Se nier ou limiter, se déterminer, pour l’esprit en sa liberté, c’est alors poser son Autre, l’être déterminé et par là fini de tout ce qui, face à l’agir, ne fait qu’être. L’esprit se fait en faisant être tout ce qui est. Loin donc d’être l’être, même universel, d’une substance — identique à elle-même en sa richesse alors unifiée comme simple nécessité — ou, en cela, d’une structure exprimable par le neutre : le spirituel, l’esprit comme agir se réfléchissant négativement sur et en lui-même est un Soi ou un sujet libre même de son être, et qui n’est qu’à se différencier de soi. C’est bien le contenu religieux, pour lui absolu, du Dieu chrétien se sacrifiant pour faire vivre le monde, que conçoit rationnellement Hegel dans l’esprit comme Soi dont la libre auto-négation pose le tout de l’être en sa nécessité. •• On voit que, pour Hegel, il n’y a pas l’esprit et autre chose, par exemple la nature, puisque l’esprit lui-même est ce dont la négation de soi fait l’être-posé de tout. Une telle immanence négative de l’esprit à tout ce qui est exclut aussi bien, en tant qu’immanence, l’extériorité de l’esprit et de la nature, que, comme négative, leur identité pure et simple. L’esprit est ainsi l’unité — le tout — de lui-même — comme esprit — et de son Autre alors posé par lui comme ce à partir de quoi il se pose, c’est-à-dire comme ce qu’il se présuppose : « L’apparence selon laquelle l’esprit serait médiatisé par un Autre est supprimée par l’esprit lui-même, puisque celui-ci — pour ainsi dire — a la souveraine ingratitude de supprimer cela même par quoi il est médiatisé, de le médiatiser, de le rabaisser en quelque chose qui ne subsiste que par lui, et de se faire, de cette façon, parfaitement subsistant-par-soi » (E, Ph. E, § 381, Addition, p. 391). La présupposition que se donne l’esprit est double, puisqu’elle est celle, d’abord, de son Autre idéal, du sens pur ou du principe logique de l’être, du tout en tant qu’Idée, objet de la première partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, la « Science de la logique », puis de son Autre réel, l’aliénation sensible de l’idée dans et comme la nature, la réalité que son extériorité réciproque empêche de s’unifier en un tout véritable, et que prend pour objet la deuxième partie de Y Encyclopédie, la « Philosophie de la nature ». Quant au contenu de sa troisième partie, la « Philosophie de l’esprit », il est le sens sensibilisé comme sens, l’idée naturalisée comme Idée, le tout pleinement réalisé. L’esprit en tant qu’esprit se fait advenir tel pour lui-même dans l’intériorisation de la nature à travers les étapes de sa présence à soi sentante — l’âme —, représentative ou objectivante — la conscience —, et pensante — l’esprit stricto sensu qui saisit l’objet comme identique à lui-même, le sujet. Quand l’esprit d’abord purement subjectif en sa reconquête incomplète de l’objectivité naturelle devient objet pour lui-même, en cela pur rapport à lui-même dans ce qui ne lui est plus vraiment autre, alors, sûr de sa liberté, il impose à la nature purement objective le reflet objectif de sa subjectivité, la seconde nature qu’est le monde du « droit » au sens large du terme, celui de la réalisation de la liberté dans les institutions juridiques, sociales et politiques. Mais l’esprit objectif, objectivé comme esprit, est encore limité par son inscription géographico-historique qui le sépare de lui-même. Il n’est vraiment un avec lui-même qu’en se posant comme le principe totalisant en lui le monde ainsi idéalisé dans l’art, la religion et la philosophie, et tel est l’esprit absolu, présent à lui-même en son absoluité. ••• L’esprit, tel que Hegel le conçoit, conjoint intimement en lui l’universalité et la singularité. Il est le Soi qui est un tout et le tout qui est un Soi. Le Soi qui est un tout, c’est-à-dire d’abord en lui-même une communauté d’esprits, l’esprit d’une communauté ou d’un peuple, que la Phénoménologie de l’esprit désigne encore significativement par le terme même d’« esprit », en l’illustrant par la cité grecque si opposée à l’individualisme moderne, atomisation naturalisante de l’esprit. Ou — thème qui devient dominant dans le hégélianisme systématiquement développé — le tout qui est un Soi, l’universel qui se singularise, selon la référence désormais privilégiée à l’affirmation chrétienne du Dieu s’incarnant dans un individu en lequel il sauve la communauté des individus humains. Ces deux mouvements inverses dont la réunion constitue l’esprit, l’universalisation éthico-politique des Moi et la singularisation religieuse-théologique de l’universel, seront disjoints dans le clivage de la gauche et de la droite hégéliennes. Hegel les a toujours solidement maintenus en leur unité, il est vrai hiérarchisée, car c’est la singularisation de l’universel qui fait s’universaliser la singularité ; l’esprit est l’unité infinie de l’esprit infini et de l’esprit fini.
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