Hegel: Dialectique
Dialectique
• Il faut, chez Hegel, distinguer le dialectique et la dialectique. Le dialectique constitue l’un des trois moments, l’une des trois dimensions signifiantes essentielles, de tout ce qui a sens et être. Toute chose est, d’abord, identique à elle-même : cette identité à soi, qui fait qu’elle est et qu’elle peut être dite, est son moment d’entendement (A est A). Mais une telle identité pour elle-même abstraite n’est celle de telle chose, d’une chose déterminée, différenciée en elle-même et, par là, réellement, de toute autre, que pour autant que la chose est non-identité, différence d’avec elle-même en elle-même, donc, en vérité, contradictoire, ou identique à son opposée. Tel est son moment dialectique (A est non-A, soit B) : « le moment dialectique est la propre auto-suppression [des] déterminations finies, et leur passage dans leurs opposées » (E, SL, § 81, p. 343). Celui-ci exprime déjà la raison — pouvoir suprême d’identification, car des opposés eux-mêmes —, mais négative : l’identification des opposés annule chacun d’eux. Le troisième moment, dit spéculatif, exprimera la raison en sa positivité en saisissant le néant d’une détermination, néant déterminé, comme une nouvelle détermination, positive, se nourrissant de l’auto-négation dialectique des opposés identifiés l’un à l’autre (c’est l’identité positive de A qui se nie en B et de B qui se nie en A). Comme on le voit, le dialectique, raison négative, médiatise l’entendement avec la raison positive du spéculatif et, en cela, fait des trois moments un unique processus qu’on peut donc désigner comme la dialectique. Celle-ci est le processus immanent qui, mène, par la différence d’avec soi (la contradiction) du dialectique, de l’identité abstraite de l’entendement à l’identité concrète ou totale de la raison. •• La dialectique est souvent prise, de façon péjorative, comme un procédé subjectif artificiel s’ingéniant, pour la disqualifier, à susciter dans une notion une apparence de contradiction ; apparence, car un être véritable est jugé ne pouvoir contredire sa foncière identité à soi. Tout aussi négative dans son résultat, si son intention est sérieuse, apparaît la démarche du scepticisme, qui fait culminer la pensée en son moment dialectique destructeur de tout ce qui est pensé, sans voir qu’il affirme le penser comme identique à lui-même en cette activité négatrice de tout ce qui est. Mobilisée positivement au service de l’affirmation du vrai, la dialectique ironique de Socrate, antisophistique, reste une méthode subjective. C’est, pour Hegel, Platon qui dégage le premier la dialectique objective du contenu des déterminations intelligibles (l’Un, le multiple...). Ce que Kant confirme à l’époque moderne dans le traitement de l’antinomie cosmologique, mais en rechutant, eu égard au statut assigné à celle-ci, dans le subjectivisme, tout nécessaire qu’il soit. Hegel a conscience de donner enfin au dialectique son rôle universel fondamental. Ontologiquement, certes, ce dialectique « est en général le principe de tout mouvement, de toute vie et de toute manifestation active dans l’effectivité », si bien que « tout ce qui nous entoure peut être considéré comme un exemple du dialectique » (E, SL, § 81, Addition, p. 513), du mouvement des corps célestes au progrès de l’histoire humaine, mais aussi gnoséologiquement, car il est « l’âme motrice de la progression scientifique [...], le principe par lequel seul une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu de la science » {ibid., §81, Rem., p. 344). Alors que la nécessité de la déduction, qui va de A à A, n’échappe à la tautologie qu’en présupposant un Autre qui la relativise (ainsi dans la synthèse a priori de Kant, avec sa présupposition de l’expérience possible), celle de la dialectique, qui montre que A est nié en non-A, ou B, lui-même nié en non-B, ou A, établit par là même que ce qui est nécessairement, c’est la négation de ces deux auto-négations réciproques, leur identité positive, soit C ; il y a là une nécessité qui est par elle-même un progrès. La philosophie ne peut être absolument scientifique, être, tout en un, synthétique et a priori, qu’en promouvant en elle, mais comme un simple moment, le dialectique à tort absolutisé par le scepticisme et ignoré par le criticisme comme par le dogmatisme. ••• Parce que le dialectique est le moment moteur de la dialectique, il ne fait pas que celle-ci se nie elle-même, ne serait-ce que provisoirement, en s’arrêtant ou fixant dans l’identité concrète où elle vient se reposer. Assurément, puisque le dialectique fait se nier le négatif enveloppé dans le moment abstrait, séparé, fini, de l’entendement et — en ce redoublement — débouche, par lui-même, dans le néant, il faut bien, si le dialectique lui-même est, que ce néant soit repris dans un être dont l’identité (seul est ce qui est identique à soi, s’il ne peut être seulement, abstraitement, identique à soi) intègre, pour le faire être, le devenir dialectique. Il faut que cette identité concrète soit, donc que la positivité spéculative soit. Cependant, l’auto-négation du négatif qu’est le dialectique ne peut par elle-même poser une telle positivité ; le négatif achevé exige sa propre négation, mais exiger n’est pas faire être ! L’identité spéculative, concrète ou totale, C, des différences en négation réciproque A et B excède par son sens leur simple somme (le devenir, première illustration d’une telle identité, est autre et plus que l’être et le néant additionnés, qui sont sa négation bien plutôt que sa position). Bref, le moment spéculatif, requis par le moment dialectique s’il y a de l’être, se pose lui-même, et pose dans l’être aussi ce moment dialectique. Pour Hegel, c’est bien l'être qui devient. À la différence de la dialectique ultérieure de Marx, la dialectique hégélienne est essentiellement une dialectique spéculative.