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Hegel: Aliénation (Entäusserung-Entfremdung)

Aliénation (Entäusserung-Entfremdung)

• Action de se dessaisir de quelque chose en le rendant extérieur ou étranger à soi. En sa première modalité, l’aliénation est davantage formelle (le contenu de ce dont on se dessaisit est maintenu) ; suivant la seconde, elle est davantage matérielle (le contenu en question est changé au point de devenir étrange pour celui qui s’en dessaisit). L’aliénation d’une chose (vente d’une propriété) la laisse subsister telle quelle : Hegel désigne bien, lui aussi, ce moment du droit par le terme Entäusserung (ou, de manière synonymique, Veräusserung) En revanche, l’aliénation d’une détermination de l’esprit (la réalisation d’une idée dans une œuvre mondaine, dont le milieu est l’Autre du sujet : l’objet ou les autres sujets) la modifie en son contenu, où le sujet peut ne plus se reconnaître du tout : Hegel désigne alors le processus, laborieux, de la culture (Bildung : façonnement, formation) par le terme Entfremdung. Mais, puisque toute modification du statut d’un être entraîne une modification de son contenu, la différence entre Entausserung et Entfremdung devient une différence de degrés, et c’est pourquoi il arrive à Hegel d’employer dans le même passage indifféremment les deux termes. •• Hegel généralise le concept d’aliénation et en fait un moment nécessaire essentiel de l’existence spirituelle de l’esprit. Existence de l’esprit : il n’est guère question d’aliénation, dans le sens de l’être, contenu de la Logique hégélienne, que lorsque ce sens se présente comme se réfléchissant en lui-même et, en cela, d’objectif, se fait subjectif ; et, pour ce qui est de la philosophie du réel, un tel thème n’apparaît à propos de la nature que pour évoquer son origine spirituelle : « La nature est l’esprit qui s’est aliéné à lui-même » (E, N. Ph, § 247, Zusatz, p. 50) ou son devenir-sujet dans l’être vivant. Existence spirituelle de l’esprit : celui-ci ne s’affirme tel qu’en surmontant son existence native, naturelle, individuelle ou collective, dans laquelle il adhère immédiatement à son milieu et, à travers ce milieu, qui se condense en son être reçu, à lui-même. La négation ou le sacrifice de son propre être qu’il opère alors ne consiste certes pas, pour lui, à se rendre passif de l’activité d’un autre sujet — l’homme n’a pas le droit d’aliéner ce qu’il est, même sa liberté très imparfaite en sa première expression, de se faire esclave d’un autre —, mais à se faire soi-même activité absolue, à n’être que ce qu’il se fait être. Telle est précisément la culture, « l’esprit qui s’est aliéné à lui-même », dont le règne, qui met fin, selon la Phénoménologie de l’esprit, à la vie éthico-politique antique où l’individu est immergé dans une collectivité particulière toujours déjà existante, caractérise le monde moderne, produit comme monde universel par l’auto-négation d’un tel individu ainsi particularisé. Cette période de la culture s’ouvre dans le sacrifice de soi de l’esprit absolu représenté, par le christianisme, comme le Dieu qui meurt à lui-même, pour se créer, à travers sa communauté portée par l’esprit vraiment saint, son monde de part en part spirituel. Cependant, si l’aliénation n’est pas première, elle n’est pas non plus dernière. Sa vérité, en effet, est de s’aliéner à elle-même et de laisser ainsi s’exprimer positivement l’autoposition de l’esprit alors réconcilié avec lui-même et jouissant d’autant plus de son unité avec lui-même que celle-ci s’est concrétisée et confirmée à même l’épreuve de son aliénation aliénée à elle-même. ••• Dans la mesure où l’universalisation de la notion d’aliénation s’accomplit en ce sens qu’elle est insérée dans l’absolu lui-même — expression spéculative du thème chrétien du Dieu qui meurt pour ressusciter—, le problème se pose du sérieux même de l’affirmation par Hegel d’une telle notion : dire de Dieu, qui ne peut mourir, qu’il meurt, n’est-ce pas simplement faire mourir la mort elle-même, annuler l’aliénation qu’elle achève ? Hegel évoque lui-même, dans la Préface de la Phénoménologie de l'esprit, la possibilité de ne pas prendre du tout au sérieux l’aliénation et son dépassement en Dieu, simple « jeu de l’amour avec lui-même » (Phgie, Préface, p. 69). Il est vrai que c’est pour souligner aussitôt qu’un tel aspect ludique de l’aliénation n’apparaît que si l’on envisage Dieu en tant qu’il est seulement en soi, processus trinitaire où le Père s’aliène en ce qui, comme son Fils, est encore intimement lié à lui, et que, en revanche, si l’on saisit Dieu en son aliénation réelle dans le monde où il s’incarne, souffre et meurt, alors celle-là est réellement elle-même, en tant qu’un moment divin qui se réfléchit en lui-même, une aliénation. Assurément, on pourra dès lors objecter — Marx l’a fait dans ses manuscrits de 1844 — que même cette aliénation dite réelle est idéalisée en son sens parce qu’elle est purement pensée, Hegel réduisant l’être à l’être su ou pensé ; l’Autre du Soi fondamentalement pensant ou conscient de soi serait l’objet comme tel pensable et ainsi apte à être réconcilié avec elle par la conscience de soi pensante. L’aliénation vraiment réelle serait, au contraire, la production, par l’homme réel non originellement transparent à lui-même en son activité concrète, d’un monde dont l’altérité ne se réduirait pas à sa simple forme d’objet, mais aurait un contenu objectif échappant, en sa détermination matérielle, à la seule subjectivité pensante. Mais la critique marxienne néglige, d’une part, la complexification croissante de l’aliénation hégélienne, qui n’est pas l’objectivation simplement formelle d’un sujet qui serait purement pensant et dont le pour-soi maîtriserait d’emblée son en-soi existant d’abord comme immédiateté sensible-naturelle ; et d’autre part, le fait que, si l’homme n’est pas purement pensant, il est toujours aussi pensant, et que c’est la pensée qui s’aliène comme telle en tout ce qu’elle dit et pose comme étant autre qu’elle, s’avérant par là le principe premier et dernier de l’aliénation et de son dépassement.

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