GONGORA Y ARGOTE Luis de
GONGORA Y ARGOTE Luis de. Poète espagnol. Né et mort à Cordoue (Andalousie) (11 juillet 1561-23 mai 1627). Issu de familles qui comptaient parmi les plus nobles de Cordoue, fils de don Francisco de Argote, consulteur du Saint-Office, descendant de l'un des premiers conquérants de la grande cité mauresque, et de dona Leonor de Gongora, dont un ancêtre avait commandé les troupes navarraises à la prise de la ville, il se fit remarquer dès son enfance par ses qualités d'esprit, et, en 1576, ses premières études achevées à Cordoue, on l'envoya à l'université de Salamanque. Il y suivit des cours de droit canon, mais déjà les lettres seules l'attiraient. Son oncle maternel, le coadjuteur don Francisco de Gongora, chapelain du roi, ayant renoncé en sa faveur à d'importants bénéfices ecclésiastiques, le jeune homme dut cependant, en échange, accepter de recevoir les ordres mineurs, formalité qui comportait peu d'obligations pratiques, heureusement pour Gongora qui était déjà aussi ardent à l'amour qu'à la poésie. En 1580 il quitta Salamanque, probablement sans avoir soutenu sa thèse de doctorat, et rentra à Cordou. Dans toute l'Espagne, ce centre d'humanisme était sans doute le milieu le plus propre à préparer l'éclosion du génie du poète dont le père était d'ailleurs lui-même un érudit; possesseur d'une importante bibliothèque, il avait fait de sa maison un rendez-vous de lettrés. Dès cette époque, Gongora, âgé à peine de vingt ans, composait ses premiers Sonnets, s'adonnait aux genres espagnols traditionnels, « letrillas » et Romances, qu'il renouvelait par la vitalité frénétique de son imagination. En 1585, dans sa Galatée, Cervantès allait le citer parmi les grands poètes : Gongora n'avait cependant à peu près rien publié encore, mais ses sonnets et ses poèmes satiriques commençaient à être largement répandus, en manuscrits, dans les cercles littéraires. Le 21 février 1585, Gongora reçut la charge de trésorier de la cathédrale de Cor-doue, charge à laquelle son oncle renonçait en sa faveur et le 14 août suivant, il commençait à assister aux réunions du chapitre, sans toutefois avoir été ordonné prêtre. Il mena dès lors une vie mi-religieuse mi-profane, partageant son temps entre les séances du chapitre, la récitation des offices canoniques, diverses missions administratives (enquêtes sur la noblesse de certaines familles, visites de félicitations à des évêques récemment nommés, etc.) et la société des dames, qui appréciaient fort ses talents de bel esprit. Cette existence ambiguë ne tarda pas à susciter des protestations dans le clergé, et en 1589 Gongora reçut de sévères remontrances de son évêque : il lui était reproché d'être irrégulier aux offices, de bavarder pendant les cérémonies du culte, d'assister aux courses de taureaux, de fréquenter les acteurs, de composer des poésies profanes, de « s'adonner de jour et de nuit à des choses légères ». Gongora répliqua, plein de désinvolture : « Au choeur, j'ai pour voisins un sourd et un confrère qui chante toujours. Comment diantre pourrais-je leur parler ? Quant aux corridas, on y voit des gens très bien... Et pourquoi ne ferais-je pas le jeune homme, puisque j'en suis un ?... Enfin, si j'écris des vers, j'ai pour excuse mon ignorance de la théologie; au demeurant, il vaut mieux être accusé de frivolité que d'hérésie ! » Gongora avait d'ailleurs trop de protections pour risquer de tomber en disgrâce, et à maintes reprises il se vit confier des missions de « limpieza », c'est-à-dire des enquêtes relatives à la pureté de sang chrétien des candidats à de hautes fonctions ecclésias tiques. Ainsi, d'août 1589 à mars 1590, le trouve-t-on à Madrid, puis de nouveau à la fin de l'année 1590 et pendant l'année 1592; en 1603, il alla à Cuenca, puis à Valladolid, alors résidence de la cour, où il séjourna de mai à novembre, sans y plaire, semble-t-il; il y trouva cependant l'occasion de rencontrer Pedro de Espinosa qui, deux ans plus tard, allait publier trente-sept poèmes de Gongora, sonnets et odes, dans son anthologie intitulée Anthologie des poètes illustres d'Espagne (1605). Devenu depuis 1598 l'un des deux conseils de l'évêque de Cordoue, Gongora ne tarda pas à s'estimer surchargé par ses besognes ecclésiastiques. La fatigue ressentie lors d'une nouvelle mission qui l'avait conduit successivement, au printemps de 1609, à Madrid, puis à Burgos, à Salvatierra, dans la province d'Alava, et à Pontevedra, en Galice, et aussi les séquelles d'une grave maladie qui l'avait frappé à Salamanque en 1593, lui fournirent un prétexte pour obtenir, en février 1611, que lui fût adjoint un coadjuteur, son neveu don Luis Saavedra y Gongora, sur lequel il se déchargea aussitôt de toutes ses obligations à l'égard du chapitre et de la cathédrale de Cordoue. A vrai dire, il brûlait d'impatience de pouvoir se consacrer entièrement aux lettres. Dès la fin de 1610, il avait écrit une Ode sur la prise de Larache, premier signe d'une évolution poétique contrastant avec la limpidité de ses Romances de jeunesse, et qui s'affirma pleinement dans La Fable de Polyphème et de Galatée (1612) et dans les Solitudes (1613), écrites dans la Huerta de San Marcos, à Cordoue, au retour d'un nouveau séjour à Madrid. Ces deux oeuvres restèrent inédites jusqu'à la mort du poète, mais celui-ci les soumit à la critique d'amis érudits et, en copies manuscrites, elles pénétrèrent peu à peu dans tous les milieux lettrés : en 1617, année de l'établissement de Gongora à Madrid, le nouveau genre littéraire qu'il venait de créer commençait à susciter des polémiques passionnées. S'étant rapproché de la cour, le poète se lia avec les favoris de Philippe III, le duc de Lerme et don Rodrigo Calderon, et l'heureux effet produit par son Panégyrique du duc de Lerme (l6l7) fit obtenir a Gongora le titre de chapelain du roi, ce qui l'obligea à se faire enfin ordonner prêtre, à l'âge de cinquante-six ans. Pendant quelque temps, il vécut dans la société des grands, mena une vie fastueuse tout en multipliant les démarches afin d'obtenir toutes sortes de faveurs, de titres, de pensions pour sa famille. Mais ses deux principaux protecteurs tombèrent soudain en disgrâce, Calderon périt sur l'échafaud (1621) et le comte de Villade-miana, disciple et meilleur ami de Gongora, soupçonné d'être l'amant de la reine, fut assassiné en pleine rue de Madrid. Au même moment, le poète se trouvait aux prises avec des chicanes relatives à la pureté de son sang familial. Après bien des incidents, l'affaire fut réglée en août 1622; mais les énormes dépenses qu'il avait faites depuis son arrivée à la cour avaient à tel point embrouillé ses affaires, que Gongora se voyait menacé de prison par ses créanciers et dut même vendre « une table d'ébène pour pouvoir manger pendant deux semaines ». Toutes ces difficultés se reflètent non seulement dans ses lettres de l'époque, mais dans son inspiration poétique elle-même : si la fable de Pyrame et Thisbé (1618) conserve encore la gaieté insouciante des années de jeunesse et d'amour, Gongora apparaît bientôt de plus en plus obsédé par 1 instabilité et la brièveté de la vie, et c'est à cette angoisse que nous devons ses derniers et ses plus beaux Sonnets. Frappé de congestion cérébrale au début de 1626, il n'allait jamais retrouver toute sa mémoire. A peine rétabli, il se mit en route pour Cordoue où il devait mourir quelques mois plus tard. En cette même année 1627 parut la première édition des oeuvres du poète : oeuvres en vers de l'Homère espagnol [Madrid]. Mais, depuis longtemps déjà, le « cultisme », ou « gongorisme », faisait fureur à la cour, les frères Churriguere l'introduisaient bientôt dans l'architecture et, dans leslettres, le jésuite Baltasar Graciân allait s'en faire l'apôtre enflammé. Gongora lui-même avait dû affronter de nombreuses querelles littéraires : tandis que ses amis le célébraient comme le restaurateur des lettres classiques, s'émerveillaient de la subtilité de ses trouvailles et de ses trésors d'imagination, et que, dès 1646, Salcedo Coronel faisait paraître un commentaire de son oeuvre en trois volumes de sept cents pages chacun, ses adversaires le dénonçaient comme un corrupteur du goût littéraire et comme une sorte de poète raté ayant recherché à usurper la célébrité par ses extravagances et son obscurité voulue. Parmi les plus farouches, que Gongora ridiculisait en les traitant de « canards voguant sur la piquette castillane », militaient Martinez de Jâuregui, Francisco de Quevedo et surtout Lope de Vega qui se prodiguait en sonnets satiriques contre le « cultisme ». L'esthétique gongoriste exerçait toutefois un prestige si fort que ses ennemis mêmes n'en restaient pas indemnes et adoptaient ses innovations techniques (Jâuregui en particulier). A la fin du XVIIe siècle, Gongora semblait tout de même avoir définitivement perdu la partie : son nom, pendant deux cents ans, allait devenir le symbole de l'outrance, de la complication factice et, au siècle dernier, un critique aussi lucide que Menendez y Pelayo refit, après tant d'autres, le procès du « cultisme » dans son Histoire des idées esthétiques en Espagne. Mais notre époque allait prononcer la réhabilitation de l'esthète cordouan qui, dans les années 1920, devint même une sorte de chef d'école pour le groupe le plus vivant des jeunes poètes espagnols. A la racine du mouvement cultiste, on peut déceler une double aspiration : ascétique d'abord (un peu analogue à celle de Mallarmé en France), avec la recherche d'une langue extrêmement concentrée, s'exprimant par demi-mots et suggestions rapides, poussant au plus haut point le caractère ésotérique de toute véritable poésie; aristocratique, d'autre part, par l'immense érudition qu'elle met en oeuvre, sa syntaxe compliquée héritée du latin, ses néologismes audacieux, ses inversions forcées, ses métaphores hyperboliques (d'où le risque de pédantisme), son effort constant vers l'extrême subtilité (d'où le risque d'affectation). C'est, en somme, le luxe d'une époque de grande culture où il semble qu'il soit possible, par la maîtrise de toutes les recettes littéraires, d'étendre indéfiniment les limites de l'art. Rien de plus volontaire, par conséquent, que l'entreprise de Gongora : il tenta une expérience poétique. Mais il ne fut pas le seul à la tenter, et c'est bien ce qui rend dérisoire la thèse selon laquelle les bizarreries de son oeuvre s'expliqueraient par une recherche de succès dans l'extravagance. Avant lui déjà, les « concep-tistes », avec Alonso de Ledesma, polissaient les antithèses, les jeux de mots, les métaphores ambitieuses, les élégances raffinées et, plus que tout, la subtilité des pensées en quoi il faut les distinguer de Gongora qui porte son effort principalement sur l'expression ; plus loin encore, c'est aux anciens poètes de langue d'oc, aux pétrarquisants italiens, et même à Ronsard, qu'il faut comparer et rattacher la préciosité gongoriste, qui apparaît bien ainsi non pas comme une fantaisie individuelle mais, en somme, comme le point de perfection d'un profond mouvement littéraire inséparable de la Renaissance. Et, si sa latinisation de la syntaxe impliquait une curieuse méconnaissance du genie propre de la langue castillane, la réforme de Gongora est loin d'avoir été stérile pour le destin des lettres espagnoles : non seulement la plupart de ses néologismes sont passés dans le commun fonds national, mais surtout ses audacieuses expériences apportèrent une contribution décisive à l'assouplissement de la langue. Ajoutons que la personnalité de Gongora dépasse de beaucoup la querelle du gongorisme, car la géniale vitalité imaginative du poète reste le plus souvent fougueusement indépendante de l'artifice incontestable de ses techniques littéraires. LOUIS GAUDRAN. ? « Je considère que ma poésie m 'est honorable en deux façons : si, comprise par les doctes, elle doit me donner autorité et si Von est forcé d'admettre que notre langue par mon travail atteint la perfection et la grandeur de la latine. » Gongora. ? « Il ne faut pas lire Gongora, mais Vétudier. Gongora ne vient pas nous solliciter, comme d'autres poètes, d'être mélancoliques, il fait appel à la raison. Il est absolument impossible de comprendre Gongora à première lecture. Il est admis qu'une oeuvre philosophique est accessible à un petit nombre sans plus;... or, il n'en va pas de même en poésie, à ce qu'il semble... Plus que Cervantès, Gongora mérite d'être nommé père de notre langue. » Federico Garcia Lorca. ? « Cette poésie est oratoire, en effet, et décorative, musicale aussi, faite de toutes les ressources, de tous les artifices possibles de la rhétorique, depuis la pompe jusqu'à la concision, et cette richesse constitue en même temps le plus dédaigneux dépouillement, une absence totale de sentiment et d'idée. En ce sens elle peut être dite poésie pure. Et cependant la vie frémit dans toute cette splendeur extérieure. Une vie supérieure à l'ordinaire vie humaine, la vie du génie. Fière et brûlante, elle domine les métaphores qu'elle a inventées, surenchérit sur te raffinement des formes que, comme autant d'actes de volonté, elle a créées. » Jean Cassou.