GÉOGRAPHIE DU SUICIDE EN 1990
La Hongrie détient le sinistre record du monde du suicide. L’Angleterre ou l’Italie, en revanche, sont relativement épargnées par le fléau. Comment expliquer ces disparités nationales ?
En 1990, le nombre des suicidés recensés dans les sept pays les plus industrialisés de la planète était de 21 (pour 100 000 habitants) en France, 17,8 en Allemagne, 16,3 au Japon, 14.1 au Canada, 12,6 aux États-Unis, 7,7 en Italie, 7,4 au Royaume-Uni.
Pays le plus touché du monde développé, la France présente donc une mortalité par suicide trois fois supérieure à celle du Royaume-Uni et de l’Italie.
En France, après avoir reculé pendant et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (les grands conflits renforcent la cohésion sociale), le suicide a augmenté depuis l’entrée du pays dans la récession économique, et surtout depuis l’explosion du chômage au milieu des années 1970. La gravité de la crise morale actuelle, mesurée à l’aune du nombre de suicides, est comparable à celle des années 1930 et du tournant du XXe siècle, lorsque l’alcoolisme faisait des ravages sans précédent dans le corps social.
Au Japon, le suicide est moins fréquent de nos jours qu’il y a un siècle, et surtout nettement moindre que pendant la phase de choc qui avait marqué la société japonaise lorsqu’elle s’était reconvertie de l’idéologie militariste impériale à celle de la conquête commerciale : en 1956-1960, le taux de suicidité (24 pour 100 000 habitants) y était supérieur de moitié à ce qu’il est vers 1990 (16 pour 100 000).
Aux Etats-Unis enfin, en dépit du climat féroce de compétition sociale, la fréquence du suicide apparaît étonnamment faible et sensiblement inférieure à celle de l’époque de la Grande Dépression des années 1930 (le taux avait alors culminé autour de 15).
Finalement, ce sont les pays périphériques et non le cœur du monde industriel qui sont le plus touchés.
Particulièrement vulnérables, ceux d’Europe centrale (Autriche, Hongrie, Suisse, Bohême-Moravie, Allemagne de l’Est).
La Hongrie détient toujours le sinistre record du monde (40,5). Un léger recul s’est cependant produit depuis la chute du communisme : le taux de la période 1976-1988 était monté jusqu’à 44 décès annuels par suicide pour 100 000 habitants.
Mais la carte du suicide recoupe aussi celle de l’alcoolisme. C’est dans les pays où la proportion de buveurs d’alcools forts est la plus grande (Russie, Finlande, Hongrie, Pologne) qu’il y a le plus de suicides : 40,5 en Hongrie en 1990,27,4 en Russie, 29,2 en Finlande, 15 en Pologne.
Partout le taux de suicides masculins est deux à trois fois supérieur au taux féminin ; là où la différence est plus profonde, comme en Finlande, en Pologne ou en Russie, c’est précisément à cause de l’alcoolisme. De tout temps, la mortalité par suicide a été plus rare parmi les femmes que parmi les hommes. Mais le fait ne reflète pas, en soi, une moindre propension des femmes à chercher la mort : la dépression les touche davantage ; les tentatives de suicide sont plus courantes chez elles. Mais elles utilisent des moyens de perpétration moins traumatiques, en particulier l’absorption de médicaments — les hommes préfèrent avoir recours aux pendaisons, défenestrations ou manipulations d’armes à feu.
Malgré les crises sociales de toutes sortes apparues en cette fin de siècle (déstabilisation de la cellule familiale, montée du chômage, accentuation des inégalités sociales, etc.), le taux de suicidité n’est, sauf exception (Danemark, Hongrie), pas plus élevé vers 1990 qu’il ne l’était dans les décennies précédentes. Sans doute faut-il voir là, pour une large part, l’effet des progrès des services médicaux de traumatologie qui, à fréquence égale de tentatives, sauvent une proportion croissante de désespérés.
Jean-Claude Chesnais. (Auteur de Histoire de la violence, Paris, Hachette, 1982, et Le Crépuscule de l’Occident, Paris, Laffont, 1995.)