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FONTENELLE Bernard Le Bovier de

FONTENELLE Bernard Le Bovier de
1657-1757
Poète et philosophe, né à Rouen. Neveu du grand Corneille, le seul fait notable de sa vie est qu’il vécut cent ans : précoce en matière de poésie, fécond jusqu’au dernier jour en matière de philosophie. Pour le reste, il était d’usage, hier encore, de lui régler son compte en trois lignes, en l’écrasant pour finir de la formule infamante « écrivain de transition ». La critique moderne a remis Fontenelle à sa vraie place, et, d’abord, en posant ce problème fondamental (comme tous les problèmes de vocabulaire) : qu’est-ce qu’un écrivain « de transition » ? Disons que c’est un homme qui a eu le malheur d’écrire au cours d’une période « de transition ». La période en question s’ouvre en 1685, par la révocation de l’édit de Nantes, pour s’achever à la fin de la Régence ou un peu au-delà (environ 1725) ; et, d’abord, elle permet aux protestants chassés de France de prendre contact avec ces esprits dits « libertins » qui avaient fui la répression intellectuelle (souvent très sévère : condamnation à mort en 1623 de Théophile, qui sera, du moins, incarcéré; exil en 1668 de Saint-Évremond en Angleterre). Bayle, réfugié à Genève en 1670, enseigne à partir de 1681 en Hollande, où il fait paraître ses écrits en faveur de la tolérance. Cette idée est désormais « dans l’air » : après le Commentaire philosophique de Bayle (1686) qui revendique « les droits de la conscience errante » - c’est-à-dire sujette à erreurs ; le philosophe anglais John Locke publie ses Lettres sur la tolérance (1689). Paul Hazard a défini cette époque de façon mémorable en la nommant « la crise de la conscience européenne ». Fontenelle pour sa part met en route dès 1680 à l’âge de vingt-trois ans, et publie partiellement (en 1686), un très docte ouvrage au titre peu inquiétant, semble-t-il, en fait plus audacieux que tout ce qui s’écrivait à l’abri des frontières étrangères : De l’origine des fables. Ce livre va l’occuper peu ou prou durant quarante-cinq années de sa vie ; et il ne se décidera à le publier - de nouveau écourté - qu’en 1724. La « fable », au sens premier, c’était alors la mythologie, l’ensemble des légendes qui se rattachent au cycle des saisons, à la course du soleil, à tous les phénomènes naturels. Ainsi, dit Fontenelle, l’arc-en-ciel est coloré parce que c’est l’écharpe de la déesse Iris, subtile ambassadrice des dieux. Jusqu’ici, donc, rien que de très poétique ; mais, sans crier gare, Fontenelle va mêler à ses exemples tirés de la mythologie gréco-latine, tel autre qu’il emprunte à la mythologie hébraïque, c’est-à-dire à l’Écriture sainte : La perdrix vole toujours à terre parce que Dédale, qui fut changé en perdrix, se souvenait du malheur de son fils, qui avait volé trop haut; et ainsi du reste. Je n’ai jamais oublié que l’on m’a dit dans mon enfance que le sureau avait eu autrefois des raisins d’aussi bon goût que la vigne, mais que, le traître Judas s’étant pendu à cet arbre, ses fruits étaient devenus aussi mauvais qu’ils le sont présentement. De la même façon les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) et l'Histoire des oracles (1687) entendent simplement rendre clair à l’esprit de « l’honnête homme », ce qui semblait impénétrable et mystérieux : la gravitation universelle, ou encore l’origine des prophéties. C’est à Une marquise - une de ses amies, dit-il - que Fontenelle explique le fonctionnement du système solaire. (Les femmes jouent d’ailleurs un grand rôle dans la vie de ce célibataire heureux, qui, non content de les fréquenter, les estimait ; et c’est de lui-même qu’il parle en vérité, dans ses célèbres Éloges, lorsqu’il raconte que Leibniz s’entretenait souvent avec les dames et ne comptait point pour perdu le temps qu’il donnait à leur conversation.) Par ces nombreux ouvrages de « vulgarisation » avant la lettre, Fontenelle illustre tout à la fois les deux sens, très différents pourtant, de ce mot : il rend accessible au commun des hommes - au vulgus - ce qui était, pour le savant, domaine réservé ; il divulgue aux profanes, par honnêteté d’esprit, ce qui leur avait été toujours présenté sous le voile (voile du « mystère » ou, ce qui est la même chose, voile du « sacré »). C’est ce second aspect - le plus révolutionnaire - de son activité de vulgarisateur qui a valu tant d’ennemis tenaces à Fontenelle. Et de son temps déjà. Mais, désespérant de faire rire aux dépens d’un homme aussi intelligent, on s’avisa de le dire uniquement intelligent. Entendons : sans âme. « C’est encore de la cervelle que vous avez, là! », lui dit un jour la froide et cynique marquise de Tencin. Le mot fit fortune. (On le répète aussi, d’ailleurs, sous cette forme plus expéditive, mais moins heureuse : « Vous n’avez donc rien, là? ») Notons que là, c’est-à-dire l’âme, se situait encore à ce moment, comme le confirmait le geste de la marquise, à l’emplacement de la gorge le siège de l’âme - la « psyché » des Grecs, qui, selon eux, trônait royalement dans l’encéphale - avait commencé à descendre en effet, depuis l’époque, précisément, de Fontenelle et Fénelon; donc « fin XVIIe, début XVIIIe ». Mais il sombrera bien davantage au siècle romantique : hésitant encore, toutefois, entre le milieu de la cage thoracique (la « poitrine » que se frappait René ou Hemani) et la « tripe » chère aux tribuns de la IIIe République. Sur ce point également, la génération de Fontenelle amorce donc bien une péripétie, une « crise » de l’esprit humain. En réalité, Fontenelle était lui aussi (mais d’une façon toute nouvelle alors) sensible. Plus sensuel que sentimental, il proclama, toute sa vie durant, son regret que la difficulté d’être (et ce, plus que jamais en ce moment historique qui est le sien, tout d’inquiétude et de fondamentale remise en question) ne puisse s’accorder avec le nonchaloir et la simplicité. Ce rêve de bonheur, il l’exprime (maladroitement, bien que non sans mélancolie) dans ses églogues : Mais pour nous consoler de ne les trouver pas, / Ces Silvandres et ces Hylas, / Remplissons nos esprits de ces douces chimères... (Églogues, II). Lui, le premier champion de la vulgarisation scientifique, il insiste pour qu’on n’oublie pas de donner à l’esprit sa pâture de songe et même sa ration de peur : dans les Lettres galantes du chevalier de Her... (un des chefs-d’œuvre, au demeurant, de la littérature « extra-scolaire » ; récemment réédité), il rappelle qu’en matière d’amour la « clarté », chère à Boileau, n’est pas à sa place, et qu’il est un temps pour le délire. Fontenelle est donc bien, comme le disaient nos manuels, un écrivain de transition; et ce, dans une période de transition. Mais la période et l’écrivain sont si pleins d’intérêt qu’on ne voit pas en quoi ces deux expressions seraient déshonorantes. Pourtant Fontenelle est encore bien davantage (et notre éloge de Fontenelle sera, selon les règles, « en trois parties ») : 1° la rigueur, qu’il exige de lui-même sur le plan de l’honnêteté intellectuelle, il la veut conjuguée avec une parfaite, une absolue bienveillance envers l’Autre, l’interlocuteur, l’adversaire (en cela, il dépasse le siècle de Voltaire et de Rousseau) ; 2° il est l’homme qui, dans un de ses Dialogues des morts (c’est-à-dire dès 1683), institue un débat sur ce thème : la science, qui doit en son principe apporter à l’homme le bonheur, ne peut-elle aussi faire son malheur? (en cela, il dépasse le siècle scientiste de Taine et de Renan, de Hugo et de Zola) ; 3° mis en demeure d’opter entre sa folle passion pour toutes « les choses de l’amour » - ou encore sa faiblesse coupable pour le « surnaturel » au théâtre d’opéra - et la vigoureuse campagne qu’il menait, ailleurs, en faveur du rationalisme, il préféra s’attarder dans ces charmantes contradictions (On a bien raison de dire, affirme-t-il par exemple, dans la XIIIe de ses Lettres galantes du chevalier de Her..., que le mystère est très nécessaire) ; attitude admirable entre toutes, et par quoi il nous apparaît le plus neuf, le plus moderne. Lui, un apôtre de la « démystification », de la « démythification »? Non pas. Mais un esprit vraiment ouvert, qui refuse le mythe et l’extase dans la vie sociale ou politique, et en philosophie ; qui accueille l’extase, et le mythe, dans l’amour et dans l’art. La formule est bonne encore, mais elle était trop en avance sur l’époque ; et si Fontenelle « prépare » - comme on l’a trop dit - ou « préfigure » quelque chose, ce n’est pas en définitive le siècle dit des Lumières, mais le nôtre.


FONTENELLE (Bernard Le Bovier de), écrivain et penseur français (Rouen 1657 -Paris 1757). C'est de son oncle Thomas Corneille qu'il reçut son éducation; avocat, il quitte rapidement le barreau de Rouen pour fréquenter les salons de Paris. Ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) le signalent comme un de nos meilleurs vulgarisateurs scientifiques; avec l'Histoire des oracles (1687), il élargit la vulgarisation à la théologie, dénonce le vide des prophéties, et recherche pour chaque fait sa cause naturelle. Comme secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences (1699-1740), il exprime pour la première fois, dans la Préface de l'histoire de la Compagnie, la solidarité des sciences et la constance des lois de la nature. Ses Eloges des membres défunts (dont Malebranche) révèlent un authentique penseur et un maître du style.