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FLAUBERT (GUSTAVE)

FLAUBERT (GUSTAVE)
Fils d'un médecin-chirurgien de Rouen, né le 12 décembre 1821, Gustave Flaubert passe son enfance dans un pavillon de l'hôpital et, est-ce le spectacle des cadavres trop tôt entrevus, restera hanté par la mort. Élève indiscipliné mais brillant, il part à Paris faire des études de droit et s'y lie d'amitié avec Maxime du Camp en compagnie duquel, de 1849 à 1851, il fera le tour de la Méditerranée. Une première crise d'épilepsie, en 1844, l'oblige à renoncer , à ses études et à revenir en Normandie, au Croisset, dans une demeure en bord de Seine. Enfermé dans son bureau, rideaux tirés sur les fenêtres, il ne va cesser d'écrire, reprenant, raturant, « gueulant » et réécrivant ses textes. Plutôt que de vivre, il préfère créer. Ce « bourgeois » qui vit retiré à la campagne et qui passe de l'exaltation au découragement, de l'ardeur au désespoir, a un caractère difficile. Quand il ne « s'occupe pas de littérature » (selon son expression), il écrit — ne cessant de rompre et de se réconcilier avec eux — à ses amis ou à Louise Colet, sa maîtresse, qui sera l'égérie de plusieurs poètes et romanciers. La Correspondance de Flaubert, publiée après sa mort, est un témoignage unique sur le travail de l'écrivain. Il vit avec sa mère et une nièce pour laquelle, à la fin de sa vie — parce que son mari a fait faillite —, il se ruinera. Il commence Madame Bovary à l'automne 1851. Pendant cinq ans, il va rester enfermé au Croisset pour écrire ce roman inspiré d'un fait divers. Dès sa sortie en 1856 dans La Revue de Paris, puis en volume en 1857, Madame Bovary fait scandale. Flaubert, qui est alors un inconnu, est poursuivi pour offense à la morale publique et religieuse, et outrage aux bonnes mœurs. Il est acquitté mais repart brisé pour la Normandie. Il aurait préféré que le succès de son roman soit dû à son seul talent, et non pas à un scandale provoqué par des esprits étroits. Rares sont d'ailleurs les contemporains (excepté Baudelaire, Barbey d'Aurevilly et, à un degré moindre, Sainte-Beuve) qui reconnaissent l'originalité et la perfection d'écriture de cette œuvre. Après Salammbô (1862), roman historique où il donne libre cours à son goût des couleurs et du baroque, il entre dans une période « mondaine », partageant son temps entre le Croisset et Paris, où il se lie à Tourgueniev, George Sand, les frères Goncourt, Zola... L'Éducation sentimentale, en 1869, roman réaliste, est mal accueilli : Flaubert s'en prend aux aristocrates comme aux révolutionnaires. Même s'il fréquente des salons bonapartistes, il se veut d'une impartialité politique totale : « Je suis las de l'ignoble ouvrier, de l'inepte bourgeois, du stupide paysan et de l'odieux ecclésiastique. » La guerre franco-prussienne de 1870 le révèle patriote : il s'enrôle comme infirmier puis comme lieutenant dans la Garde nationale. En 1872, tandis que sa santé se dégrade, il perd sa mère puis, en 1876, Louise Colet et sa vieille amie George Sand. Il est confronté à des problèmes financiers ; les pièces de théâtre qu'il a écrites sont des échecs ; il doute de lui, de son talent, de sa vocation d'écrivain, il vit en ermite,, réfugié dans ses souvenirs. Il lui reste un ami, presque un fils, dont il a encouragé et soutenu les débuts littéraires : Guy de Maupassant. Ce perfectionniste meurt, sans avoir achevé son Bouvard et Pécuchet qu'il voulait être le « roman de la médiocrité », le 8 mai 1880, d'une hémorragie cérébrale. La postérité reconnaîtra son génie. Deux tendances ont traversé son œuvre : le réalisme, dans L'Éducation sentimentale (1845), Madame Bovary (1856), Un cœur simple (1877) et Bouvard et Pécuchet (posthume, 1881) ; et le lyrisme, dans Salammbô (1862), Hérodias (1877) ou La Légende de saint Julien l'Hospitalier (1877).
FLAUBERT Gustave
1821-1880
L’œuvre : 1. Avant « L’Éducation sentimentale ». 2. « L’Éducation sentimentale ». 3. Les dernières œuvres. - Débat sur la « sensibilité » : 4. Réalisme et lyrisme. 5. « La sensibilité qui doit créer ».
Romancier, né à Rouen.
Avant « L'Éducation sentimentale »
Son père était médecin-chef à l’Hôtel-Dieu. Le collège de la ville lui paraît gonflé d’ennui (selon sa propre formule). Il lit Faust dans la traduction de Nerval, et déjà écrit ; des diableries, d’abord, à la mode du temps : Rêve d’enfer, La Danse des morts, Smarh (titre sans doute rémi-niscent de la Smarra de Nodier), mais aussi Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, première caricature de l’antipoète qui sera plus tard un de ses thèmes personnels (avec Homais, et Bouvard, en particulier). Durant l’été 1836, il rencontre à Trouville l’amour qui va emplir toute sa vie - un amour silencieux, d’ailleurs, fidèle, et pur entièrement : Élisa Schlesinger, la femme d’un éditeur de musique. Un jour sur la plage, il a ramassé son manteau rouge à raies noires. Quand il vient faire son droit à Paris (1840), il revoit Mme Schlesinger, qui sera la Marie de son premier roman, Les Mémoires d’un fou (1841), et Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale, trente ans plus tard (1869). D’une de ces deux œuvres à l’autre, l’image adorée va apparaître peu ou prou dans chacun de ses livres. En particulier dans la première Éducation sentimentale (le chef-d’œuvre romanesque de sa jeunesse, 1843-1845), mêlée, du reste, au souvenir plus réaliste d’une brève rencontre d’hôtel, à dix-neuf ans, avec Eulalie Foucaud de Langlade, qui lui inspire encore un bref récit, Novembre (1842). À l’âge de vingt-trois ans (1844), il est terrassé par une attaque nerveuse. On l’emmène à Croisset, dans la propriété que son père vient d’acquérir; et Flaubert, condamné à la solitude, s’y fixera désormais pour l’essentiel. Seules exceptions, quelques voyages, et aussi quelques « crochets » à Paris, où le sollicite d’abord une liaison, un peu trop longue à son gré (1846-1854), avec la poétesse Louise Colet, et, aussitôt après, avec l’actrice Béatrix Person. On n’a jamais su au juste la nature de cette maladie nerveuse, qui dès lors ne va lui laisser que de brefs répits. Lui-même nous l’a dépeinte ainsi (Lettre à E. Chevalier, son ami d’enfance) : Tous mes nerfs tressaillent comme des cordes de violons : mes genoux, mes épaules, mon ventre tremblent comme la feuille [...] Il ne se passe pas de Jour sans que je voie surgir de temps à autre devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux de Bengale. En 1848 la révolution de Février l’attire à Paris, ainsi que son ami le poète Louis Bouilhet. Accompagné de son autre ami intime, Maxime Du Camp, il entre aux Tuileries, le 24, avec les insurgés. L’année suivante, il a terminé la première version - la plus développée - de son poème romanesque, La Tentation de saint Antoine. Il la lit à Du Camp et Bouilhet, qui lui proposent de ne pas publier le manuscrit, et même de le brûler; Flaubert se contente de ne pas le publier. Après un voyage en Égypte et dans l’Orient méditerranéen, il entreprend Madame Bovary dont le sujet, emprunté à un fait divers local — le suicide par le poison d’une épouse de médecin —, lui a été suggéré par Bouilhet à titre de purgation (« un sujet terre à terre »). Il doit, de plus, corriger les vers de Louise Colet, et rédiger pour elle des articles de publicité, des prospectus de mode. Enfin, après cinq années de travail, Madame Bovary paraît, dans La Revue de Paris à partir d’octobre 1856 (à ce stade de la revue, plusieurs passages, jugés trop scabreux, avaient été sautés, sur les conseils de la direction ; mais ils paraîtront l’année suivante dans le volume imprimé) : Fille d’un fermier, Emma Rouault, dont la propension naturelle à la sentimentalité s’est accrue durant son séjour au couvent, considère le mariage comme une chance inespérée de voir se matérialiser son rêve d’une vie brillante. Elle épouse Bovary, médecin de village, que, bientôt, elle va mépriser. À Yonville, où son mari s’installe pour la faire changer d’air, elle se laisse courtiser par Léon, clerc de notaire, qui n’ose se déclarer, et l’abandonne ; puis par un hobereau assez fat, Rodolphe, qui hésite à s’enfuir avec elle, et l’abandonne à son tour. Elle songe à la mort, traverse une crise mystique; mais, Léon, le jeune clerc de notaire, qui entre-temps s’est enhardi, la retrouve, en fait sa maîtresse. Toujours hantée par le faste et le luxe, Emma contracte des dettes à l’insu de son mari, demande assistance à son amant qui s’est déjà détaché d’elle. Un instant, elle s’éprend encore d’un ténor d’opéra ; puis, harcelée par son créancier Lheureux, elle vole de l’arsenic à M. Homais, le pharmacien, et s’empoisonne. Bovary, qui apprend à la longue ses infidélités, ne lui survivra pas de beaucoup. Il se laisse ruiner, et, à sa mort, on trouve serrée dans sa main une mèche des cheveux d’Emma ; bien au contraire, Homais le pharmacien, l’antihéros de ce récit, va s’enrichir et, en dépit des idées subversives qu’il claironne, se verra décoré par le pouvoir impérial. Quant à Flaubert on sait que ce même pouvoir va le poursuivre devant la sixième chambre du tribunal de police correctionnelle, pour « offenses à la morale publique et à la religion ». Lamartine et Baudelaire protestent en vain contre cette accusation sans fondement. Le procureur, au terme d’un réquisitoire de quatre heures, concluait « que si le mari sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l’opinion est représentée par des êtres grotesques [...], une seule personne a raison, règne, domine : c’est Emma Bovary. Mes-saline a raison contre Juvénal ; voilà la conclusion, tirée non par l’auteur mais par un homme qui approfondit les choses ». Juvénal (de son vrai nom Ernest Pinard, magistrat assermenté de l’empereur Napoléon III) n’eut pas raison en effet, ce jour-là (mais il se rattrapera en faisant condamner Baudelaire en cette même année 1857). Acquitté de justesse, Flaubert fut pourtant proclamé coupable d’avoir oublié « qu’il y a des limites que la littérature, même la plus légère [citation textuelle], ne doit pas dépasser ». Cette formule, il va l’entendre toute sa vie. On lui dit qu’il dépasse les limites du bon goût, qu’il noircit à plaisir la vie et la société. Et aujourd’hui encore plus d’un manuel scolaire le qualifie de « pessimiste » (notons que la même accusation a pu servir avant lui, pour Balzac ; et, après lui, servira de nouveau pour Maupassant). Il la nié, pourtant, et dès le lendemain de Madame Bovary : Quelle force que l’hypocrisie sociale! Par le temps qui court tout portrait devient une satire (Lettre à Mme Pradier, février 1857). Et encore : On ne veut plus de portraits ! Le daguerréotype est une insulte ! Et l’histoire une satire ! Voilà où j’en suis! (Lettre à Schlesinger, février 1857). Alors, pas fâché d’avoir fini son pensum de littérature « terre à terre », il va revenir à la littérature flamboyante de sa jeunesse, avec Salammbô. Pendant cinq ans, il vivra dans un sujet splendide et loin du monde moderne. Après avoir dépouillé toute une bibliothèque d’archéologie, il décide - scrupule de peintre plutôt que d’érudit - de se rendre sur place, à Tunis et à Carthage (1858). L’œuvre paraît en 1862 ; et Hugo, depuis Guemesey, jubile (« Ah, crucifier des lions ! »), tandis que Berlioz veut en faire un opéra. Toute la presse accueille l’œuvre avec enthousiasme. Seul son ami Sainte-Beuve, fort discret jusqu’à cette date dans ses encouragements, lui reproche des inexactitudes et un manque de simplicité, l’accuse de sadisme (à quoi Flaubert répondra qu’on l’a déjà condamné pour atteinte à la morale) et, pour finir son compte rendu, s’étonne qu’on puisse trouver un intérêt à cette « carthaginoise-rie » (à quoi Flaubert répondra qu’il respecte l’intérêt porté par son ami aux solitaires de Port-Royal, mais qu’il se réserve le droit de leur préférer la vierge Salammbô, fille de ses rêves). À ce propos, notons que cette belle héroïne devait donner lieu à ce curieux différend, d’une part avec plusieurs illustrateurs, d’autre part avec ses éditeurs, qui lui proposent des dessins pour le roman : il repousse toutes ces images, et proteste que Salammbô lui apparaît petite mais aussi gigantesque ; maigre mais dodue aussi. Selon le jour. Prérogative du poète, à quoi il entend bien ne jamais renoncer. Du moins, jusqu’à sa mort.
« L'Éducation sentimentale »
Le chef-d’œuvre de Flaubert, L’Éducation sentimentale (commencée en 1864, terminée en 1869), qui paraît après Salammbô, n’est pas une interruption de la veine romantique retrouvée dans le livre précédent ; et pas davantage un ferme propos de suivre désormais sans faillir la voie raisonnable et progressiste du « réalisme ». Il faut y voir, bien plutôt, un retour aux thèmes inépuisés de sa jeunesse et même de son enfance. Non pas qu’il y ait là quelque « nouvelle version » de la première Éducation sentimentale écrite en 1843-1845 (et qui restera inédite du vivant de l’auteur). D’une histoire à l’autre, rien de commun que le titre ; et aussi en filigrane, innommé, le visage de la femme qui l’inspira : Mme Schlesinger, le fol et chaste amour de ses quinze ans (le fantôme de Trouville), qui porte ici le nom de Mme Arnoux. C’est, au demeurant, bien plus un « roman de formation » (dans l’acception allemande, c’est-à-dire plus générale de ce mot) que le roman d’une expérience amoureuse. L’histoire se situe dans les années 1840 ; et c’est durant ces années-là que Flaubert découvre Paris, où il est venu faire son droit comme Frédéric, le héros du livre, et qu’il est pris tout entier dans les événements historiques : en particulier la révolution de 1848. Or ces événements vont servir ici de « toile de fond » sans plus ; et l’on peut y voir, soit un témoignage de l’indifférence de l’auteur pour la « chose publique », soit une critique de cette même indifférence. Qu’on en juge: Dans tous les domaines, Frédéric se contente de voir les épisodes, comme un décor, se dérouler devant lui, les couples d’amants se nouer ou se briser, les révolutions « faire rage ». Pour lui, il évolue tel un poisson d’appartement dans son bocal ; tout se passe autour de lui comme si l’univers était à la disposition (ou à la portée) de son œil et cependant inaccessible. Ce n’est donc pas seulement dans son désir que Flaubert nous le montre tournant comme un prisonnier dans son cachot, et l’amour n'est ici qu’une image entre tant d’autres. Frédéric veut faire le tour de tout. Il le fait. Or, il en revient, blasé et repu, sans avoir rien connu au fond ; sans avoir su rien faire, paralysé par son manque d’appétit réel. À dire la vérité, il n’a pas de désir ; du moins, pas un qui soit assez fort pour bousculer ses scrupules ou ses timidités. Il souhaite, tour à tour, la gloire, puis (comme son ami Deslauriers) le pouvoir, puis la fortune. Et de temps en temps aussi, sans grand esprit de suite, l’amour : il revient d’une façon générale à cette idée chaque fois qu’il est déçu dans telle autre de ses ambitions. Il faut que ce soit Mme Arnoux, à la fin, qui se décide à entrer chez lui. Mais elle n’est plus jeune. Ils parlent un peu, et elle lui laisse une mèche de ses cheveux blancs. Roman étrange, lent, et sans qu’il y paraisse, atroce ; par ce qui n’y est pas fait, par ce qui ne s’y passe pas. Parce que rien ne s’y passe : Et ce fut tout, telle est la conclusion de la dernière entrevue de Frédéric avec l’amour noble et muet de toute sa vie. Entrevue vide d’action, et muette en somme, elle aussi, en ce sens que rien de pressant, rien de ce qui surgit en eux, ne sera dit; mais seulement des phrases très neutres, à dessein. Sans intérêt, ou presque. À côté du sujet. Ce n’est pas « l’école de Zola » qu’un tel roman préfigure ; c’est, bien au-delà de son siècle, au nôtre que ce livre a pu trouver sa postérité (l’Irlandais Joyce, par exemple), et à notre génération même, qui peut revendiquer L’Éducation non pas comme l’œuvre d’un simple « précurseur », mais comme un modèle.
Les dernières œuvres
Ce roman prétendument « réaliste » rencontrera dans la presse (à une époque où pourtant triomphe l’école réaliste en la personne de son « chef », Champfleury), l’accueil le plus glacial. Aussi bien Flaubert ne se soucie-t-il aucunement de continuer dans cette voie, et, cinq ans plus tard, en 1874, il donne une nouvelle version de La Tentation de saint Antoine. C’est en fait la troisième : en 1849, le jugement du public (réduit à ses deux amis Du Camp et Bouilhet) n’avait pas tout à fait convaincu Flaubert ; il ne « brûle » pas l’œuvre, il la remanie de fond en comble, en 1856 ; puis s’applique vers 1869 à une autre version, qu’il termine quatre ans plus tard. L’ermite, en sa célèbre Thébaïde, mais aussi au milieu du ciel nocturne (où le transporte Hilarion, son disciple), à moins que ce ne soit dans les bas-fonds de l’océan (où le traînent les monstres les plus horribles sortis des bestiaires du Moyen Âge), voit se succéder devant ses yeux, en guise de tentation, tous les mythes religieux contradictoires, tous les symboles philosophiques (images en apparence ; idées en fait), et pour finir, gravissant à rebours l’histoire de l’humanité, il assiste aux ères géologiques primordiales, aux premiers balbutiements de la matière, à l’exubérance irrationnelle du jeune univers. Il exulte : Ô bonheur! bonheur! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer! Suprême tentation, à laquelle on dirait qu’il cède enfin; il aspire à se fondre, à s’anéantir au sein de la matière. Mais le jour éclate soudain : il est sauvé ; et se remet en prière, tandis que l’image divine monte au ciel entourée des rayons du soleil. « Œuvre de jeunesse, en somme », s’écrie André Pieyre de Mandiargues (voir la bibliographie ci-après), qui avoue sa préférence pour ce livre. C’est en revanche, de tous les livres de Flaubert, celui qui déçoit le plus ceux qui voient en lui le théoricien du réalisme. Car le romancier se révèle ici un poète ; et l’un des rares, en France, qui ait eu « la tête épique ». Depuis l’âge de treize ans, le jeune Flaubert a lu Faust, et il rêve d’une vaste œuvre romanesque, qui serait aussi poème et drame. Mais c’est à Gênes en 1845 qu’il découvre La Tentation de saint Antoine de Bruegel et ce tableau lui rappelle une pièce de marionnettes du même nom, qu’il avait vu jouer chaque année dans son enfance sur un théâtre forain de Rouen. Adamov et Marthe Robert (voir la bibliographie ci-après) rapportent qu’après la publication de son livre « il mena dans la baraque foraine ses amis Tourgueniev, Maupassant et George Sand ; et le père Legrain, qui l’avait reconnu, annonça que l’auteur était dans la salle ». Les Trois contes (187.7) et Bouvard et Pécuchet (1881), chef-d’œuvre inachevé, sont les deux derniers livres auxquels s’appliquera Flaubert, avant de mourir (finalement chargé d’hommages) en 1880. Il était, depuis peu d’années, tenu à son tour pour le chef de l’« école réaliste » ; ce qui le faisait bien rire. Les Trois contes, qui sont Un cœur simple, La Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias semblent nés sans peine (comme s’ils étaient de simples surgeons de Madame Bovary, de La Tentation de saint Antoine et de Salammbô, respectivement) ; de même, ils sont accueillis sans effort. Les critiques reconnaissent là des sonorités et des couleurs auxquelles l’auteur les a préparés. Par contre, Bouvard et Pécuchet, gigantesque encyclopédie de la bêtise, le fait transpirer sang et eau pendant toutes ses dernières années (Je patauge, je rature, je me désespère, écrit-il à sa nièce), et l’œuvre depuis sa publication en 1881 n’a cessé de rencontrer l’incompréhension la plus totale. Ces deux bonshommes comme les appelait Flaubert, sont deux vieux garçons, « gratte-papier » (expéditionnaires) à la retraite, qui se rencontrent un jour et que l’étonnante similitude de leur existence comble de joie et, pour ainsi dire, illumine. Ils se lient d’amitié; et prenant alors conscience qu’ils n’ont fait que copier sans comprendre, toute leur vie, ils se découvrent un tardif et monstrueux appétit de savoir. L’un deux ayant hérité, ils se lancent dans un vertigineux « cycle d’études », philosophiques, religieuses et, surtout, scientifiques. Odyssée qui se referme d’ailleurs sur elle-même, puisque (selon le schéma qu’a laissé Flaubert des derniers chapitres) nos deux chercheurs, enfin remis de leur boulimie culturelle, se remettent à copier. La bêtise de mes deux bonshommes m’envahit, gémit Flaubert ; l’œuvre publiée en 1881 au lendemain de sa mort atterre tous ses amis. Le thème de la « bêtise » qui l’obsédait depuis ses premières œuvres (Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, récit publié à l’âge de quinze ans) jusqu’à ce livre ultime, en passant par le Dictionnaire des idées reçues, lui appartient à ce point qu’il n’a pu trouver aucun écho chez ses contemporains et guère davantage aujourd’hui. Mais l’effrayante épopée des « Deux cloportes » (le premier titre donné à Bouvard et Pécuchet par Flaubert) a quelques chauds admirateurs. Pour le critique Albert Thibaudet, par exemple, Bouvard « est cette œuvre-limite qu’un auteur est sommé de produire par un destin exigeant, presque contre le public ». Pour le romancier Queneau, c’est une réplique sur le mode bouffon à La Tentation de saint Antoine, et, encore, « c’est un roman encyclopédique, comme La Tentation est un roman panthéonique ». Raymond Queneau souligne d’autre part la lente « remontée » des personnages — et surtout de Bouvard - à mesure que l’ouvrage s’avance ; au point que Flaubert attribue pour finir à son héros telle de ces idées généreuses ou folles (et qu’il sait telles) dont est pleine la Correspondance avec Louise Colet ou sa nièce.
Réalisme et lyrisme
Chef de file un peu malgré lui (car il ne croyait pas qu’une sensibilité puisse être commune à un groupe d’artistes créateurs), et tenu aujourd’hui, bien à tort, pour « fondateur » d’une école littéraire qui aurait eu pour objectif de rendre fidèlement compte de la vie, Flaubert a toujours refusé cette doctrine dite du réalisme (La réalité, selon moi, ne doit être qu’un tremplin, écrit-il en 1878 à Maupassant). Réaliste, il l’est certes sur un plan bien précis : en tant qu’homme ou, si l’on préfère, au sens « moral » du terme ; et, par exemple, lorsqu’il décrit les institutions politiques ou religieuses, les coutumes locales, les idées reçues des bourgeois de son temps, tout ce qu’il déteste ; tout ce qu’il appelle (dans la lettre à Mme Pradier, citée plus haut), l’hypocrisie sociale. Mais non pas en tant qu’artiste. Car alors il ne déteste plus rien. Tout lui est joie - comme il advient pour les peintres, lesquels prennent plaisir à peindre même quand leur « modèle » est vieux ou bête il aime la laideur, la ruse, le crime ; la bêtise aussi, plus que tout, même. Et ce dernier thème a, de tout temps, surpris ses lecteurs. Pour Flaubert, c’est là un sujet particulièrement propice à l’inspiration ; et, d’abord, par son côté inquiétant. La bêtise l’a. peut-être agacé, parfois, mais plus encore hanté ; à moins qu’elle ne l’ait fasciné. Ainsi dans La Tentation, l’image symbolique du catoblépas, monstre aux paupières roses et gonflées, au crâne si lourd qu’il lui est impossible de le porter et qui se dévore les pattes ; l’ermite en prière a grand-peine à en détourner son regard: Oh celui-là... ah... ah... Si j’allais avoir envie? Sa stupidité m’attire. De la même façon, le public prude de Madame Bovary, et avec lui le procureur Pinard lors du procès, s’étonnèrent que l’auteur ait dépeint avec mille détails flatteurs (et sans le juger sévèrement comme il l’aurait dû) le fat et plat bellâtre Rodolphe Boulanger. Car quant à lui Flaubert, en effet, le trouve beau. Sans plus. Il éprouve pour ce sujet, tandis qu’il le peint, la même admiration muette que Charles Bovary, son héros, lorsqu’il revoit Rodolphe un peu avant de mourir (Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée [...] C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme). À dire vrai, Flaubert est un poète avant toute chose, c’est-à-dire un homme d’imagination et un lyrique. S’il se documente scrupuleusement sur place et prend une indigestion de vieux bouquins avant d’écrire Salammbô, il n’est pas davantage réaliste pour autant. D’abord, Carthage n’existe plus ; et puis, il préfère l’« inventer » que d’avoir à justifier tel détail d’érudition comme l’en défiait l’article fielleux de Sainte-Beuve ; ou encore l’archéologue allemand Froehner, qui, niaisement, lui reprochait point par point ses manquements à la « vérité ». Ces gens-là dégoûteraient du réalisme jusqu’à son chef. Mais surtout Flaubert ne saurait être véritablement réaliste parce qu’il est, par nature, un violent, un impulsif. En vain nous rebat-on les oreilles avec le principe - sacré, pour son école, mais non pas pour lui - de la « neutralité de l’auteur ». L’auteur Flaubert, pour sa part, connaît ses droits sur ses personnages, et sur son décor même ; il y entre tout entier. Et, à leur tour, êtres et choses entrent en lui. Lisons la Correspondance, au sujet de Madame Bovary : Homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois je me suis promené à cheval dans la forêt [... ] Et j’étais les chevaux, les feuilles. Ici Flaubert nous semble aller bien au-delà de cette fameuse déclaration qu’ont popularisée nos manuels scolaires : Madame Bovary, c’est moi. Madame Bovary? oui, mais ce n’est pas assez dire : Charles Bovary, c’est lui ; et Bouvard aussi. Et même Pécuchet. Il nous l’a dit (Ils m’emplissent à tel point que je suis devenu eux). Il est, dans la première Éducation sentimentale, Jules, le poète généreux et désintéressé, le véritable héros du livre ; mais il est aussi l’anti-héros, le réaliste et sensuel Henri, l’amant comblé d’Émilie (et à ce propos nous recommanderons au lecteur, s’il ne l’a fait déjà, de lire ce chef-d’œuvre méconnu, dont il sera question à plusieurs reprises encore dans notre article ; « un fichu grand bouquin et on aurait bien pu nous le dire plus tôt », comme l’écrit E-R. Bastide qui présenta l’œuvre au public en 1963). Qui sait même s’il n’aurait pas pu ajouter: Homais, c’est moi? Homais, c’est tout au moins (de même que les « deux bonshommes » Bouvard et Pécuchet) ce qu’il a eu peur d’être ; par exemple, aux moments où il se prenait un peu trop au sérieux en tant que chef d’école, et qu’il prétendait acquérir un coup d’œil médical sur la vie. Comme Homais et les « deux cloportes », il est alors un amoureux dévoyé de la science, un rationaliste félon; car faire de la science (qui est le domaine du relatif) un nouveau dogmatisme, comme Homais, et croire, comme Bouvard et son camarade, qu’on peut embrasser toutes les connaissances ou tenir entre ses mains la Vérité, c’est là trahir l’esprit même de la science. (Notons que « les Homaï » viennent assaillir Flaubert jusque dans La Tentation de saint Antoine : Antoine aperçoit tous les oiseaux qui se nourrissent de vent : le Gouith, l’Ahuti, l’Alphalim, le Luk-neth les Homaï.)
« La sensibilité qui doit créer »
En réalité, les principaux personnages de Flaubert ne sont nullement « pris de la vie ». De la vie qu’il a vue, connue, vécue. Ils étaient déjà là, en place dans son œuvre, dès les premières pages qu’écrit l’adolescent ; de même que les thèmes - abstraits et subjectifs du tout au tout - dont ces personnages ne sont que l'incarnation. Ainsi le héros de la première Éducation sentimentale, Jules, l’insatisfait, le chimérique, est déjà Bouvard (Il projetait d’étudier la géologie [-...] L’histoire aussi lui ouvrait ses perspectives infinies...). Et il est déjà Emma Bovary (Il eut besoin de périls inutiles et de dangers à courir. Il aima les vieux casques des chevaliers, leurs longues épées [...] et il regretta le temps où, la plume au chapeau et l’esco-pette au poing, etc.). Mais si le thème est le même, la thèse a changé. Flaubert était, de toute sa jeune ardeur, pour Jules, allégorie du rêve diurne, parce que lui-même était alors pour le rêve ; et le voici désormais contre la tendre et rêveuse Emma Bovary, parce qu’il est contre la sensibilité de mauvaise qualité, contre le « vague des passions », contre le « sentiment » : Elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës [...] Ce n’était qu’amours, amantes, dames persécutées [...] troubles du cœur, serments, sanglots [...] Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes [...] Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel. Voilà ce qui sépare Flaubert, à l’âge d’homme, de ce mode affadi de la « sensibilité romantique », qu’on pourrait définir ; narcissiste bien plus qu’artiste. De quoi sert à Emma la beauté, en soi, d’une peinture ou de la nature, si cela ne la flatte pas? Elle aime se sentir sensible. Comme d’autres sont « folles de leur corps », la Bovary est folle de son cœur : Elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, conclut Flaubert ; et l’on n’a rien écrit de plus perfide sur ce thème de l’âme romantique. Seul un romantique - invétéré mais autocritique - pouvait avoir cette cruauté. Non pas qu’il fût devenu, au fil des années, le cœur sec dont la légende était savamment, et par lui-même, entretenue (le principe de neutralité, le coup d’œil médical, etc.) : on sait qu’il sacrifiera sa fortune pour sauver sa nièce de la faillite ; et qu’il a facilité l’entrée dans la carrière de son jeune rival, Maupassant. Mais, dès qu’il est à sa table de travail, il congédie le cœur et autres viscères, qui n’ont rien à faire ici : Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose (et l’on retiendra au passage cette distinction qu’il établit entre l’« émotion » - toute passive - et « la sensibilité qui doit créer ») ; c’est ainsi que Flaubert énonce, dans la première Éducation sentimentale, le code de l’artisan dés lettres. Au demeurant, c’est encore dans la première Éducation sentimentale que nous trouverons la plus belle définition de l’écrivain, conçu non pas comme un amateur de réalité mais comme un homme qui a su préférer, à la possession du réel, l’imaginaire : Est-il donc pauvre ? est-il puissant, celui qui concentre dans son âme toutes les richesses du monde, pour qui l’or est plus resplendissant et le marbre plus blanc, pour qui le luxe a plus d’illuminations que pour ceux qui en vivent?