Fichte versus Kant
Kant
• « Je vis dans monde nouveau depuis que j’ai lu la Critique de la raison pratique... Avant la Critique, il n’y avait d’autre système pour moi que celui de la nécessité. Maintenant, on peut à nouveau écrire le mot de morale qu’auparavant il fallait rayer de tous les dictionnaires ». Propos célèbres de Fichte tirés d’une lettre (à son correspondant Weisshuhn) dans laquelle il exprime sa reconnaissance envers le penseur qui a restauré, dans la philosophie rationnelle la plus rigoureuse, le thème de la liberté, que le plus grand système rationaliste antérieur, celui de Spinoza, avait disqualifié. Kant a bien justifié l’affirmation de la liberté à partir de l’usage pratique de la raison (« Tu dois, donc tu peux »), après avoir, déjà, souligné l’activité même du sujet construisant théoriquement l’objet, sans, il est vrai, identifier tout le sujet à sa spontanéité rationnelle, puisqu’il le présente aussi comme sensible ou réceptif et, par là, porté à expliquer sa passivité par l’existence d’une « chose en soi » ou d’un objet absolu. Rejetant une telle limitation de la révolution copernicienne inaugurée par Kant, Fichte veut absolutiser son affirmation du pouvoir du sujet, au point de faire reposer l’usage théorique de la raison fondant la nécessité sur son usage pratique avérant la liberté et, ainsi, d’unifier en un seul système les parties encore séparées, à ses yeux, du système simplement programmé de Kant. Il se présente donc comme celui qui a donné à l’esprit du kantisme (viser un système de la liberté) la lettre qui lui convenait, cela en mettant en œuvre une méthode nouvelle — la liberté faite méthode — que Kant avait seulement pressentie et partiellement pratiquée, sans pouvoir la thématiser et, donc, la généraliser en l’accomplissant. Fichte peut alors bien résumer de la façon suivante son rapport à Kant : « J’ai dit depuis toujours, et je redis encore ici, que mon système n’est pas un autre que le système de Kant. C’est-à-dire qu’il contient la même vue de la chose, mais il est, dans la démarche selon laquelle il procède, tout à fait indépendant de l’exposé kantien » (EE, SW, 1, p. 420).
•• Selon Fichte, Kant invente bien l’idéalisme (l’être, c’est l’être pensé) critique (la pensée de l’être se règle, en se libérant de tout arbitraire subjectif, sur ses déterminations universelles,’ sur ses lois immanentes) ou transcendantal (l’articulation nécessaire de ces lois objective la pensée, le transcendantal étant Va priori en tant qu’objectivant). Mais Kant suit une mauvaise voie. Il ne déduit pas les lois objectivantes de la pensée de celle-ci telle qu’elle est présente à elle-même, réfléchie en elle-même comme un Soi pensant, un « Je pense », en montrant alors que je ne peux penser, et d’abord me penser, qu’en pensant selon telles et telles déterminations s’articulant entre elles de façon également déterminée, pour se récapituler ou condenser notamment dans la conscience du monde de l’expérience. Kant recueille le contenu de ces lois de la pensée de l’analyse de l’expérience objective ainsi présupposée par une réflexion qui lit d’abord dans l’objet le sens pourtant dit originairement subjectif. Il abstrait de l’expérience effective de l’objet ses déterminations universelles et nécessaires pour les attribuer au sujet sous le nom d’expérience possible ou de possibilité de l’expérience. Mais, observe Fichte, de quel droit affirmer que ces lois ainsi découvertes objectivement ne sont pas fondées dans l’essence des choses elles-mêmes, d’autant que l’existence en soi de celles-ci semble bien imposée par ce qui, dans l’expérience objective, exprime la passivité du sujet, c’est-à-dire par la particularité de ses impressions sensibles ? Le dogmatisme réaliste a beau jeu de dénoncer dans ce « demi-criticisme » un demi-réalisme ou un dogmatisme inconséquent. Selon Fichte, le criticisme ou transcendantalisme véritable exige bien du Moi philosophant que, rentrant en lui-même au lieu de se chercher en dehors de lui, dans l’expérience présupposée des objets, il laisse se redéployer la conscience de soi en toutes les déterminations du monde perçu et connu, mais aussi voulu, alors montrées comme des conditions nécessaires et suffisantes de sa propre possibilité ; alors est rendu arbitraire et inutile le recours, pour les expliquer, à une chose en soi. Mais une telle entreprise philosophique d’auto-reconstruction du sujet en son pouvoir objectivant suppose la mobilisation en lui d’une « intuition intellectuelle » de l’activité pensante, dont le kantisme est la récusation explicite. Kant rejette, en effet, toute « intuition intellectuelle », entendue par lui comme saisie immédiate d’un contenu non sensible objectif, d’un être intelligible, pensé, et non pas, il est vrai, de l’intelligence ou de l’acte pensant. Mais il rejette aussi une telle intuition de l’intelligence ou du « Je pense », puisque, pour lui, le jugement « Je pense » est un jugement empirique exprimant l’acte pensant d’après ses traces dans le sens interne. Or, pour Fichte, le « Je pense » se pense lui-même, est immédiatement présent à lui-même dans son opération même, et la philosophie nouvelle doit être la conscience systématisée de cette présence à soi du sujet pensant qu’est l’intuition intellectuelle en son sens vrai. Le fichtéanisme est, en cela, une tout autre manière que le kantisme de pratiquer l’idéalisme transcendantal : une manière plus conséquente, car elle fait dire par le sujet lui-même, et non plus par l’objet, que l’objet est par le sujet.
••• Fichte s’emploie pourtant à faire confirmer le dépassement même qu’il opère de Kant — lequel a toujours refusé de reconnaître son propre esprit dans la lettre fichtéenne — par Kant lui-même. Il veut séparer Kant de ses disciples et interprètes, et considère, sur la base de certains textes kantiens, que leur auteur n’a pas pu affirmer vraiment l’existence de la chose ou de l’objet en soi. Kant a bien condamné tout usage transcendant des déterminations transcendantales, par exemple de la catégorie de causalité, qui ne peut être utilisée pour poser un fondement supra-phénoménal des phénomènes. L’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure fait bien de ce que l’Esthétique transcendantale désignait comme la chose en soi, un simple « noumène », c’est-à-dire un être-de-pensée, et rend par là sans raison l’hypothèse d’une telle chose en soi ; l’objet affectant la sensibilité est, en vérité, le produit d’une construction de l’entendement. Quant à celui-ci, il est nécessairement mobilisé, par Kant philosophant, en son intuition de lui-même. Car comment Kant pourrait-il bien saisir autrement les déterminations mêmes de la raison comme celles d’une raison subjective, et cela même quand le « Je pense », qu’il dit devoir pouvoir accompagner toutes les représentations, peut découvrir les catégories et les Idées théoriques dans leurs effets sensibles ? Et lorsqu’il s’agit de la raison pratique, de la loi morale, non lisible dans de tels effets, la mobilisation effective de l’intuition intellectuelle par Kant ne s’impose-t-elle pas absolument ? Aux yeux de Fichte, Kant lui-même, ainsi, exigeait bien l’affirmation d’une telle intuition !
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