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Fichte: Points de vue

Points de vue

• De même que le réalisme leibnizien fait s’exprimer un seul et même monde, originairement divin, dans la multiplicité des points de vue sur lui que constituent les monades finies, dont le développement spirituel consiste dans le progrès de cette expression, de même l’idéalisme fîchtéen, traitant de la réflexion de l’Être divin vivant dans les Moi construisant leur vision du monde, structure celle-ci selon cinq points de vue représentant autant d’étapes de la manifestation progressive, en eux, de la vie infinie qui s’y aime elle-même. Autant d’étapes de « l’initiation à la vie bienheureuse ». Dans l’ouvrage qui porte ce titre, Fichte présente ces cinq étapes comme un ordre nécessaire, même si chaque Moi fini, comme réflexion en soi, donc comme liberté de ce qui n’a rapport qu’à soi-même, est responsable de sa fixation à telle ou telle de ces étapes. Si certains individus, héroïques, saints ou sages, peuvent exceptionnellement se hisser d’emblée aux points de vue supérieurs, la vie humaine est généralement une lente élévation à ceux-ci à partir du premier point de vue. Peuvent alors se succéder, dans l’ordre, ces visions aussi et d’abord pratiques du monde que sont le naturalisme égoïste, l’universalisme ou légalisme moral, la moralité supérieure créatrice, la religion et la philosophie.

•• Le premier point de vue est celui d’un Moi qui confond l’Être avec sa manifestation la plus extérieure et excentrée, à savoir avec les choses sensibles en lesquelles il s’insère lui-même en son individualité égoïste soucieuse de jouissances matérielles. Une telle attitude se vit dans la contradiction d’un réalisme fasciné par les objets et du subjectivisme d’une liberté se réduisant au caprice. — Le deuxième point de vue nie abstraitement le sensualisme précédent en logeant l’être dans l’universalité pensante de la loi, qui révèle à elle-même la liberté comme l’autonomie morale, ainsi que le stoïcisme dans l’antiquité, et le kantisme à l’époque moderne l’ont illustrée. Point de vue élevé, mais qui n’est pas — alors que Fichte l’avait célébré initialement comme le fondement même du droit et de l’éthique — le plus élevé, car il est essentiellement négatif. Il libère, en effet, du naturalisme et, pratiquement du moins, d’un Dieu qui ne peut être postulé que si l’on mêle à la vertu par laquelle l’homme se fait à lui-même son propre dieu, un bonheur hérité du point de vue naturaliste, mais il ignore tout amour créateur, et l’apathie qu’il cultive l’empêche de donner un contenu positif à sa liberté. — Si les deux premiers points de vue ne peuvent être conservés dans les suivants parce qu’ils font abstraction, théoriquement et pratiquement, de la vie vraie, divine, infiniment créatrice en son amour d’elle-même, il n’en va pas de même du troisième, qui inaugure la participation du Moi, qui s’oublie lui-même, à cet agir créateur d’un nouveau monde, non purement naturel, mais culturel, transfigurant l’humanité en image de Dieu. C’est ce monde de la moralité supérieure qui resplendit dans l’art, la science, la politique et la religion. Cependant, l’homme qui a directement renoncé à son individualité peut encore indirectement s’affirmer dans l’œuvre issue de sa participation à la création divine. — Les échecs, alors salutaires, au niveau de l’œuvre prise pour elle-même, l’inciteront à ne plus être attentif— dans le quatrième point de vue — qu’à l’activité divine se manifestant en lui et à tout lui rapporter en assumant la positivité absolue de ses moments : l’agir créateur se libère totalement en se vivant ainsi dans la religion. — Le cinquième et dernier point de vue est l’assomption de la moralité supérieure, accomplie religieusement, dans la claire conscience de la rationalité (génétique) de la manifestation de Dieu, que celle-là ne fait que vivre (factuellement) : cette conscience génétique éclairante de l’agir créateur est la philosophie ou la science, achèvement de l’existence humaine. La béatitude se réalise ainsi dans l’élévation au sein des trois points de vue supérieurs de la manifestation humaine de l’Être divin.

••• L’indissociabilité, toujours soulignée par Fichte, de la théorie et de la pratique, écarte des deux derniers points de vue, essentiellement théoriques, toute dérive théoriciste, soit dans un mysticisme religieux, soit dans une rêverie philosophante. Religion et philosophie ne sont vraies qu’autant qu’elles informent l’agir créateur de la moralité supérieure. La béatitude religieuse se vit dans l’agir moral présent, qui est le seul contenu offert de la vie divine : « La vraie religion, tout en élevant l’œil de celui qui est saisi par elle vers sa sphère, maintient sa vie dans le champ de l’agir» (ASL, SW, 5, p. 373). Quant à la philosophie, elle suppose, elle, l’actualisation et de la moralité supérieure et de la religion. Elle s’efforce, certes, de comprendre génétiquement le passage — simplement éprouvé comme un fait par la conscience religieuse — de l’unité de Dieu se manifestant à la multiplicité spirituelle quantitative et qualitative (par exemple dans les cinq points de vue) de sa manifestation. Cependant, le contenu même de la forme ainsi comprise génétiquement de la manifestation divine ne peut être que le contenu éthique vécu religieusement. Le fichtéanisme, même lorsqu’il fait se couronner, dans ses dernières versions, l’existence humaine par la religion et la philosophie, n’attribue pas à celles-ci — comme le font Schelling et Hegel — des contenus nouveaux, mais leur fait consacrer, toujours, l’agir éthique en lequel la première Doctrine de la science voyait l’accomplissement du Moi réel, fini, de l’homme.

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