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Fichte: Intuition intellectuelle

Intuition intellectuelle

• Le concept d’intuition intellectuelle est l’un des concepts majeurs de la philosophie fichtéenne et marque notamment sa novation par rapport au kantisme. Pour Kant, l’homme n’a d’intuition que sensible : seul lui est présent immédiatement, sur le mode d’une vision (intuition), le divers, spatial ou temporel, comme tel autre que lui-même en tant que Moi (réflexion en soi ou identification de soi), et par là, pour lui-même, être (je ne reconnais de l’être qu’à ce qui me résiste, me nie) ; puisque le divers n’a de sens (ne serait-ce que celui, d’abord, d’être pour moi un divers) que parce qu’il est unifié ou identifié à lui-même, je dois conclure, en réfléchissant philosophiquement sur moi (c’est là une médiation tardive), que je suis un «Je pense » unifiant, une intelligence ou une conscience active, mais immédiatement ou intuitivement non présente à elle-même comme telle. Au contraire, Fichte affirme que le Moi, ce réfléchi en première personne, cette réflexivité immédiate, cette activité se rapportant ainsi absolument, sans entrave aucune, à elle-même, pure agilité de l’identification à soi, bref, l’intelligence même, est intuition de soi. L’intelligence ne peut identifier quelque divers que ce soit qu’en s’identifiant à elle-même, qu’en se maîtrisant comme activité éloignée de toute simple agitation, et cette maîtrise de soi exige sa présence immédiate à soi. L’intelligence est intuition de l’intelligence, intuition intellectuelle. Le kantisme, comme première négation, imparfaite, de la philosophie de l’être ou de l’objet, affirme encore le sujet comme objet, l’acte comme être, intelligence comme intelligible (noumène, en soi), pour en refuser toute saisie immédiate ou intuitive concurrençant ou limitant celle — propre à l’esprit fini — du sensible : Kant refuse bien, chez l’homme, toute intuition intellectuelle prise en ce sens. Mais Fichte, développant la philosophie du sujet ou de l’acte, saisit le sujet comme sujet, l’acte comme acte, intelligence comme intelligence, et accorde à celle-ci, en tant même qu’elle constitue l’objet de l’intuition sensible, une intuition d’elle-même dont l’affirmation, loin d’être une négation de l’intuition sensible, en fait comprendre et fonde la possibilité.

•• En effet, la conscience du moindre objet, de ce qui a pour moi le sens d’un réel ou d’un être, comme tel indépendant de moi, autre que moi (un Non-Moi), suppose, pour la nier, une saisie de moi-même ; la conscience d’un objet est la conscience d’une telle relation négative de l’objet au sujet. Mais, si la saisie du sujet enveloppée dans la conscience de l’objet, c’est-à-dire dans la conscience au sens ordinaire du terme, est elle-même une saisie proprement conscientielle du sujet comme objet, elle suppose à son tour une saisie préalable du sujet en tant que tel, etc., dans une régression infinie rendant impossible la conscience, pourtant bien existante, d’un objet. Il faut donc nécessairement admettre, au cœur ou au principe de toute conscience, une saisie non conscientielle, non objectivante, ou encore non représentative —la représentation consiste à placer devant soi, face à soi, à s’ob-jecter, quelque chose — du sujet par lui-même, cette pure présence pré-représentative, pré-objectivante, pré-conscientielle, du sujet à lui-même étant précisément ce qu’on peut et doit appeler une intuition intellectuelle de l’agir objectivant (opposé à l’être objectivé) qui le constitue originairement. Si Kant n’a pas thématisé une telle intuition intellectuelle, il l’a, selon Fichte, nécessairement exploitée, car comment aurait-il pu, autrement, donner un sens aux concepts pratiques (droit, vertu, etc.), qui sont tous des déterminations de l’activité pure ou de la liberté, à l’œuvre aussi, d’ailleurs, dans la production explicite des concepts théoriques qui, même exigés par le contenu sensible spatio-temporel en tant que sensé, doivent être acquis, c’est-à-dire construits comme déterminations d’un agir conscientiel présent à lui-même en tant que cohérent et maîtrisé ? En réalité, l’intuition intellectuelle est mobilisée par la vie la plus commune : « Je ne peux faire aucun pas, remuer ni main ni pied, sans l’intuition intellectuelle de ma conscience de soi dans ces actions ; c’est seulement grâce à cette intuition que je sais que je le fais et seulement grâce à elle que je distingue mon agir et, en lui, moi-même, des objets de l’agir que je trouve là. Quiconque s’attribue une activité s’appuie sur cette intuition. En elle est la source de la vie, et, sans elle, c’est la mort » (ZE, SW, 1, p. 463). Cependant, cette présence à soi si banale de l’agir conscientiel à lui-même n’est qu’un moment — le moment fondamental — de toute conscience, non le contenu d’une conscience particulière ou d’une représentation déterminée. Du moins pas immédiatement et pas nécessairement. D’où le caractère tardif de l’affirmation — fichtéenne — d’une telle intuition intellectuelle, et son caractère contesté de la part des adversaires de la Doctrine de la science.

••• L’intuition intellectuelle n’est donc pas une conscience (proprement dite) de soi, car la conscience, saisie d’un être sensé ou d’un sens objectif, exige la synthèse de cette intuition génératrice du sens (on ne sait que ce qu’on fait) avec l’intuition sensible génératrice de l’être (agir limité, nié, autre de l’agir), grâce au concept, position du sens comme être, limitation ou détermination d’un sens par opposition à d’autres sens (le concept, c’est le système des concepts). Pour ressaisir dans le contenu de la conscience ce moment ou ce facteur d’elle-même qu’est l’intuition intellectuelle, il faut donc — et telle est la tâche de la conscience philosophante — abstraire en celle-là, en la concevant par opposition à l’être, la dimension de l’agir, dont la position est exigée par la réflexion soucieuse de comprendre la possibilité de la moindre conscience d’un être. Ainsi, l’intuition intellectuelle ne devient un objet de conscience que dans la philosophie. Une philosophie qui ne peut en parler qu’en l’exprimant conceptuellement, c’est-à-dire dans ce qui n’est plus elle et risque donc de la pervertir : d’où la difficulté, sans cesse reportée, de la Doctrine de la science. Par ailleurs, l’affirmation, comme non (proprement) donnée à la conscience même philosophante, de l’intuition intellectuelle, renvoie sa position, en tant que noyau fondateur de la conscience, à une figure particulière de celle-ci, à savoir la conscience morale ou éthique privilégiée par la Doctrine de la science. L’affirmation de l’intuition intellectuelle, qui fait de la philosophie fichtéenne, à ses propres yeux, une philosophie sans fin, fait ainsi également d’elle, aux yeux des philosophies postérieures du savoir absolu, une philosophie sans commencement assuré.

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