Fichte: Conscience
Conscience
• La conscience : l’être-conscient] n’est pas une simple modalité de l’être, comme le croit à tort le réalisme, qui s’installe d’emblée dogmatiquement dans l’être, en épousant, en étant, sans l'avoir moyennant une prise de distance critique, le mouvement même, l’intentionnalité dirions-nous aujourd’hui, qu’est la conscience ; car celle-ci est bien l’oubli d’elle-même dans la fascination de son objet, ce réel ou cet être qu’elle prend immédiatement comme autre qu’elle et comme étant donc lui-même soumis à la loi de l’altérité ou extériorité par rapport à soi. Le réaliste ou dogmatique s’imagine alors que cette loi, qui s’exprime dans la causalité faisant poser par un être (la cause) un autre être (l’effet), régit aussi le passage de l'être à l'être-conscient. Mais on ne peut comprendre que la série simple de l’être puisse susciter en elle et par elle la série double inaugurée par l’être-conscient, qui, tout ensemble, est et se voit être, qui revient en lui-même ou se réfléchit en lui-même. C’est bien plutôt l’être qui peut être tiré de l'être-conscient, comme un moment du tout, ainsi que le pense l’idéaliste : celui-ci comprend de façon critique la conscience de l’être et la découvre comme posant l’être. La philosophie de Fichte s’est très vite définie comme une philosophie de la conscience seule capable d’expliquer le sens de l’être, dans le rejet de la traditionnelle philosophie de l’être, incapable d’expliquer l’existence de la conscience.
•• La doctrine fichtéenne de la conscience présente celle-ci comme constituée de telle manière qu’elle pose l’être comme tel, c’est-à-dire comme autre qu’elle, donc comme non posé par elle mais bien plutôt la déterminant ou la posant. En son activité ou en sa vie — prototype de toute activité ou vie —, elle se produit (non temporellement ou historiquement, non réellement, mais idéalement, puisqu’elle donne elle-même sens à la temporalité et à l’historicité) comme la synthèse conceptuelle de l'intuition intellectuelle et de l'intuition sensible. 1) Ce qui, pour la conscience, a un sens, ce qu’elle comprend, en tant qu’elle est par conséquent intelligence, c’est ce qu’elle fait, car l’agir ne peut exister en se maîtrisant au plus loin d’une agitation insensée qu’en s’unifiant en lui-même à travers sa diversité successive ; mais le faire ne peut être ainsi présent à lui-même comme faire qu’en ne se distanciant pas de lui-même alors figé en un fait, donc dans l'immédiateté d’une intuition intellectuelle de lui-même. 2) Cependant, pour que le sens présent à la conscience soit représenté comme sens d’un être (la conscience est bien toujours conscience de quelque chose, autre qu’elle), il faut que l’intuition intellectuelle de son agir soit accompagnée de la saisie de la négation ou limitation de cet agir, comme d’un Autre positif d’elle-même, qu’elle ne peut alors que recevoir en tant que sensible ; mais une telle saisie sensible doit nécessairement être immédiate, par là intuitive elle aussi, pour ne pas pervertir et annuler son contenu : l’être comme tel. 3) Et afin qu’un tel sens (pleinement sens) et un tel être (pleinement être) deviennent le sens d’un être, un être qui ait sens pour la conscience, bref : afin que celle-ci soit elle-même, il faut que leur synthèse soit opérée, synthèse qui définit la conscience comme concept. Car un concept est une signification ou une pensée limitée, déterminée, différenciée, ou un être — une altérité, une différence, une détermination — identifié en soi-même, par conséquent pensé. La conscience est bien, en sa réalité totale, la pensée déterminée ou le concept. C’est pourquoi Fichte n’établit pas de rupture entre conscience, savoir et science, la Doctrine de la science étant aussi bien désignée comme Doctrine du savoir ou Doctrine de la conscience. Mais le fait que le concept, pour lui, soit seulement la synthèse des deux intuitions en lesquelles la vie de la conscience est présente immédiatement à elle-même, et dans son agir et dans son pâtir, justifie originairement l’affirmation réitérée sans cesse, que la scientificité en sa culmination philosophique vraie a pour unique sol et contenu la vie elle-même de la conscience commune, dont elle n’est que l’auto-compréhension fondatrice.
••• Si, pour le philosophe fichtéen, soucieux, en sa quête d’une véritable conviction, d’éviter toute contradiction entre ce qui est dit par lui et le fait même de pouvoir le dire, la conscience doit être affirmée comme la référence absolue (la science n’est que son développement positif), un tel absolu, qui impose à la philosophie d’être une doctrine de la conscience ou de la science, est cependant relativisé à travers l’auto-limitation de cette philosophie comme une simple doctrine de la conscience ou de la science. Relativisation qui s’exprime, dès la première Doctrine de la science, dans des remarques, encore marginales, distinguant de la conscience dont traite cette Doctrine une conscience divine, absolue, qui, n’ayant pas, comme synthétisante, à surmonter une antithèse entre la position ou thèse de soi et l’opposition ou antithèse à soi (respectivement entre l’intuition intellectuelle et l’intuition sensible), serait, pour notre conscience, totalement incompréhensible. Plus tard, lorsque Fichte rapportera le savoir, non plus fondamentalement à lui-même, dans sa réflexivité le constituant en un Moi, mais à l’Être (divin) qui se manifeste à lui-même ou se donne une image de lui-même, il soulignera qu’un tel savoir ne peut restituer en sa réalité cet Être comme mouvement même de se faire savoir. Ne pourra-t-on pas dès lors reprocher à Fichte de tenir pourtant ce discours absolutisant comme son contenu vrai une conscience jugée aussi relative, et de ne pas ainsi intégrer dans ce contenu, en dépassant réellement une telle conscience, sa forme même de discours, qui exigerait une genèse de l’Être dans et comme la conscience ? Schelling et Hegel appelleront à plus de cohérence philosophique en élaborant une philosophie de la conscience sachant qu’elle a celle-ci pour l’un de ses objets, mais non pas comme son sujet.