Faut-il se méfier de la rhétorique ? (Les pouvoirs de la parole - Les séductions de la parole)
APPROCHE: L'imposture de la rhétorique
Contrairement au dialogue philosophique, la rhétorique n'a pas pour but la recherche en commun de la vérité : son seul but est de conquérir le pouvoir par la parole. Le rhéteur cherche à manipuler son auditoire grâce à une technique de persuasion basée sur l'imposture et la flatterie. Par ses belles paroles, il parvient à « paraître, face à un public d'ignorants, plus savant que les savants eux-mêmes » (459c), alors qu'il n'en sait pas plus sur le sujet que ceux à qui il s'adresse. Pour persuader, il utilise la flatterie : il suffit de dire à l'auditoire ce qui lui fait plaisir. La seule matière que connaît le rhéteur, ce sont les opinions, les goûts, les désirs et les peurs de la foule. Son discours ne permet pas à son auditoire de progresser vers le savoir, il ne fait que l'entretenir dans ses croyances. Il ne l'éclaire pas sur ce qui est bon pour lui, mais le conforte dans l'illusion que l'agréable est le bien.
INTRODUCTION: La rhétorique désigne l'art de bien parler, c'est-à-dire l'ensemble des procédés mis en œuvre pour obtenir un effort de persuasion sur son public.
La question qui nous est posée ne nous invite pas à entendre le terme d'art dans un sens propre, c'est-à-dire comme une activité de production d'artefacts. Il s'agit plutôt du sens élargi du terme « art » que nous sommes invités à méditer, à savoir l'art comme technique, comme ensemble de moyens subordonnés à la réalisation de fins précises. Il nous faudra donc nous interroger sur la dimension technique de la rhétorique, c'est-à-dire sur sa dimension de somme de recettes, de moyens établis en fonction de buts déterminés.
Le mensonge est la production d'un discours contraire à la vérité. Dire que la rhétorique est un art du mensonge signifie qu'elle est une technique du discours visant exclusivement à tromper, à abuser autrui, et non à établir le vrai. En ce sens, elle s'oppose radicalement à la philosophie, qui se présente au contraire comme « amour de la sagesse », c'est-à-dire comme une recherche désintéressée de la vérité pour elle-même.
Toute l'histoire de la réflexion sur la rhétorique a été marquée par un texte en particulier : le Gorgias de Platon, qui oppose précisément la vie selon la rhétorique et la vie selon la philosophie, la technique du mensonge et la technique de la vérité. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure les arguments platoniciens procédant à la condamnation sans appel de la rhétorique comme art du mensonge peuvent être relativisés, afin de procéder à une réhabilitation au moins partielle de la rhétorique comme art du discours plutôt que comme art du mensonge exclusivement.
I. La rhétorique est une technique d'obtention du plaisir et du pouvoir
- La rhétorique se propose de convaincre, non de persuader
Pour amorcer notre réflexion, nous commencerons par établir une distinction entre deux types d'activités rationnelles visant à emporter l'adhésion d'autrui : démontrer et convaincre. Démontrer est l'acte par lequel nous procédons à une démonstration, c'est-à-dire, l'acte par lequel nous prouvons la vérité d'un fait, d'une donnée scientifique. Convaincre est une finalité que nous attribuons à notre discours : il s'agit de la volonté et de l'effort pour conformer l'opinion d'autrui à la notre. Nous prétendons y arriver à la fois par le moyen de la vérité, et avec l'aide d'artifices oratoires comme la force de conviction de notre voix ou la manière d'organiser notre discours (rhétorique). La finalité de l'acte de convaincre est d'emporter l'adhésion d'autrui sur des bases rationnelles (contrairement à la persuasion, qui, elle, se satisfait de moyens faisant appel aux sens de l'interlocuteur). Nous dirons donc que la rhétorique est intrinsèquement un art du mensonge, dans la mesure où sa finalité propre n'est nullement d'établir une vérité reproductible par tous, avec le caractère de l'intemporalité (ce qui peut être le cas des vérités obtenues par la géométrie ou les mathématiques) mais uniquement d'emporter l'adhésion de l'auditoire. Elle est donc bel et bien un art, au sens de somme de techniques, de moyens servant valablement à la réalisation de cette fin qu'est la persuasion d'autrui (ces moyens peuvent être l'agencement du discours dans un ordre rationnel, l'usage d'exemples, de métaphores, de comparaisons, de toutes les figures de style qui servent à appuyer un propos sans le démontrer) mais un art de la flatterie. Platon la compare en effet à la cuisine dans son Gorgias : la rhétorique est agréable aux sens, de même que le maquillage ou la sophistique, mais elle ne vise qu'au plaisir et non au bien ou à la vérité.
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La rhétorique est indifférente quant à la valeur morale des moyens qu'elle emploie pour obtenir les fins qui lui sont propres
Allant plus loin, nous dirons que la rhétorique se donne d'autant plus à nous comme un art du mensonge qu'elle est indifférente quant à la valeur morale des moyens dont elle use pour obtenir la fin qui est la sienne, à savoir la
persuasion d'autrui. Cependant, il faut bien voir que cette fin, à savoir la persuasion d'autrui, est en réalité un moyen subordonné à une autre fin qui est le pouvoir. En effet, les sophistes comme Gorgias et Polos se proposent d'obtenir le pouvoir par leur force de persuasion sur la foule, dans les assemblées démocratiques. Par conséquent, leur art est bien un art du mensonge, car il vise des fins totalement étrangères à la vérité et sert uniquement à manipuler une foule plus ou moins éduquée et crédule.
c. La rhétorique est une technique du mensonge foncièrement immorale
En définitive, il semble bien que la rhétorique ne soit rien d'autre qu'une technique du mensonge foncièrement immorale. En effet, la fin de la rhétorique étant l'obtention du pouvoir (que ce soit le pouvoir politique, ou le pouvoir qui consiste à influer sur le jugement et les actes d'autrui par la force persuasive du discours) elle ne vise pas au Bien véritable. Dans le Gorgias, Socrate montre que la puissance réside dans la poursuite des fins conformes à la raison et à la justice, de sorte qu'agir à l'encontre de la justice est la pire de toutes les impuissances. Il vaut donc mieux subir l'injustice que la commettre, puisqu'elle est le plus grand des maux. Par conséquent, la rhétorique est une technique immorale du discours qui nous détourne tout autant de la vérité que du Bien véritable.
II. Pour une réhabilitation de la rhétorique comme outil et ornement du discours
- La rhétorique, structure du discours
Cependant, il faut bien voir que cette critique en règle de la rhétorique comme art immoral du mensonge, comme art de la flatterie, est d'une sévérité outrée. Elle sert pour une grande part à la défense et à l'illustration de la philosophie elle-même, que Socrate présente contre le sophiste Calliclès comme un mode de vie conforme au Bien et à la Justice. Mais ce faisant, elle exagère la dimension immorale de la rhétorique, dont nous tendrons à montrer dans cette partie qu'elle est moins un art du mensonge qu'un art du discours, sans véritable dimension morale. Car la rhétorique n'est pas que cette discipline ennemie de la philosophie : elle est aussi la structure du discours enseignée dans les collèges jésuites au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle notamment. En effet, elle apprend à organiser la pensée selon un certain ordre qui va de la présentation de la matière abordée, à l'argumentation ordonnée d'une thèse en plusieurs points, jusqu'à la conclusion dont le but est de montrer le résultat de la démarche. Elle ne se donne pas comme un art du mensonge, mais uniquement comme une technique argumentative servant à clarifier l'exposition d'une thèse.
- La rhétorique peut être mise au service de la vérité
Ce qui peut sortir du point que nous venons de développer est que la rhétorique peut tout aussi bien être mise au service de la vérité que du mensonge. Si elle est une technique, elle peut fort bien servir à la démonstration du vrai et non pas seulement du faux comme le pensait Platon. Allant plus loin, dans la mesure où la rhétorique est cet art d'ordonnancement rationnel du discours, elle entretient peut-être plus d'affinités avec le vrai que le faux, puisqu'elle répond à des exigences de clarté de l'exposition des idées. Par exemple, la dissertation philosophique est un exercice purement rhétorique, puisqu'elle impose une structure a priori à l'exposition de la pensée, mais sa fin est le vrai, la mise en œuvre d'une pensée dont l'évolution est intelligible et dont les résultats se veulent nécessaires. Parlant de la rhétorique, nous avons tendance à l'associer à l'idée d'ornements, de « fleurs de rhétoriques » étouffant la pensée claire. Mais elle n'est pas que cette surcharge, cette flatterie, mais également une structure reproductible. Quand bien même sa fin véritable serait moins la vérité que la persuasion, il n'en resterait pas moins que la vérité est encore le meilleur moyen de persuader, le plus simple et le plus direct, ce dont il sort que la rhétorique peut être un art de la vérité.
- La rhétorique, « un instrument qui peut servir en toutes sortes de rencontres ».
« La rhétorique peut être un art de la vérité » : le « peut être » est important. Car il ne s'agit pas de faire de la rhétorique l'art de la vérité après en avoir fait l'art du mensonge. Mais de dire qu'elle est uniquement un art du discours, indépendant de toute dimension morale intrinsèque. Elle est ce qu'en fait le locuteur, et rien d'autre. Descartes écrivait à propos du langage qu'il était un « instrument qui peut servir en toutes sortes de rencontre ». Il y a quelque chose de similaire dans la rhétorique, qui est un usage du langage dont les finalités sont variables et malléables selon les circonstances et les individus, une technique discursive qui se propose plus l'efficacité persuasive comme but que le mensonge à l'exclusion de la vérité, ou la vérité à l'exclusion du mensonge.
Conclusion :Lorsque nous réfléchissons sur la rhétorique, nous sommes tributaires de la critique Platonicienne qui en fait un art du mensonge visant le plaisir et le pouvoir, opposé au mode de vie d'après la philosophie qui est le seul véritablement juste. Néanmoins, il faut sans doute relativiser cette condamnation, et voir dans la rhétorique un instrument d'ordonnancement du discours qui peut servir la vérité ou le mensonge selon les intentions propres de celui qui la manie, mais qui n'est intrinsèquement ni un art du mensonge, ni de la vérité. Elle n'est qu'un art du discours, moralement neutre en elle-même.
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