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ERASME de Rotterdam, Désiré ou Didiez (pseud. de Geert Geertsz)

ERASME de Rotterdam, Désiré ou Didiez (pseud. de Geert Geertsz). Écrivain hollandais d'expression latine. Né le 28 octobre 1466 (peut-être est-ce 1469 et non 1466; tous les faits concernant la famille et l'enfance d'Érasme sont controversés; nous nous en tenons au récit traditionnel), mort le 12 juillet 1536 à Bâle. Son père, Gérard de Praët, était originaire de la ville de Gouda; sa mère, Marguerite, était la fille d'un médecin de Sevenbergen. Comme ses parents n'étaient pas mariés, l'enfant dut s'appeler Geert Geertsz (Gérard fils de Gérard). C'est plus tard qu'il se donna lui-même le nom gréco-latin de Didier Érasme (de Desiderius, désiré, et Erasmios, aimable ou aimé). Bien qu'à l'époque une naissance illégitime n'eût rien de déshonorant, elle servit pourtant de prétexte plus tard aux nombreux adversaires d'Érasme pour le diffamer. On prétendit même qu'il était le fils d'un curé qui avait abusé de sa servante et la fit accoucher à Rotterdam. Plus probablement Gérard, le père, quitta les Pays-Bas pour l'Italie où il se fit prêtre à Rome sur la fausse nouvelle de la mort de Marguerite. Quant au changement de nom, il était fréquent du temps d'Erasme où les humanistes se plaisaient à adopter un nom tiré du grec ou du latin. Erasme passa ses toutes premières années à Utrecht où il fut enfant de choeur dans la cathédrale. A l'âge de neuf ans il fut envoyé à Deventer où il fit de bonnes études. Une légende orale, assez durable, prétendait pourtant qu'il avait l'esprit si bouché et si tardif qu'il fallut employer bien des années à lui apprendre quelque chose, comparable ainsi a saint Thomas d'Aquin qui passait durant ses études pour « une grosse tête » et que ses camarades d'école appelaient « le boeuf muet ». En tout cas son maître Heius, qui rendit célèbre son école de Deventer, était un homme de premier ordre. Et son ami, Rodophe Agricola, dont la méthode d'enseignement était alors renommée, reconnut, un jour qu'il visitait l'école de Deventer, la composition du jeune Érasme pour la meilleure de toutes. Il fit sortir ce dernier de la classe, et le regardant fixement, lui dit : « Vous serez un jour un grand homme. » Si Erasme n'avait pas eu un esprit avancé, Agricola n'eût point parlé ainsi. — Un biographe (et ami plus tard) d'Érasme s'inscrit d'ailleurs en faux contre cette légende et raconte qu'un des régents de Deventer dit à l'enfant : « Courage, vous arriverez un jour au plus haut faîte de l'érudition. » Beatus Rhenanus ajoute qu'il comprenait en un instant ce qui lui était enseigne, le retenait bien et surpassait tous ses compagnons. « Il savait Térence et Horace sur le bout du doigt, tant il avait la mémoire bonne et l'esprit subtil. » Le père d'Érasme était revenu entre-temps d'Italie mais ne pouvait plus contracter de mariage. Il mourut d'ailleurs presque en même temps que Marguerite, et Érasme se trouva orphelin à l'âge de quatorze ans. Ses tuteurs le mirent malgré lui au séminaire de Bois-le-Duc, puis lorsqu'il eut dix-sept ans au couvent de Stein, près de Gouda, composé de chanoines réguliers. Il dut y prendre le froc. (Il ne pouvait devenir prêtre, par suite de sa naissance.) Mais la vie qu'on y menait, partagée entre les longs offices et les bons repas, ne lui plaisait guère. Il put cependant accroître considérablement sa culture littéraire en lisant les livres de Lorenzo Valla qui avait édité de nombreux classiques latins, et il apprit à se rendre maître de la langue latine à leur contact. Il s'exerçait aussi à la peinture. Peut-être serait-il resté là si l'évêque d'Utrecht ne l'avait recommandé à l'évêque de Cambrai, Henri de Bergues, qui manifesta l'intention de se l'attacher et de l'emmener à Rome. Ce projet ne put être réalisé. En compensation Erasme obtint une bourse au collège Montaigne, à Paris, où il fut comme beaucoup d'étudiants d'alors et d'aujourd'hui très mal logé et très mal nourri. En particulier il ne pouvait supporter le poisson qui faisait la base de ses menus. Comme il était obligé pour vivre de donner des leçons particulières, il eut la chance de faire la connaissance d'un gentilhomme anglais, Lord William Mountjoy, dont il devint le précepteur et l'ami. Tous ses succès universitaires attirèrent l'attention de ses compatriotes et la marquise de Nassau le prit sous sa protection et lui assura une pension. Il put ainsi faire des voyages : en 1497 en Angleterre, puis en 1498 encore en Angleterre mais cette fois pour un an. Son ami William Mountjoy le présenta dans la société. Il put aussi se rendre à Oxford où il poursuivit son étude du grec. L'année suivante il revint en France (Paris, Orléans, etc.), y publia les Sentences — v. Adages — puis alla à Louvain où il connut le futur pape Adrien VI. Il édita les Remarques de Lorenzo Valla sur l'Ancien Testament (1505) avec une préface importante. A Cambridge il enseigna le grec, à son retour en Angleterre. Sa vie était errante mais toujours occupée et absorbée dans des travaux qui n'étaient pas seulement d'érudition, et qu'on dira plus tard appartenir au domaine de la « culture » (terme qui n'était pas alors connu). En 1506, il fit un voyage qui marqua dans sa vie une étape décisive. A Bologne, il obtint le grade de docteur ès arts. Il séjourna à Turin et à Florence. Il passa un an à Rome où il fit la connaissance des cardinaux Pietro Bembo, Grimaldi et Jean de Médicis, qui allait devenir pape sous le nom de Léon X. Il obtint de Jules II la dispense de ses voeux monastiques et refusa les offres exceptionnelles du Vatican qui lui proposait l'emploi de pénitencier qui l'aurait conduit aux plus hautes dignités de l'Église. Il ne tenait plus qu'à Erasme de devenir cardinal, et cela à plusieurs reprises (il le serait devenu plus tard sous Adrien VI s'il avait voulu lui faire la cour, comme il en avait été sollicité par ce pape même, son compatriote — il était d'Utrecht —, son ami et son compagnon d'études). A la fin de sa vie Alexandre Farnèse, devenu Paul III, insista en vain pour qu'il acceptât le chapeau; à quoi Érasme répondait à chaque fois en faisant état de sa santé qui avait besoin de ménagements et de ses études. De Rome, Erasme se rendit à Venise où il publia ses Adages, réédition des Sentences chez son ami le grand imprimeur Alde Manuce, puis à Padoue où il fut le précepteur du fus naturel de Jacques Stuart. Henri VIII étant devenu roi d'Angleterre, Érasme, qui l'avait connu prince de Galles, revint à Londres où il fut reçu par Thomas Morus, alors chancelier, et par ses très nombreux amis et admirateurs (1509). Il y appréciait fort la culture littéraire et scientifique des grands seigneurs, la bonne tenue générale aux repas qui contrastait avec celle des moines, les démonstrations d'amitié, et jusqu'à la beauté caressante des femmes. C'est là qu'il écrivit, en sept jours, paraît-il, et sans le secours d'aucun livre, son Eloge de la folie, écrit auquel il n'attachait guère d'importance et qui remporta un succès prodigieux au point d'atteindre une centaine d'éditions. Érasme obtint pendant son séjour la cure d'Addington, et ne quitta l'Angleterre qu'en 1516 après avoir fait un court séjour entre-temps à Bâle. De retour aux Pays-Bas, Érasme faillit être choisi comme précepteur du futur Charles Quint; il fut seulement nommé son conseiller et reçut une pension à ce titre. C'est dans cette période de sa vie que s'engagea une polémique entre Érasme et Reuchlin, qui lui aussi était un helléniste réputé, au sujet de la prononciation du grec. Reuchlin tenait pour la prononciation moderne, celle dont on est sûr à partir du Ve siècle après J.-C. et qui multiplie le iota; Érasme était partisan de la prononciation qu'il jugeait être celle des anciens Grecs et qui depuis a triomphé dans les écoles de pays comme la France. Cette querelle prit beaucoup d'importance à l'époque. Une autre fut celle qu'il eut avec les humanistes italiens, comme Bembo, qui prétendaient que le seul latin digne d'être employé était celui de Cicéron. Erasme n'était pas puriste au point de lui donner entièrement raison, et il défendit la langue des autres classiques latins contre Bembo dans son Ciceronianus (1528) qui fut attaqué grossièrement par Jules César Scaliger, de Vérone, qui était devenu un érudit après avoir été un soldat. Érasme, en lui répondant, fit ressortir cette dernière qualité qui était, pour lui et dans ce débat, un défaut. En 1521, après une vie errante, Erasme s'était fixé à Bâle, où l'imprimeur Frobenius éditait ses oeuvres complètes. De Bâle il entretenait une correspondance suivie, qu'on a comparée pour l'ampleur et l'intérêt, à celle de Voltaire, avec les grands de l'Europe : les papes qui se succédèrent depuis Jules II : Léon X, Adrien VI, Clément VII; les rois également : Henri VIII d'Angleterre, Sigismond de Pologne, Ferdinand de Hongrie, Charles Quint, François Ier. Ce dernier aurait désiré voir Erasme à la tête du Collège de France qu'il venait de fonder. Mais Érasme ne pouvait accepter, étant le sujet et le pensionnaire du rival du roi de France, Charles Quint, malgré les instances de Budé, son savant ami. A Bâle, Érasme pouvait d'ailleurs vivre plus tranquillement qu'ailleurs. La ville était partagée entre catholiques et protestants qui se ménageaient mutuellement. Erasme s'intéressait, comme tous ses contemporains, aux questions religieuses ardemment débattues alors. Il correspondit longuement avec Luther, avec lequel il se trouvait d'accord, mais à la surface seulement : dans ses ouvrages il avait blâmé les excès des dogmatiques et la licence des moines. Il inclinait donc vers une réforme des moeurs mais non vers une réforme de la foi. La violence de Luther l'effraya. Les nouvelles facilités introduites dans les moeurs par le luthérianisme ne l'édifiaient point. A propos du mariage d'un réformé, il écrivit : « On a beau vouloir que le luthérianisme soit une chose tragique; pour moi, je suis persuadé que rien n'est plus comique, car le dénouement de la pièce est toujours quelque mariage. » Finalement Erasme prit carrément parti contre les novateurs. Il aida Henri VIII dans sa polémique avec Luther, qui accusait « le roi aux six femmes » d'être « un porc ». Cependant Erasme ne put trouver vraiment le repos auquel il aspirait : Bayle écrit à ce propos dans son Dictionnaire historique et critique, très justement : « Parce qu'Érasme n'embrasse point la réformation de Luther, et qu'il condamna beaucoup de choses qui se pratiquaient dans le Papisme, il s'est attiré mille injures tant de la part des catholiques que de la part des protestants... Il a été, ce me semble, un de ces témoins de la vérité qui soupiraient après la réformation de l'Église, mais qui ne croyaient pas qu'il fallut y parvenir par l'érection d'une autre société, qui s'appuyât d'abord sur des ligues, et qui passât promptement a verbis ad verbera. Il se faisait une notion trop bornée de la Providence de Dieu, et ne considérait pas assez qu'elle nous conduit au même but, tantôt par une route, tantôt par une autre. Ainsi avec son non amo veritatem seditiosam (allusion à ce passage d'une lettre latine d'Erasme dans laquelle il écrit : « Même si Luther avait dit la vérité sur tout, une liberté séditieuse me déplairait grandement. J'aimerais mieux qu'on se trompât sur quelques points que de lever le glaive pour la vérité avec un si grand tumulte dans le monde »), il demeure dans le bourbier, et s'imagine faussement qu'il n'était que de se tenir au gros de l'arbre; puisque la manière dont Luther écrivait, et les guerres qui accompagnaient la Réformation, étaient un préjugé que le temps de la délivrance n'était pas encore venu. Mais il eut beau vivre et mourir dans la communion romaine, et se faire dire bien des injures par quelques zélés protestants, il n'en a pas moins été maltraité et durant sa vie, et après sa mort, par plusieurs écrivains catholiques... » Il semble en tout cas qu'Erasme ait été un homme profondément sincère. Bayle lui prête des calculs à cause de la position médiane qu'il occupa : « On ne saurait nier qu'à tout prendre Érasme n'ait été ce qu'on appelle catholique; mais il ne vit pas sans joie les premières démarches de Luther, et il ne fut pas médiocrement inquiet lorsqu'il crut le luthérianisme prêt à se perdre... Il avait déjà. été accablé d'injures par Luther et par quelques autres hommes du même parti; cependant il n'eût pas voulu la décadence de cette secte : il était bien aise qu'elle donnât de l'occupation aux moines, et qu'elle les tînt en respect. » Quoi qu'il en soit, le résultat fut bien ce que dit Bayle : en 1527 trente-deux propositions tirées des Colloques furent condamnées par la Sorbonne. Trois ans auparavant Érasme avait pourtant écrit contre Luther un ouvrage doctrinal : l'Essai sur le libre arbitre et Luther lui avait répliqué par un Traité du serf arbitre, la querelle tournant autour de la prédestination. Et puis Luther trouvait Érasme beaucoup trop «humaniste». Il disait de lui qu'il s'attachait « trop à l'éducation morale de l'homme et pas assez à la vraie adoration de Dieu ». Il l'accusait même d'athéisme ! A Bâle, Erasme vivait dans la société d'esprits éminents et d'hommes de goût, comme Jérôme Frobenius et Holbein. Son « cabinet » était une des curiosités principales de la ville, et, après sa mort, on y montrait son cachet, son épée, son couteau, son poinçon, son testament écrit de sa propre main et son portrait peint par Holbein. Erasme n'était pas satisfait de son visage mais il consentit à le laisser représenter. Holbein le peignit à mi-corps, ce qui inspira à Théodore de Bèze une épigramme latine : rien d'étonnant, dit celui-ci, à ce que le portrait d'un tel homme soit incomplet, attendu que la terre entière n'aurait pu contenir l'homme lui-même en entier ! Bayle, prenant au sérieux cette épigramme, rétorque que la raison n'est pas valable, un peintre n'ayant pas plus de peine à faire le portrait « grand comme nature » lorsque c'est le portrait d'un savant ou d'un héros dont la gloire vole partout, que quand c'est le portrait d'un misérable, qui n'est connu que dans son village. Érasme pensait demeurer à Bâle jusqu'à la fin de ses jours. Il ne le put pas. Les progrès de la Réforme dans la ville le forcèrent a s'établir à Fribourg-en-Brisgau où les magistrats de la cité le logèrent dans l'hôtel occupé jadis par l'empereur Maximilien. Il y vécut six années moroses et finit par retourner à Bâle, d'où il écrivit au pape Paul III pour le féliciter de son élection. Paul III lui répondit en l'exhortant à défendre la vraie religion pour terminer dignement une vie passée dans la piété, confondre ses calomniateurs et justifier ses apologistes. Il lui accorda des bénéfices ecclésiastiques considérables, mais Érasme ne put en jouir puisqu'il mourut le 12 juillet 1536 d'une crise de dysenterie. Il fut enterré à Bâle et l'on grava sur sa tombe sa devise : « Nulli cedo » (je ne le cède à personne) et son emblème : le dieu Terme. Ajoutons que la devise était en réalité celle de la Mort devant laquelle tous les hommes succombent également et que le dieu Terme était la figuration de cette fin universelle. ? « Citons le jugement de son dernier historien, J. Huizinga : « Comme type spirituel, Erasme appartient au groupe très limité de ceux qui sont à la fois d'absolus idéalistes et des modérés envers et contre tout... Il était l'homme qui percevait mieux que tout autre ce qui était neuf et gros d'avenir, qui devait entrer en conflit avec les choses anciennes, mais qui, malgré tout, ne pouvait admettre les choses nouvelles. Il s'efforça de rester dans le giron de l'Église, après lui avoir causé un dommage exceptionnel, et il renia la Réforme, et jusqu'à un certain point l'humanisme même, après avoir favorisé formidablement l'une et l'autre. [En revanche] il a certainement été le précurseur et le pionnier d'une certaine forme de l'esprit moderne : de Rousseau, de Herder, de Pestalozzi et des penseurs anglais et américains... Il a été le bienfaiteur de l'humanité par son idéal de tolérance générale et d'éducation morale. » ? « Lucien Febvre (dans la préface qu'il a donné à ce livre de J. Huizinga) fait ressortir la complexité du personnage : « Érasme, ce Protée aux cent visages, Erasme, cette anguille insaisissable : ainsi s'indignait Frère Martin Luther, d'une indignation véhémente d'homme du peuple, de gros homme sanguin, d'homme qui, naïvement, se croit simple lui-même et s'étrangle de fureur quand, vous ayant posé la question décisive : « Noir ou blanc ? » il s'entend répondre d'une voix douce, avec un léger sourire : «Mais, cher docteur, s'il vous plaît, gris ? » De fait, poursuit-il, nous avons sur tel ou tel aspect d'Erasme des études très poussées mais rien qui recompose sa physionomie complète. La plupart insistent sur son côté d'apologiste d'un christianisme simplifié, d'exégète du Nouveau Testament, puis successivement de soutien et d'adversaire de la Réforme. Or Erasme a commencé par se plaire uniquement aux lettres profanes, puis à partir de son séjour à Oxford et de sa rencontre avec John Colet, il ne s'intéresse plus qu'aux lettres sacrées, et saint Paul remplace Térence. » Pourquoi ce hiatus ? Lucien Febvre pense qu'il y a une suite et un achèvement dans la première pensée d'Érasme : « L'Antiquité, le Christ; un conflit, un combat ? Quelle idée ! L Antiquité d 'abord, pour modeler la statue du jeune homme, de la jeune femme amenés, par les ressources de l'homme, à leur point de perfection naturel. Le Christ, ensuite, pour animer la statue de son souffle divin, et mettre sur ses traits, imprimer sur son visage cette sorte de rayonnement qui vient de l'au-delà. » Et puis, à partir de 1517, il en est autrement. De grands changements s'opèrent dans le monde. La Réforme ne s'ajoutera pas à la Renaissance, comme un fruit peut éclore de la fleur. C'est de ce déchirement qu'Érasme sera le témoin attristé après avoir souhaité en être l'arbitre.

Érasme de Rotterdam, Didier (Rotterdam v. 1469-Bâle 1536) ; humaniste.

« Je souhaite être un citoyen du monde, appartenir à tous, ou plutôt rester un étranger pour tous », écrivait É. à l’apogée de sa vie. Son souhait fut pleinement exaucé. Il fut en son temps le prince des humanistes, chef reconnu d’une « république des lettres » dont la langue commune était le latin. Tout le monde chercha à se l’attacher, aussi bien l’Angleterre que l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et l’Allemagne, sans qu’il parvînt à se fixer nulle part de manière définitive. À travers une série innombrable d’ouvrages, publiés sans relâche et diffusés par l’imprimerie naissante (Josse Bade à Paris, Aide Manuce à Venise, Froben à Bâle, etc.), il transmet à ses contemporains l’héritage spirituel de l’Antiquité qu’il cherche à fondre avec le christianisme dans une forme de spiritualisme chrétien auquel il donne le nom de « philosophie du Christ ». Il n’est pas un savant de l’époque qui ne se

soit réclamé de lui, qui n’ait profité de son travail ou n’ait trouvé chez lui une source d’inspiration, et qui n’ait recherché son amitié. Et pourtant, ce fut au fond un solitaire, un homme qui se situait à mi-chemin entre les différents fronts, surtout à partir de l’apparition de la Réforme, et qui fut de toutes parts à la fois l’objet de louanges et l’objet de blâmes. Étranger, il l’est aussi pour la postérité qui, tout en reconnaissant unanimement la valeur de son œuvre et son importance, n’est pas encore parvenue jusqu’à aujourd’hui à se mettre clairement d’accord à son sujet. É. est le fruit des amours illégitimes d’un prêtre et de la fille d’un médecin. Devenu très tôt orphelin, il doit à sa culture érudite son ascension et la considération dont il est l’objet. D’abord moine au couvent des augustins de Steyn, il est ordonné prêtre en 1492, mais obtiendra du pape Jules II une dispense de ses vœux. Son séjour à Paris, où il suit les cours du collège de Montaigu (1495), l’amène à critiquer les méthodes scolastiques. Il effectue par la suite de nombreux voyages en Angleterre, en Italie, en France. De 1511 à 1514, il enseigne à Cambridge ; il gagne ensuite Bâle, puis Anvers. En 1521, il se fixe à Bâle pour huit ans.

Après un séjour à Fribourg-en-Brisgau, il revient à Bâle où il meurt en 1536. Ancien élève des Frères de la Vie commune aux Pays-Bas, ayant donc grandi dans l’espace spirituel de la Devotio moderna, E. s’inspire de leurs options humanistes et de leur souci de retour à la Bible. Mais c’est sous l’influence décisive d’humanistes italiens (Valla) et anglais (Colet, Fisher, More) qu’il développe une spiritualité spécifique, qu’on peut qualifier d’« érasmienne ». Animé d’un grand optimisme et d’un intérêt marqué pour la pédagogie, il croit momentanément que l’on peut réformer le monde chrétien en cultivant les bonae litterae. Non content d’appliquer aux auteurs grecs et latins de l'Antiquité classique le vœu de « retour aux sources » exprimé par les humanistes, il l’applique également aux Pères de l’Eglise et à la Bible elle-même. C’est surtout l’édition critique du Nouveau Testament (1516), dont la seconde édition sert de modèle à Luther quand celui-ci entreprend de traduire la Bible, et celles des écrits de saint Jérôme et de saint Jean Chrysostome - entre autres - qui font de lui le père, de l’étude scientifique de la théologie. E. n’est pas moins admiré et redouté tout à la fois en raison de la critique qu’il fait de son époque, critique qui n’épargne ni les hommes, ni les institutions ecclésiastiques, ni la politique des princes. Son Éloge de la folie (1511) et ses Colloques (1518) sont encore lus de nos jours. On lui a reproché d’avoir préparé le terrain à Luther et à Zwingli ; il y a du vrai là-dedans, même si sa nature au fond profondément pacifique, sa volonté de réconcilier les contraires, son amour de la contemplation sereine, son goût subtil des nuances et son caractère peu héroïque l’ont empêché d’adhérer à la Réforme ; le fossé infranchissable qui le sépare de celle-ci éclate aux yeux de tous lors de la querelle qui l’oppose à Luther au sujet du libre arbitre (1524-1525). Il est difficile d’établir qu’É. ait eu une influence directe sur la politique, malgré son Institution du prince chrétien écrite à l’intention de Charles Quint (1516), dans laquelle il affirme que la sagesse antique, le refus du fanatisme et la fidélité à l’Évangile sont les meilleurs garants de la bonne éducation du prince. Ses travaux scientifiques de critique des textes sont dépassés depuis longtemps, pourtant ses protestations contre la guerre et ses exhortations en faveur d’une réflexion calme et nuancée n’ont rien perdu de leur actualité.

Bibliographie : L. Halkin, Érasme et l’humanisme chrétien, 1969 ; L. Halkin, Érasme parmi nous, 1987.




ÉRASME, Didier, en latin Desiderius Erasmus

(Rotterdam, v. 1469-Bâle, 1536) « Prince de l'humanisme chrétien », « citoyen de la république des lettres », Érasme de Rotterdam marqua par son oeuvre multiforme toute l'Europe du XVIe siècle. Fils naturel, il fit ses premières études à l'école des Frères de la vie commune à De venter, l'un des premiers foyers de l'humanisme aux Pays-Bas, puis entra au couvent des Augustins où il prononça ses voeux. La vie monastique ne l'attirait guère et il consacra son temps à l'étude approfondie des Anciens et des Écritures. Une bourse lui permit de poursuivre ses études à Paris, au collège Montaigu et, devenu précepteur d'un riche Anglais, il partit pour l'Angleterre où il rencontra des personnages influents, comme John Colet, théologien réformiste d'Oxford, et Thomas More, dont il deviendra l'ami. De re tour sur le continent, il poursuivra jusqu'à sa mort une vie errante à travers l'Europe cultivée, et sa vie se confondit alors avec ses oeuvres. Il passa trois ans à Rome - où il obtint enfin d'être relevé de ses voeux - puis à Venise où il rédigea les Adages ( 1500), citations tirées des auteurs classiques, puis le Manuel du chevalier chrétien où il proposait une théologie fondée sur la seule Écriture. Professeur de grec à Cambridge, ce fut vers cette époque qu'il rédigea le livre qui marquera la postérité, F Eloge de la folie (1511), pamphlet satirique en latin dans lequel il entreprit à la fois un éloge de Thomas More et une critique des classes sociales et particulièrement du clergé. Conseiller du futur Charles Quint, Érasme écrivit pour lui l'Institution du prince chrétien où il préconisait l'entente entre catholiques et réformés. Il publia en 1516 une traduction nouvelle du Nouveau Testament, rompant avec la Vulgate (traduction latine de la Bible par saint Jérôme), puis la première édition des Colloques (1518). Établi en 1521 à Bâle, dans la période de conflits religieux entre catholiques et protestants, il écrivit son Essai sur le libre arbitre (1524), dénonçant la doctrine de la prédestination qui l'opposa à Luther, dont il avait approuvé les thèses de Wittenberg. Voir Brandt (Sébastien).

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