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enthymème

L’enthymème fait partie des arguments, à titre de preuves techniques. Comme Aristote en est l’inventeur, on va d’abord suivre ses indications. C’est par ces preuves techniques que la rhétorique se rattaché à la dialectique : l’enthymème est en effet un syllogisme, mais un syllogisme dialectique, c’est-à-dire fondé sur le probable. On appelle enthymème le syllogisme de la rhétorique. Il a pour spécificité, tout en entraînant techniquement une proposition nouvelle et nécessaire de prémisses posées, de dépendre de prémisses qui sont le plus fréquemment reconnues comme probables, mais pas forcément d’une manière nécessaire. C’est ce caractère de fréquence relativement grande, appliqué à la reconnaissance du trait probable des prémisses du syllogisme dialectique, qui définit spécifiquement sa variante rhétorique : l’enthymème. Par exemple, on conclura qu’un tel a reçu une couronne pour prix de sa victoire, parce qu’il a été vainqueur à Olympie : presque tout le monde sait en effet que l'usage veut que le vainqueur aux jeux olympiques soit couronné. En outre, comme tous les syllogismes, l’enthymème peut n’être techniquement qu’apparent. Les faux enthymèmes, qui sont donc des variantes des paralogismes, ne sont pas des enthymèmes dont le point de départ est faux (le faux ou le vrai en soi ne sont pas du domaine de la dialectique, et encore moins de la rhétorique) ; ce sont des raisonnements mal formés. Les discours étayés par des enthymèmes sont en général goûtés et appréciés à leur juste valeur par les auditeurs : on est ainsi sensible à la qualité technique de l’orateur, à la maîtrise de son art. Cet aspect de virtuosité mécanique est caractéristique de la dignité du rhétorique, et aussi de sa supériorité : la civilisation se marque ici avec éclat, dans la force souveraine de l’artifice, dû à l’invention de l’intelligence humaine, sur la facticité du monde. Cela implique évidemment que le public soit cultivé. C’est, de ce point de vue, avec beaucoup de circonspection qu’il faut donc prendre les fameuses remarques d’Aristote sur l’aspect, apparemment commun, voire trivial, en tout cas partagé, de la pratique de l’argumentation : tout le monde prétend être capable de prouver et de convaincre ; et chacun doit être susceptible d’être touché par l’argumentation. D’autre part, il est évident que l’on ne discute que de sujets ambigus ou contestables. Mais justement, l’efficacité est au prix de la formation intellectuelle technique : c’est celle-ci qui toujours impressionne le plus. Les plus nombreuses des propositions sur lesquelles sont fondés les enthymèmes sont donc non nécessaires; elles peuvent être même souvent autres qu’elles ne se trouvent être dans le cas considéré. Si l’un des considérants du raisonnement est supposé connu et reconnu de tous, on ne l’exprime pas. Les déductions des enthymèmes sont ainsi le plus souvent tirées de vraisemblances et d’indices. On en arrive alors à la question de la forme intellectuelle à donner à ces fondements de l’enthymème : ces fondements relèvent soit précisément et spécifiquement du domaine traité ou discuté, soit au contraire d’une aire indéterminée et vague, nullement caractérisée ni spécifiée, parce que justement spécifique de rien. Dans le premier cas, on se rapproche d’une particularisation scientifique qui tend à inclure le raisonnement à l’intérieur d’un champ disciplinaire précis, de manière à utiliser une méthode spécialement appropriée à ce champ : on sort alors de la rhétorique (et de la dialectique) pour entrer dans une science particulière. Dans le second cas, on reste dans le domaine rhétorique, dans la mesure où les enthymèmes sont fondés sur des lieux véritablement communs, communs à maintes disciplines aussi différentes, par exemple, que le droit, la physique ou la politique. Les lieux communs ne feront de personne les spécialistes d’aucune science, mais permettent à chacun de construire des enthymèmes sur tout sujet. Dans l’enthymème, il ne faut ni prendre le raisonnement de trop loin ni passer par tous les échelons pour conclure. Dans le premier cas, on ne serait pas clair, et les auditeurs d’esprit moyen ne suivraient plus; dans le second cas, on passerait pour dire des évidences. C’est par ce biais que l’on peut expliquer comment certains harangueurs incultes ont du succès auprès de la foule. Il est donc astucieux de fonder ses raisonnements sur les opinions censées être partagées par ceux devant qui on parle. Il faut avoir à sa disposition des arguments correspondant à un certain degré à tout sujet : le stock doit forcément être à la fois d’une généralité et d’une précision adaptables à toute particularité d’objet. Les lieux sont donc les éléments des enthymèmes. Il arrive que l’on distingue des enthymèmes démonstratifs et des enthymèmes réfutatifs ; dans les premiers, on conclut de prémisses sur lesquelles on s’accorde ; dans les seconds, on tire des conclusions qui s’opposent aux prémisses de l’adversaire. On peut dire que le point de départ de l’enthymème est une maxime, dans la mesure où c’est une formule générale portant sur l’action et donc sur la morale ; on peut aussi considérer que les maximes sont des conclusions d’enthymèmes tronqués de leurs premières étapes. Ces remarques reprennent assez fidèlement les définitions d’Aristote. C’est avec Quintilien que le terme d’enthymème va subir quelque inflexion, et prendre également les nuances qu’il va garder dans notre culture. Ces nuances, devenues canoniques, viennent en réalité toutes de l’ensemble des commentaires d’Aristote. D’abord, l’enthymème est bien sûr reconnu comme le type générique du raisonnement probable, emblématique du raisonnement rhétorique, lié au jeu fondamental et libre de ses nombreux lieux. Ensuite, l’enthymème peut être considéré comme un syllogisme (certes dialectique) tronqué : on ne développe pas toutes les parties qui doivent ou justifier ou entraîner la proposition avancée ; Aristote avait prévu ce cas, dans une perspective très pragmatique. Enfin, souvent lié à ce second aspect, on a l’enthymème tiré des contraires. Voici un exemple d’enthymème par troncation. La cause des uns et des autres était alors douteuse, parce que l’on pouvait suivre honorablement l’un et l’autre parti. Mais aujourd’hui on ne peut douter que le parti le meilleur n’ait été celui pour qui les dieux se sont si hautement déclarés. Il «manque» la conclusion. Autre exemple : le seul bien véritable est la vertu, dont on ne saurait jamais faire un mauvais usage; il «manque» la prémisse. L’enthymème le plus efficace semble être celui qui repose sur l’opposition des contraires, voire avec une apparence paradoxale. Voici l’exemple que Quintilien emprunte à Démosthène. Si d’autres avant vous ont impunément violé les lois, il ne s’ensuit pas que vous qui avez imité leur conduite deviez échapper au châtiment. Car, de même que vous n ’auriez pas suivi leur exemple si on les avait punis, de même, si l’on vous punit, d’autres ne le suivront pas à l’avenir. Le raisonnement est complètement développé et justifié. Et l’enthymème à la fois tronqué et fondé sur les contraires ou les opposés paraîtra encore plus fort, plus paradoxal et plus vif : l’argent, dont il n ’est personne qui ne puisse faire un mauvais usage, ne saurait être regardé comme un bien ; l’absence de la prémisse rend plus accrochant l’effet d’apparent paradoxe produit par un tel énoncé. C’est effectivement cette ultime variante d’enthymème qui va fleurir la littérature européenne, dans l’expression de ses mouvements mordants ou passionnés.

=> Orateur, art; preuve, lieu, dialectique, syllogisme, paralogisme, indice, vraisemblable; épichérème ; maxime; dignité.




ENTHYMEME

(n m.) 1. — Syllogisme fondé sur des vraisemblances ou des signes (Aristote). 2. — Syllogisme dont une prémisse ou la conclusion est sous-entendue.

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