EMPIRE RUSSE - EMPIRE SOVIÉTIQUE
EMPIRE RUSSE - EMPIRE SOVIÉTIQUE
En l’an 2000, moins d’un siècle après l’effondrement de la Russie tsariste (1917), près de dix ans après la fin de l’URSS (1991), le processus d’éclatement et de recomposition territoriale de la « sixième partie du monde » - ensemble multinational ou empire multiethnique ? - n’était toujours pas achevé. Un moment évacuée par le discours démocratique, la question de l’empire revenait au premier plan des préoccupations russes tandis qu’éclatait, en 1999, la deuxième guerre de Tchétchénie.
La Russie, un empire atypique.
La Russie est un ensemble immense et singulier constitué à l’issue d’un processus vertigineux : le Pacifique et la Caspienne avaient été atteints dès le xviie siècle, les contreforts du Caucase le siècle suivant. Obsédée par la sécurité d’un territoire dépourvu de défenses naturelles, la nouvelle puissance impériale, enhardie par ses succès, s’était lancée à la conquête méthodique de ses marches. Un à un, empires, royautés et principautés sur le déclin, peuples et tribus avaient été assujettis à Saint-Petersbourg.
Dans un monde dominé par les grands empires européens, dont les plus puissants s’étaient constitués au-delà des mers, l’Empire russe était atypique. À la différence de la France ou de la Grande-Bretagne, métropoles séparées de leurs colonies par des océans, il était d’un seul tenant. D’où ce sentiment diffus de ne pas changer de continent, de fouler un même territoire malgré les différences de langue, de religion et de climat. Dans les périphéries occidentales, la domination russe s’exerçait sur des sociétés qui avaient souvent atteint un niveau de développement plus avancé (Baltes, Finnois, Polonais). Ailleurs, la Russie était parfois perçue comme le relais indispensable aux idées et aux techniques venues d’Europe. Dans l’empire, l’image du Russe restait médiocre. Maltraité par les autorités ou ses supérieurs, il se distinguait peu des indigènes dont la condition pouvait lui être supérieure. L’intégration des élites indigènes dans l’appareil d’État impérial, qui faisait massivement appel aux étrangers, était encouragée par des mécanismes qui s’inscrivaient dans une tradition ancestrale. Curieux empire dont la capitale portait un nom à consonance étrangère (Sankt-Petersburg) et où fonctionnaires et militaires évoluaient dans un univers profondément marqué par la tradition prussienne. Le pouvoir tsariste, un temps, tentera d’imposer une identité forte fondée sur la langue russe, la foi orthodoxe et le caractère national.
Le national et l'universel.
Au xixe siècle, le « géant aux pieds d’argile » a été le théâtre d’une rapide modernisation. Confronté à un « réveil des nationalités » dont il ne parviendra pas à préserver la Russie, il oscille lourdement entre la brutale placidité d’une puissance impériale parvenue au faîte de sa puissance et la recherche éperdue et brouillonne de son identité. Dans cet ensemble pluriel et bigarré, Lumières et Tradition, cosmopolitisme et enracinement se côtoient dans une confrontation féconde. Elle sera l’occasion d’un retour aux sources de l’histoire impériale de la Russie : nostalgie d’un monde détruit par Pierre le Grand, regret de vivre dans un pays de « feu et de flamme », ravissement d’évoluer dans le « merveilleux bazar de ses peuplades », les Russes s’interrogent sur la singularité de leur espace, sur leur place en Europe et dans le monde. Dans l’impossibilité de tracer, de déterminer les territoires de leur nation, ils sont souvent tentés de donner une dimension quasiment cosmique à la terre russe. Réalité étatique, « prison des peuples », espace rêvé, l’empire est producteur d’utopie : le national y côtoie l’universel : messianisme russe orthodoxe, théorie eurasiste d’une symbiose entre Slaves et peuples de la steppe. Dans un tel contexte, l’internationalisme socialiste a trouvé un terrain privilégié. Pour les uns, il était l’occasion unique de poser les bases d’une « république mondiale des travailleurs », pour les autres, il sera l’outil idéal d’une restructuration de l’espace impérial.
Sortir de la " prison des peuples ".
Au tournant du siècle, alors que l’empire compte 124 600 000 sujets (44 % de Russes, 18 % d’Ukrainiens, 6 % de Polonais, 11 % de « Turcs », 4 % de Juifs), la domination russe est de plus en plus mal acceptée. Nations détentrices d’une tradition étatique, peuples s’éveillant à la conscience nationale, populations éparpillées sur toute l’étendue d’une Russie devenue une « prison des peuples » se détournent d’un système bloqué qui opprime les Polonais, russifie les Ukrainiens, humilie les Juifs.
La révolution de 1905 est un révélateur : la dimension nationale, en particulier en Pologne et au Caucase, est fortement présente au sein d’un mouvement de libération sociale et politique qui ébranle fortement la dynastie des Romanov.
Mais l’opposition radicale au tsarisme reste divisée face au problème national. Les bolcheviks rejettent « tout ce qui pourrait diviser le prolétariat ». Mais, à la veille de la révolution de 1917, le parti bolchevique n’a pas réussi de percée massive parmi les populations « allogènes », malgré le mot d’ordre léniniste de « droit à l’autodétermination jusqu’à la séparation ». Lorsque les bolcheviks s’emparent du pouvoir, en 1917, l’Empire russe n’est déjà plus que l’ombre de lui-même.
Au nord, la Finlande proclame son indépendance dès le 6 décembre, bientôt suivie par la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie. À l’ouest, en novembre 1918, la Pologne s’apprête à faire renaître son État, tandis que l’Ukraine tente depuis le 22 janvier sa première expérience étatique. Au sud, fin mai 1918, les peuples de Transcaucasie, désormais privés de la protection militaire russe, croient trouver la clef d’une survie menacée par la Turquie dans l’indépendance. À l’est, en Asie centrale, notamment dans ce qu’on appelle alors le Turkestan, dans une région longtemps restée en retrait des grandes mutations, les élites urbaines hésitent entre une tradition séculaire et les formes radicales d’une modernité venue de Russie et de Turquie.
Entre 1918 et 1920, la guerre civile parachève le processus de démembrement de l’empire. La Russie soviétique est le centre d’un territoire aux frontières mobiles. Mais bientôt, l’Armée rouge ne se contente plus de repousser les troupes blanches, elle impose l’ordre bolchevique hors des limites de la RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie). La reconquête des marches les plus riches s’achève en 1921 : à Moscou, on considère stratégiques le blé et le charbon d’Ukraine, le pétrole et le manganèse de Transcaucasie. Vingt ans plus tart, en 1940, c’est au tour des trois États baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) et de la Bessarabie d’être annexés, à la suite du pacte germano-soviétique, en même temps que la Carélie, arrachée à la Finlande à la suite de la guerre qui l’a opposée à l’URSS.
Le pouvoir soviétique s’est imposé le plus souvent par la violence des armes. L’« État-monde » qui en est issu, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), est une construction inédite. L’homme russe, matrice du monde nouveau, est invité à se fondre dans une Union où, fort de sa supériorité numérique, il prête peu d’attention aux formes extérieures de la souveraineté.
La politique soviétique des nationalités.
Des structures fédérales ont été mises en place sur la totalité du territoire, y compris dans le « tiers monde » de l’empire. Au prix d’une centralisation rigoureuse imposée aux républiques et aux régions par un organisme supranational, le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS). Moscou privilégie la solution territoriale en multipliant divisions administratives arbitraires et tracés de frontières pervers ; le « parti-État » devient l’unique arbitre d’un espace que la collectivisation agraire forcée et l’industrialisation vont bouleverser. Devenus tabous, les antagonismes traditionnels sont niés au nom de l’« amitié des peuples ». Les minorités ethniques et linguistiques, qui avaient bénéficié de la bienveillance des autorités, se heurtent bientôt à la volonté assimilatrice des nationalités titulaires. Centre de l’Internationale communiste, le Komintern, l’empire change de cadre et de dimension. Nonobstant toutes les objections théoriques, on y proclame bientôt que « le caractère révolutionnaire de l’expérience russe compense l’avance de l’Occident ». Creuset d’intégration, extraordinaire tremplin d’ascension sociale, l’Empire soviétique est craint par tous ceux qui débusquent derrière l’internationalisme des autorités une russification d’autant plus pernicieuse que le russe, langue du pouvoir, est le vademecum obligé de tous ceux qui accèdent aux responsabilités. En Ukraine, une république particulièrement menacée, la défense de la langue et de la culture nationale est au centre du combat que mènent, dans les années 1960 et 1970, les dissidents tels que Leonid Pliouchtch (1939-) ou Ivan Dziouba (1939-). Les luttes nationales se déroulent aussi sur d’autres fronts : les Tatars de Crimée, déportés en Asie centrale en 1944, l’un des « peuples punis », n’auront de cesse d’exiger leur retour dans leur patrie.
Un " bloc soviétique ".
Dans les années 1920 et 1930, l’URSS était le seul pays communiste au monde, avec la Mongolie. Après la Seconde Guerre, son poids a été fortement consolidé par la soviétisation de l’Europe de l’Est et la création des démocraties populaires , ainsi que par l’instauration de régimes communistes en Asie (Chine, Corée du Nord, Indochine). En 1949, la conclusion du pacte de Varsovie et l’institution du CAEM (Comité d’assistance économique mutuelle) ont permis la constitution d’un bloc d’États durablement solidaires (avant l’expression de divergences avec la Yougoslavie en 1948, puis l’Albanie et la Chine en 1961). Dans les années 1970, plusieurs États du tiers monde basculeront par ailleurs dans l’orbite soviétique. La perestroïka, engagée à partir de 1985 par Mikhaïl Gorbatchev, met fin à l’internationalisme virtuel de la période brejnévienne, exhibant une réalité sociale douloureuse. L’empire, qui bruisse bientôt des échos de plus en plus bruyants des revendications et conflits nationalistes dans les pays baltes, au Caucase ou en Asie centrale, semble désormais un reliquat du passé. Tandis que monte une irrépressible aspiration à la liberté, Baltes ou Géorgiens se préparent à l’indépendance. En Russie, les « libéraux » sont en rupture de ban impérial ; en 1990, la RSFSR proclame sa « souveraineté » avec à sa tête un Boris Eltsine qui invite les « autonomies » de Russie à « prendre autant de souveraineté qu’elles pourraient en assumer ». La fin de L’URSS, en décembre 1991, semble marquer la fin de l’idée même d’empire.
Quelle identité géopolitique pour la Russie indépendante ?
Devenue indépendante, la Russie voit se modifier sa configuration territoriale. Après des siècles de centralisation, l’importance grandissante des républiques et des régions qui constituent la Fédération de Russie a semblé marquer une véritable rupture avec toutes les traditions de l’État russe. L’euphorie est pourtant de courte durée : l’homme russe est mal à l’aise sur un espace réduit, gouverné à la diable. La Communauté d’États indépendants (CEI), cofondée le 21 décembre 1991 et dans laquelle beaucoup avaient voulu voir le premier jalon de reconstitution d’un espace impérial à la mesure des ambitions russes, a semblé échapper de plus en plus à l’emprise de Moscou. Dans ces conditions, autant être le citoyen d’un empire puissant, voire soviétique, plutôt que d’être un individu sans identité ni racines. Sur quelle idée fonder alors la reconstitution d’un nouvel espace impérial, alors que Vladimir Poutine, élu chef de l’État le 26 mars 2000, proclame vouloir restaurer la puissance de l’État russe ? Pour la majorité des Russes, elle n’est, au mieux, qu’une « image jaunie ». Pour les « autres », Baltes, Ukrainiens ou Géorgiens, elle reste cette « prison des peuples » que fustigeaient démocrates et révolutionnaires russes. La nouvelle Russie n’est pas parue porteuse d’un projet mobilisateur, semblant étrangère à toute utopie fondatrice. Il reste que sa réalité géopolitique, celle d’un territoire de dix-sept millions de kilomètres carrés, sur lequel vivent des dizaines de peuples et d’ethnies, est à dimension d’empire.
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