Éloge des frontières de Regis Debray
« Eloge des frontières » est une retranscription d'une conférence de Régis Debray prononcée à Tokyo le 23 mars 2010.
Pour le conformisme bien-pensant, « frontières » = murs, barrières à abattre pour édifier 1 monde unifié, « only one world », « borderless world », « village planétaire » = monde libéré de ses limites, de ses cloisonnements, de ses séparations.
« Sans-frontiérisme » = rêve d'un monde sans frontières, sans divisions, sans violence. Utopie pacifiste. Rêve européen post-seconde-guerre-mondiale contre la « haine des nationalismes » contre « le concert des nations », contre la dissonance des Etats, au nom de la paix et de l'unité du genre humain. Monde sans frontière = monde de la technologie numérique (internet), de l'économie libérale (les capitaux n'ont pas de frontières) ou de phénomènes mondialisés (climat, pandémies, terrorisme). Les frontières semblent un concept dépassé de l'ancien-Monde, des nationalismes mortifères. Valorisation du « trans- », du nomade, de l'ouvert contre le sédentaire, le fermé, le clos, le national.
A contrario, selon Régis Debray, « une bête idée enchante l'occident : l'humanité qui va mal irait mieux sans frontière ». Certes, virus, réchauffement climatique, capitaux, nuages radioactifs sont transfrontaliers. Mais il y a un fait : 2700 km de frontières en plus depuis 1991 ! Réel de la séparation, de la balkanisation. Jamais eu autant d'Etats à l'ONU. Paradoxe : « l'économie se mondialise, la politique se provincialise ».
Utilité des frontières. Tracer une ligne, créer un dedans et un dehors, démarcation. Mettre une fin au désordre d'un monde indifférencié et donne figure.
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Idée de sacré = Sacré, du verbe latin « sancire » : « délimiter, entourer ». Idée de limite qui produit le sanctuaire, l'interdit, une délimitation. Frontière = élément fondamental du politique, du religieux. Dans le monde antique, les murs et les portes sont sacrés. Romulus fonde la ville de Rome, il prend une charrue et trace un trait dans la terre. L'acte fondateur est un tracé, celui du « pomoerium », l'enceinte sacrée de Rome qui coûta sa vie à Rémus qui ne la respecta pas. Là où il y a du sacré, il existe une enceinte pour le protéger et le distinguer du « profane » (= « pro », « fanum » = qui est « devant le temple ». Supprimer la frontière, c'est donc supprimer la sacralité du monde et risquer de sombrer dans le nihilisme. Là où il n'y a pas de frontière, il n'y a pas de sacré, que du profane. Or, un groupe humain ne saurait former un ensemble par leur seule cohabitation, fût-elle pacifique ; il lui faut un référent extérieur, une transcendance : un Dieu, une religion, un projet, des valeurs … en fait quelque chose de sacré ! Le sacré permet aux hommes de se fédérer, de faire corps // « femme enceinte » pour défendre le sacré de l'enfant qu'elle porte.
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Exemple la peau = Peau est la frontière de l'organisme par rapport au monde extérieur, entre le moi et le non-moi, membrane protectrice. Peau = pas fermeture, mais interface entre l'organisme et son environnement, pas un rideau étanche, l'organisme échange avec l'extérieur // toute frontière n'est pas un mur.
La peau humaine ne laisse pas tout passer et elle n'est pas imperméable. Peau = défense du corps humain // Frontière = composante inévitable des corps sociaux. Villes ont des remparts, des enceintes, des citadelles, des périphéries, comme le corps a sa peau, la cellule a sa membrane. La frontière comme la peau est un filtre qui permet aux peuples/aux corps d'échanger comme ils le désirent tout en conservant leur identité et leur intégrité propres.
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Distinction entre frontière et mur : « Une frontière reconnue est le meilleur vaccin contre l'épidémie des murs. » (Debray). La frontière est par définition perméable. Le mur se veut imperméable. Exemple : mur entre USA et Mexique, mur entre Israël et Palestine, mur de Berlin. La frontière permet l'accueil et l'hospitalité, pas le mur. « Le mur interdit le passage, la frontière le régule. ». Si la frontière sépare, le mur sectionne.
Que serait donc un monde sans frontière ? Une planète comme lieu de passage, non un lieu de séjour. Là où règne le « no limit » règne également le « no future ».
Besoin de s'opposer pour se poser, d'un extérieur pour exister et se reconnaître. Utopie de l'idée d'une « communauté internationale » n'en est pas vraiment une. Rêve internationaliste, utopie de mondes purement ouverts, sans racine et sans passé ≠ Retour des traditions et du besoin d'appartenance. Pas de village global à l'horizon mais plutôt un retour de la fierté nationale (avec le sport, la religion, la mémoire).
A quoi sert alors la frontière ? A faire corps car le clos est aussi indispensable que l'ouvert comme l'ombre est nécessaire à la lumière, le masculin au féminin. Un peuple a besoin de contours comme un individu a besoin de limites. Sans dehors, pas de dedans : c'est le problème de l'identité. Absence de frontière = négation de soi et négation de l'autre. Je ne suis moi que parce les autres ne sont pas « moi ». Si je peux me dire « français », c'est parce que tous les autres hommes ne le sont pas.
Le problème contemporain n'est donc pas un excès de frontière mais son déficit car nous manquons de principes de séparation entre public et privé, entre Etat et lobbies. Besoin de limite car la mondialisation est un processus de désordre, de dislocation qui ne favorise que les riches qui ont la maîtrisent des flux. La mondialisation produit donc de la balkanisation, produit de l'identitaire, du repli sur soi comme l'afflux d'immigrés provoque la xénophobie dans les villes-mondes. Le néolibéralisme fait naître le populisme.
Limite du multiculturalisme : « Quand l'espace tout entier devient sans frontière alors le monde entier devient une zone inhabitable » (Debray). Effet pervers de la mondialisation : une hausse des conflits dans un monde globalisé, augmentation des intégrismes religieux, des racismes dans un monde multiculturel et multiracial. Déracinement, acculturation => extrémisme intolérant et racialisme identitaire.
Pour Debray, nécessité de tracer des frontières et non de construire des murs, mettre en cause le dogme sans frontiériste. « Le nationalisme c'est la guerre » dit la thèse cosmopolite. Aux yeux de Debray, c'est le sans-frontièrisme qui est la guerre de tous contre tous.
Une démocratie a besoin de frontières claires pour se stabiliser sinon conflit comme en Israël et en Palestine où les frontières sont floues et mouvantes. La frontière c'est au fond la condition de la paix et de la souveraineté.
Le sans frontiérisme apparaît à l'auteur comme :
- Un économisme : Libre-échangisme. La victoire de l'économie (GAFA) sur le politique, la puissance de la finance mondiale contre la puissance des Etats. Thèse libérale de libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes qui implique la régression des Etats aux profits des entreprises privées, des fonds d'investissement : dérégulation, privatisation. Abandon du pouvoir à des instances supranationales ou pire aux marchés. Disparition des frontières = accroissement et la perpétuation des inégalités. « Le prédateur déteste le rempart, la proie aime bien ».
- Un technicisme : la technique est sans frontière et s'impose de manière uniforme : informatique, internet, robotique, cybernétique. Monde déshumanisé.
- Un absolutisme : imposition d'un modèle et d'un pouvoir partout sans limite (internationalisme, libéralisme, laïcisme, démocratie d'opinion). La figure du gendarme du monde sans frontière qui va partout et impose sa loi. Interventionnisme américain et onusien au Vietnam, en Afghanistan, au Koweït, en Irak, en Syrie, en Ukraine, etc.
- Un impérialisme : c'est le défaut des empires de vouloir être sans limites jusqu'à leur chute. C'est le défaut de la lutte américaine contre le terrorisme de vouloir être sans frontière et sans limite. D'où le devoir d'ingérence = vouloir imposer un droit supérieur à tous les droits au nom d'une justice internationale ; d'où la guerre préventive ou guerre contre le terrorisme = esprit de croisade). Interventionnisme, droit d'ingérence = idée de se croire partout chez soi alors qu'on n'y est pas.
- Un totalitarisme : Faire disparaître la frontière, c'est faire disparaître l'autre au profit du même, de l'homogène, de l'indifférencié.
Conclusion :
Besoin de frontière pour retrouver un vivre ensemble (à chacun son terroir-territoire). Nécessité d'un partage du monde, d'une partition juste et non une dissolution dans l'universel marchand. Contre le global, revenir au local, non à l'idée d'un même monde pour tous. Contre l'universalisme, revenir au particularisme. Contre l'uniformité, maintenir la diversité du monde. Le sans-frontiérisme, c'est l'uniformisation des modes de vie, des langues, des valeurs, des cultures, etc. Le sans-frontiérisme est un appauvrissement du monde, sa simplification, sa négation. Sa MacDonalisation. La frontière, gardienne de la diversité. La richesse du monde se mesure non à son alignement, à son uniformité mais à sa bigarrure, à sa multiplicité. La frontière = tout n'est pas partout de l'ordre du même, besoin de différences. Plutôt qu'être citoyen du monde, devenir citoyen de plusieurs mondes => droit à la frontière, même, devoir de frontière.
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