ecphrasis
En rhétorique, on peut utiliser ce mot strictement transcrit du grec dans un sens précis : une ecphrasis est une description d’une œuvre d’art. C’est donc une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire un lieu.
L’ecphrasis renvoie ainsi à une des questions les plus fondamentales et les plus troublantes du discours : celle de la représentation et de la mimèsis, qui sont justement à la base de certaines conceptions aristotéliciennes. La description constituant une des fonctions essentielles dans la narration, une des médiations possibles de cette fonction consiste en un modèle codé de discours qui décrit une représentation (en général une peinture, un motif architectural, une sculpture, de l’orfèvrerie, une tapisserie) : cette représentation est donc à la fois elle-même un objet du monde, un thème à traiter, et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage. On a donc comme une indexation de la valeur de culture, ce qui est typiquement rhétorique. Il n’est pas inintéressant de noter que ce lieu s’est surtout développé à partir de la civilisation alexandrine, c’est-à-dire justement à partir de l’émergence de la pensée rhétorique du littéraire.
Voici d’abord un exemple emblématique : c’est le début du roman d’Achille Tatius, Les Aventures de Leucippé et Clitophon (IIe siècle ; in Romans grecs et latins, traduction de Pierre Grimai, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard).
À mon arrivée dans cette ville, après une violente tempête, j’allai offrir un sacrifice d’action de grâces pour mon salut à la déesse des Phéniciens - que les Sidoniens appellent Astarté. J’étais donc en train de faire le tour de la ville, et je regardais en particulier les ex-voto, lorsque je vis un tableau suspendu, sur lequel était représenté un paysage ainsi qu’une vue de mer. Le sujet en était Europe; la mer était celle de Phénicie; le paysage, le pays de Sidon. Sur le rivage, une prairie avec un chœur de jeunes filles; sur la mer nageait un taureau sur le dos duquel était assise une belle fille, que le taureau entraînait vers la Crète. La prairie était couverte de fleurs [...] L’artiste avait représenté aussi l’ombre sous les feuillages, et le soleil, doucement, se frayait un chemin, çà et là, jusqu’à la prairie, au-dessous, aux endroits où le peintre avait entrouvert le toit de feuilles [...] On avait aussi représenté un jardinier tenant une houe à deux pointes; penché sur un canal d’irrigation, il ouvrait un chemin à l'eau. L’artiste avait placé les jeunes filles à l’extrémité de la prairie, sur des avancées de terre vers la mer; leur attitude exprimait à la fois la joie et la crainte; des couronnes entouraient leurs fronts; leurs chevelures flottaient librement sur leurs épaules; leurs jambes étaient entièrement nues : en haut, elles sortaient de la tunique, en bas, elles étaient sans aucune chaussure [...] leurs visages étaient pâles, leurs traits contractés, regardant de tous leurs yeux en direction de la mer, la bouche entrouverte comme si elles étaient sur le point de pousser un cri de terreur, et elles tendaient le bras vers le taureau. Elles s’étaient avancées jusqu’à l’extrême bord de la mer, de telle sorte que la vague venait baigner le bout de leurs pieds, et elles avaient l’air de vouloir s’élancer à la poursuite du taureau, mais en même temps d’avoir peur de pénétrer dans l’eau [....] Quant à moi, j’admirais fort le tableau, en qualité d’éternel amoureux [...]
On sera surtout sensible à tous les procédés d’indication du mouvement et de la dramatisation, ainsi qu’au traitement de la thématisation : mélange d’«enregistrement neutre» des choses vues sur le tableau et d’interprétation culturelle à leur propos. La description du drame dépeint sert d’ouverture à la suite romanesque, comme vignette ou gravure, comme programme, figurant et stylisant symboliquement les motifs du drame à venir.
On peut voir l’exploitation la plus moderne du lieu avec le tout début des Géorgiques, de Cl. Simon (éd. de Minuit) :
La scène est la suivante : dans une pièce de vastes dimensions un personnage est assis à son bureau, l’une de ses jambes à demi repliée sous son siège, le talon du pied soulevé, le pied droit en avant et à plat, le tibia formant avec la cuisse horizontale un angle d’environ quarante-cinq degrés, les deux bras appuyés sur le rebord du bureau, les mains tenant au-dessus une feuille de papier (une lettre?) sur laquelle les yeux sont fixés. Le personnage est nu. Quoique d’un certain âge, comme en témoigne l’empâtement du visage aux traits épais, aux bajoues prononcées, la pratique régulière d’exercices physiques sans doute, comme certains cavaliers ou certains militaires, a conservé au corps une robuste musculature dont, malgré l’embonpoint, on peut suivre les saillies sous la couche de graisse, les plis du ventre eux-mêmes s’étageant, puissants, comme chez ces vieux lutteurs dont le poids, loin de gêner la force, y ajoute encore [...] Le contraste entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles de style, confère à la scène un caractère insolite, encore accru par la facture du dessin exécuté sur une feuille de papier [...] Il est évident que la lecture d’un tel dessin n ’est possible qu ’en fonction d’un code d’écriture admis d’avance par chacune des deux parties, le dessinateur et le spectateur [...]
On a ici effet de surprise, car on ne comprend pas immédiatement que le texte romanesque décrit un dessin ; il y a surcaractérisation des traits de la représentation graphique (par les termes explicitant l’anatomie picturale), et soulignement quasi hyper-réaliste à la fois de la superposition des deux arts, de la surdétermination des marques de figuration, et de l’incongruité du double démontage des décors expressifs. L’ecphrasis symbolise alors le principe même de la génération artistique propre à la créativité romanesque de Cl. Simon. On reconnaîtra que l’ecphrasis est un lieu particulièrement productif, efficace et polymorphe du discours littéraire.
=> Figure, macrostructurale, niveau, lieu; description, narration.