Droits fondamentaux - Un combat sans cesse renouvelé
Droits fondamentaux - Un combat sans cesse renouvelé
Solennellement proclamée dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'universalité des droits fondamentaux n'a cessé, depuis lors et malgré les discours officiels, d'être remise en cause dans les faits et dans la pratique des États membres de l'ONU.
Le 10 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies adoptait à l'unanimité ladite Déclaration, dont la vocation était à la fois de s'appliquer à l'ensemble des États membres de l'Organisation des Nations unies et de couvrir tous les droits de l'homme: droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Deux conférences mondiales ont, à vingt-cinq ans d'intervalle, réaffirmé cette universalité par deux textes: la proclamation de Téhéran (mai 1968) et la déclaration finale et le programme d'action de Vienne (juin 1993).
Pourtant, la conférence mondiale des droits de l'homme de Vienne, à l'instar des grandes conférences universelles des années quatre-vingt-dix (conférence de Rio sur l'environnement et le développement en 1992, sommet mondial sur le développement social à Copenhague en 1995, conférence mondiale sur la condition des femmes à Pékin la même année, conférence mondiale d'Istanbul Habitat II, en juin 1996), a donné le sentiment aux défenseurs des droits de l'homme qu'il fallait à tout prix sauvegarder les acquis de Téhéran, ne pas reculer - alors qu'on était raisonnablement en droit d'attendre quelques avancées - à l'heure où la démocratie était présentée comme un modèle quasi général. En d'autres termes, l'universalité, l'indivisibilité et la complémentarité des droits de l'homme, présentées comme une nécessité, étaient pourtant sérieusement remises en question par plusieurs pays en développement - africains et musulmans, mais surtout asiatiques -, au motif des spécificités culturelles.
Le préambule de la Charte de l'ONU, texte fondateur
Pour amorcer une analyse du contenu de l'universalité, de l'indivisibilité et de la complémentarité des droits de l'homme au sens "onusien" de ces termes, il faut situer l'évolution de ces questions dans le contexte historique du demi-siècle écoulé.
La Charte des Nations unies a été signée à San Francisco le 26 juin 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale; son préambule commence par la formule suivante: "Nous, peuples des Nations unies, résolus:
- à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,
- à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
- à créer les conditions nécéssaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
- à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande [...]"
L'universalité des droits de l'homme est déjà affirmée dans ce texte fondateur; elle est ensuite rappelée à l'article 55, qui dispose que les Nations unies favoriseront "[...] le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion". Mais la raison d'être de la Charte était avant tout d'éviter tout retour à la barbarie du génocide de la Seconde Guerre mondiale, de se prémunir contre les conflits et de favoriser leur règlement politique.
Il faut évidemment se rappeler que seuls quelques États, essentiellement occidentaux, avaient signé la Charte. On était encore très loin des processus de décolonisation et la plupart des États qui composent aujourd'hui la communauté internationale n'existaient pas. C'est certainement la raison pour laquelle les déclarations d'intention de l'époque ont été si lentes à pénétrer les esprits et ne font toujours pas l'objet d'un véritable consensus. Les nombreux États devenus membres de l'ONU au gré des indépendances ou des soubresauts de l'histoire ont souvent continué à voir dans la Déclaration universelle un bréviaire des valeurs occidentales qu'un colonialisme moderne voudrait leur imposer.
Il fallut attendre plus de trois ans pour que l'Assemblée générale adopte la Déclaration universelle des droits de l'homme et surtout attendre le 16 décembre 1966 pour qu'elle adopte et ouvre à la signature les deux instruments chargés de lui donner un contenu plus concret, de définir plus précisément les droits qu'elle contient et de mettre à la charge des États signataires l'obligation de les respecter et de les faire respecter: le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Prudemment, les États signataires des deux pactes avaient prévu qu'ils entreraient en vigueur trois mois après le dépôt auprès du secrétaire général de l'ONU du trente-cinquième instrument de ratification ou d'adhésion, si bien que les deux pactes commencèrent à s'appliquer dix ans seulement après leur adoption, à savoir le 3 janvier 1976 pour l'un et le 23 suivant pour l'autre.
Les deux pactes se fondent sur le droit de tous les peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire à la fois à déterminer librement leur statut politique et à assurer librement leur développement économique, social et culturel (art. 1, commun aux deux pactes). C'est affirmer à la fois l'égalité des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels, et leur universalité, puisqu'ils concernent "tous les peuples". C'est, en d'autres termes, dire qu'il n'y a pas de libertés individuelles lorsque les être humains vivent dans la misère et, à l'inverse, que l'acquisition des droits économiques et culturels ne peut se faire au détriment de la liberté. Le concept d'"universalité des droits de l'homme" recouvre donc cette double acception: tous les droits de l'homme pour tous les peuples, et même pour tous les individus.
Qu'en est-il des droits économiques, sociaux et culturels?
Les droits économiques, sociaux et culturels sont-ils protégés de la même manière que les droits civils et politiques? Sont-ils même réellement considérés comme de véritables droits de l'homme à caractère universel? La réponse, en l'état actuel, reste négative.
Lorsque sont adoptés les deux pactes, en 1966, le monde est divisé en deux blocs marqués par des idéologies fortes, la guerre froide régit les relations internationales. L'attitude des États face aux deux catégories de droits de l'homme s'en ressent, et toutes les définitions données à l'époque à ces droits, souvent de façon un peu hâtive, souffrent d'un manichéisme quelque peu caricatural: il y aurait d'un côté les droits dits collectifs, d'application progressive, mieux garantis par les États communistes, et de l'autre les droits individuels, d'application immédiate, mieux assurés par les États capitalistes libéraux. Les premiers ne seraient pas "justiciables", c'est-à-dire que les tribunaux judiciaires ne pourraient garantir leur application, alors que les seconds relèveraient tout naturellement de la compétence des juges. Si ces simplifications sont aujourd'hui dépassées, l'approche de ces problèmes reste encore marquée par l'ancienne division, qui contredit le discours officiel sur l'universalité, l'indivisibilité et la complémentarité.
Dès le départ, le statut accordé aux deux pactes s'est ressenti de la prééminence de fait des droits civils et politiques. Pour veiller à l'application des droits civils et politiques, le pacte correspondant prévoit la création du Comité des droits de l'homme, doté d'un statut qui assure sa continuité; un protocole facultatif est proposé à la signature des États pour permettre les recours individuels de ceux qui estiment avoir été victimes de violations de leurs droits. Rien de tel pour les droits économiques, sociaux et culturels: le pacte correspondant ne prévoit pas d'organisme indépendant de contrôle, aucun recours individuel ou collectif n'est rendu possible. Il faudra attendre 1985 pour que le Conseil économique et social de l'ONU (Ecosoc) décide de créer le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui est loin d'être le pendant du Comité des droits de l'homme. Quant à la possibilité de présenter des recours devant le Comité, elle est restée à l'étude et, actuellement, très peu d'États sont disposés à la promouvoir.
Il est pourtant évident que la négation des droits économiques, sociaux et culturels touche une proportion considérable de la population mondiale, qu'il s'agisse des droits élémentaires assurant un minimum de dignité à l'être humain (le "droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu'une amélioration constante de ses conditions d'existence", art. 11 du pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), du droit au travail, à un salaire décent, à la santé ou à l'éducation.
Les déclarations ou résolutions prises sur le droit au développement prennent en compte la garantie, au moins théorique, des droits économiques, sociaux et culturels, mais les politiques de coopération, tant bilatérales que régionales ou universelles, font peu de cas du sort des populations dites "vulnérables" (enfants, populations autochtones, personnes âgées, réfugiés ou personnes déplacées, populations marginalisées...) et les plans d'aide de la Banque mondiale, du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) ou du FMI (Fonds monétaire international) fixent rarement comme priorité l'amélioration des politiques sociales. On peut même affirmer que les plans d'ajustement structurel de l'économie, souvent imposés aux États en développement par le FMI, détériorent presque inéluctablement la situation des plus défavorisés.
Universalisme ou particularismes?
Quant au second aspect de l'universalité des droits de l'homme, qui vise leur respect, leur promotion et leur garantie partout dans le monde, quels que soient le régime politique, les caractéristiques géographiques, socio-économiques ou culturelles, il est actuellement de plus en plus mis en question.
Qu'en est-il, en effet, de l'engagement pris par les États parties aux deux pactes, en vertu de l'article 2 commun, de "garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l'opinion politique ou toute autre opinion, l'origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation"? La simple observation de l'actualité quotidienne n'incite pas à l'optimisme. Les droits de l'homme sont violés partout dans le monde, à des degrés divers, à plus ou moins grande échelle, avec plus ou moins de cynisme.
On pourrait ne voir là que la difficulté inhérente à tout groupement humain à fonctionner sur d'autres bases que le simple rapport de force. Mais, ce qui est sans doute plus inquiétant, presque cinquante ans après l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme, c'est la revendication chaque jour moins voilée de "spécificités culturelles" qui dispenseraient des gouvernants de la respecter. Les fondements idéologiques sur lesquels s'appuient ces réserves sont divers: religieux, sociaux, culturels ou simplement politiques. Il s'agit essentiellement de combattre le concept même de droits de l'homme considéré comme une valeur occidentale, inspirant une sorte de néocolonialisme plus ou moins déguisé qui viserait à l'uniformatisation de l'idéologie, au détriment des valeurs ancestrales des civilisations non occidentales.
Les notions d'égalité et de non-discrimination qui sous-tendent tous les instruments universels adoptés depuis 1948 seraient donc des concepts "occidentaux". C'est pourtant le combat de Nelson Mandela, de ses compagnons et de nombreux militants du monde entier qui a permis de mettre fin à la politique officielle d'apartheid. Si les séquelles de cette triste période n'ont pas disparu et si cette cause n'est pas définitivement gagnée, plus aucun État n'ose soutenir publiquement une politique de discrimination raciale. Mais d'autres "valeurs" sont encore combattues au nom des spécificités culturelles. L'une des plus évidentes est l'égalité des hommes et des femmes. Si elle n'existe réellement dans aucun pays, au moins de nombreux États en font-ils un but, tandis que d'autres continuent à revendiquer l'inégalité comme une donnée "scientifique" ou "biologique" qui sert de base à l'organisation de la société.
C'est ainsi que tous les régimes théocratiques ou fortement teintés de religion justifient l'infériorité des droits de la femme dans le couple, dans la famille, dans la société, dans l'accès à de nombreuses professions ou à des charges publiques ou religieuses. Cette inégalité des droits est-elle inéluctable? L'évolution des sociétés occidentales judéo-chrétiennes montre que la plupart des religions ont assigné aux femmes un rôle subalterne et que des progrès n'ont pu s'accomplir que par la lutte incessante de celles-ci pour accéder à plus d'égalité. Faut-il admettre les mutilations sexuelles pratiquées sur de très jeunes filles dans de nombreux pays d'Afrique au nom des "spécificités culturelles", ou faut-il les combattre au nom des valeurs universelles, et du droit de chacun à l'intégrité corporelle? Là aussi, la lutte d'un nombre croissant de femmes africaines apporte un élément de réponse.
L'attitude de plusieurs pays d'Asie, de nombreux États musulmans ou de certains pays africains va dans le même sens lorsqu'ils déclarent dans les forums internationaux que les droits de l'homme ne sont pas compatibles avec leurs traditions ou qu'ils ne pourraient être respectés que très progressivement, en fonction de l'accession au développement. Le respect des droits de l'homme serait, selon une interprétation assez répandue, une sorte de luxe réservé aux démocraties occidentales.
Un objet de monnayage économico-stratégique
Le combat pour l'universalité est donc loin d'être terminé et les reculs idéologiques, observés en de nombreux endroits, ne sont pas toujours le fait de pays en développement. Ainsi a-t-on pu voir, lors de son voyage en Asie du Sud-Est puis lors de la visite à Paris du Premier ministre chinois Li Peng, le président français Jacques Chirac déclarer publiquement que chaque pays, en fonction de ses spécificités culturelles, pourrait adapter sa politique en matière de droits de l'homme.
La question des droits de l'homme est éminemment politique. Le fonctionnement de la Commission des droits de l'homme de l'ONU en est une illustration permanente. Pour prendre seulement deux exemples, la Chine n'y a jamais été condamnée et la Colombie, où la situation des droits de l'homme est dramatique (une mort violente toutes les vingt minutes en 1995), n'a fait l'objet que de timides recommandations qui n'ont pas empêché la dégradation de la situation. Les États membres de la Commission des droits de l'homme en sont arrivés à fonctionner en blocs géographiques soudés, dont le seul objectif semble être d'éviter toute condamnation d'un pays de la région, en échange de la réciprocité attendue des autres régions. Les droits de l'homme sont de plus en plus monnayés en fonction d'intérêts géopolitiques ou stratégiques.
Dans les mois qui ont suivi la signature des accords de Dayton, l'incapacité du Tribunal international de La Haye sur l'ex-Yougoslavie à obtenir la capture de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic, inculpés de crime contre l'humanité, montre assez la contradiction latente, observée dans nombre d'autres situations (Rwanda, Burundi, El Salvador, Guatémala, etc.), entre la lutte contre l'impunité, le besoin de justice et la négociation politique d'un processus de paix.
Faut-il conclure de ce rapide examen que l'universalité n'est que l'utopie entretenue par quelques militants coupés des réalités et qu'elle ne sera jamais réalisée? Certainement pas, car ce serait faire peu de cas de toutes les avancées obtenues au cours de la seconde moitié de ce siècle: la victoire du combat contre l'apartheid, les progrès aussi fragiles soient-ils du processus de paix au Proche-Orient, la démocratisation engagée dans presque tous les pays d'Amérique latine et dans plusieurs pays d'Afrique et d'Asie. Ce serait, surtout, ne pas prendre en compte deux données sans doute irréversibles: aucune violation des droits de l'homme ne peut plus se commettre à l'abri des regards de la communauté internationale et des dénonciations émanant de la société civile; les droits de l'homme sont devenus un enjeu politique majeur qu'aucun État ne peut plus faire semblant d'ignorer. Malgré leurs imperfections, la Commission des droits de l'homme et les autres forums internationaux restent des lieux de combat, et parfois de victoire, pour tous les opprimés, les victimes, les torturés et les pauvres du monde entier.
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